Texte intégral
M. Field : Dans un instant, je reçois François Bayrou, le leader de Force démocrate. Nous parlerons du centrisme en France, de l'actualité politique et puis des rapports difficiles de la presse et de la politique autour de l'affaire de Yann Piat, avec notamment la présence de Claude Angeli du Canard Enchaîné, de Edwy Plenel du journal Le Monde et de Jean-Marie Pontaut de l’Express.
A tout de suite.
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M. Field : Bonsoir à tous. Merci d'être de plus en plus nombreux à regarder Public.
François Bayrou, bonsoir.
M. Bayrou : Bonsoir.
M. Field : Vous êtes le leader de Force démocrate. Avec vous, nous allons parler de l'actualité politique de la semaine, de la place du Centre en France. Et puis, dans la dernière partie de l'émission, nous évoquerons les rapports complexes qui existent entre la presse, la justice et la politique, évidemment autour de l'affaire Yann Piat puisque cette affaire marque beaucoup la vie politique de ces derniers jours. Et vous étiez, vous-même, engagé sur cette affaire dans votre intervention à l'Assemblée nationale.
Vous aurez droit, évidemment, à votre portrait dans un instant. Mais auparavant juste une question : vos amis et vos adversaires disent de vous que vous avez « forcené » une ambition présidentielle. Et je me suis toujours demandé comment il se faisait, quand on est un jeune homme, dans le Béarn - je sais qu'il y a des exemples fameux, d'Artagnan, etc. - mais on monte à Paris avec cette certitude qu'on s'est forgée soi-même qu'un jour on serait Président de la République ?
M. Bayrou : Je suis stupéfait que, chaque fois qu'on parle d'hommes politiques qui rêvent de laisser une trace, de changer les choses, on parle d'élection présidentielle, comme si la vie se résumait à cela.
M. Field : Peut-être que la vôtre, oui ?
M. Bayrou : Ce n'est pas du tout ma vision des choses. Je trouve que ce serait une ambition de carrière, et les ambitions de carrière échouent toujours. Les vraies ambitions, celle qui comptent en tout cas à mes yeux, celles qui méritent qu'on y fasse attention, c'est celles qui visent à changer un peu la vie, la confiance que les gens peuvent avoir en politique. Et cette ambition là, oui, je l’ai.
M. Field : Avez-vous le sentiment que, quelques fois, on ne vous croit pas complètement dans ce qui apparaît comme une dénégation ?
M. Bayrou : Que voulez-vous faire ?
M. Field : C’est dur comme situation ?
M. Bayrou : Je n'ai pas daigné, je ne vous en ai pas parlé. Et donc c'est la deuxième fois que vous revenez à la question ! C'est comme si, en France, on ne pouvait avoir qu'un seul sujet en politique, l'élection présidentielle, et je vous assure que ce n'est pas le sujet que les gens ont dans le cœur lorsqu'il pense à la politique.
M. Field : Mais pourtant quand on voit les dirigeants de l'UDF, on vous voit, on voit Alain Madelin, on voit François Léotard, et on se dit finalement : « lequel des trois y arrivera ? ». Il y a peu de chances que vous y arriviez tous les trois.
M. Bayrou : Si, un jour, il y a une compétition, on assumera la compétition…
M. Field : … vous voyez que ça vient quand même.
M. Bayrou : Et les compétitions sont saines. Mais l’heure dans laquelle nous sommes aujourd'hui n'est pas l'heure de la compétition. L’heure que nous vivons est celle d'une profonde, j'allais dire « tragique », rupture de confiance entre les citoyens et les politiques qui les représentent et qu'ils ont élu. Et la seule question qui vaille est : sommes-nous capables de renouer le lien de confiance ? Et si nous ne sommes pas capables de répondre « oui » à la question de confiance, alors tout le reste sera dérisoire et superflu tant sera forte la vague qui emportera la démocratie.
M. Field : Encore un mot sur la présidence : on a l'impression qu'il y a un certain trouble dans l'opposition, dans l’ex-majorité, à définir exactement ce que représente Jacques Chirac, le Président de la République, pour elle. Alors, le chef de l'opposition ? Une référence ? Quel mot choisiriez-vous ?
M. Bayrou : Je dirais que Jacques Chirac est le point commun des Français. Il n'appartient pas à un parti. Il est celui qui doit, le jour venu - si ce jour vient -, dire l’essentiel. Cela lui donne une place éminente, comme tous les Présidents de la République sous la Ve République. Cela n'en fait pas un homme politique et il n'appartient pas à l'opposition, il est au-dessus de cela.
M. Field : François Bayrou, on se retrouve dans un instant.
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M. Field : François Bayrou est l'invité de Public. François Bayrou qui a droit, évidemment à son portrait. Vous êtes centriste et vous êtes même, je dirais, un partisan d’enraciner le Centre dans la vie politique française. Eh bien, c'est justement sur le centrisme que Sébastien Lefèvre s'est penché. Cela ne lui plaît pas trop, mais regardez d’abord.
- PORTRAIT -
M. Field : François Bayrou, une réaction à ce portrait ?
M. Bayrou : Oui, c'est la caricature perpétuelle et d'ailleurs fatiguée du Centre. Moi, je crois, profondément, que la France attend un nouveau chemin politique, qu'elle a fait l'expérience de la majorité d'avant 1993, et elle est en train de faire l'expérience de la Gauche. Je crois, profondément, que cette expérience va échouer - on n'en parlera tout au long de cette émission -, que c'est en réalité la voie du déclin qui a été choisie pour la France et que le jour où la preuve sera apportée que la Gauche est une impasse, il faudra inventer un chemin nouveau. Et ce chemin nouveau, il est dans le dépassement, non pas dans le compromis et la compromission, non pas dans les petites magouilles qui ont été présentées par le portrait…
M. Field : … mais dont le Centre a été friand dans son histoire.
M. Bayrou : Non, dont on a dit qu'il a été friand, parce qu'on n’a pas compris ce dont il s'agissait. On a cru que l'idéal que portait cette famille politique, c'était de faire du ni-ni, ni à Gauche, ni à Droite. Et la vérité, c'est que c'est une famille politique dont l'idéal et la force sont de faire en sorte que les aspirations légitimes qui sont à Droite et les aspirations légitimes qui sont à Gauche se rencontrent pour un chemin nouveau.
M. Field : Et pourtant, vous êtes plutôt avec tes partenaires de Droite qu’avec des partenaires de Gauche.
M. Bayrou : Mais c'est vrai que, pendant très longtemps, la situation a été que les hommes qui sont de sensibilité du centre gauche ont été liés dans l'alliance de la Gauche unie, ils y sont encore. Mais ils vont faire l'expérience. Cette fois-ci, on y est…
M. Field : … vous y croyez vraiment à un Centre de Balladur à Delors, comme vous l'avez dit un jour ?
M. Bayrou : Je crois vraiment que, dans cette espace politique-là, il y a la majorité de la France et que, si elle ne gouverne pas, si elle n’exerce pas les responsabilités, c'est parce qu'elle est éternellement divisée et donc, éternellement, minoritaire dans chacune des alliances.
M. Field : Valérie Giscard d'Estaing avait dit que « la France voulait être gouvernée au Centre », on a quand même vu le résultat, et, lui, le premier.
M. Bayrou : Il avait raison, peut-être avant l'heure, et il a, en effet, profondément marqué cette sensibilité. Elle est très large.
Je vous ai amené une citation que j'ai trouvé dans le livre de Peyrefitte sur le général De Gaulle. C'est à la page 105 pour être précis.
M. Field : Vous êtes universitaire, ça se voit !
M. Bayrou : « Être de Gauche et de Droite, à la fois - vous voyez ce que je veux dire : “à la fois” -, c'est peut-être passionné et raisonnable, mais en même temps c'est être pour le mouvement et pour l'ordre, mais conjointement il n'y a pas d'ordre qui tienne sans mouvement, ni de mouvement qui tienne sans ordre. Vouloir l’un sans l'autre, c'est un délire ».
C'est la définition du gaullisme par le général De Gaulle. Et, moi, je trouve que c'est une définition qui s'applique admirablement bien au nouveau Centre qu'il faut avoir.
M. Field : Comment bâtir ce Centre qui ne soit pas le petit parti charnière faisant tomber les majorités au gré des circonstances ?
M. Bayrou : Avec de la volonté, de la détermination et de l’ambition vraie, c’est-à-dire en renonçant une fois pour toutes à ces jeux de bascule dont…
M. Field : … vous m’accordez qu’ils ont existé.
M. Bayrou : Non, ils n'ont pas existé sous les images que vous mettiez là, mais c'est un danger perpétuel. Le seul parti en France qui n'est pas droit à l'hésitation, le seul, c'est le Centre, parce que, s'il hésite, s'il s'assied entre deux chaises, à ce moment-là, il ne s'en remettra pas, et en ayant comme objectif maîtrisé, d'être une famille politique d'où part une aspiration, et non pas une famille politique qui se rallie à une autre inspiration.
M. Field : Pour cela, vous avez besoin d'une Droite qui soit très à droite et d'une Gauche bien ancrée à gauche. Finalement, le RPR n'est sans doute pas assez ancré à droite, pour vous, pour l'instant ?
M. Bayrou : D’abord, je ne donne pas de leçon aux autres. Mais c'est vrai qu'on voit bien que l'opposition, si elle veut représenter un jour la majorité de la France, et ce sera extrêmement difficile en raison de l'existence du Front national, cette opposition-là a besoin d'une Droite forte et d'un Centre fort. Et d'une certaine manière, le Centre est une manière aussi de répondre à l'exigence de rénovation de l’opposition.
M. Field : Cela veut dire qu'un RPR, je ne sais pas ! Prenons une figure un petit peu emblématique du RPR, la droite du RPR, comme Charles Pasqua, finalement, avoir un RPR fortement ancré à droite pour, par exemple, résister au Front national, à la fois, cela vous ouvrirait un boulevard et, en même temps, cela vous ferait exister beaucoup plus fort ?
M. Bayrou : Je crois depuis longtemps et je l'ai souvent dit que la sensibilité que Pasqua incarne est indispensable à l'opposition. Parce que c'est l'un des moyens de faire en sorte qu'il y ait une digue et que des aspirations qui sont des aspirations de droite - et je répète qu'à mes yeux elles sont légitimes - puissent se faire entendre aussi.
M. Field : Pourquoi le centre a-t-il toujours basculer dans des alliances à droite s’il est quand même, à ce point, spécifique ? Parce que, finalement, la personnalité centriste qu'on a retrouvé au gouvernement, si on regarde l’Histoire de France contemporaine, cela fait 40 ans qu'il n'y a pas eu un Premier ministre ou un président du conseil centriste.
M. Bayrou : Comment 40 ans ? Raymond Barre…
M. Field : Oui, mais il avait une majorité qui lui a fait du mal.
M. Bayrou : … qui est un homme de cette famille politique, a été Premier ministre pendant cinq ans. En effet, il a eu des difficultés. Mais Giscard-Barre, l'Histoire reconnaîtra qu'ils ont eu, sur la plupart des sujets graves que la France a rencontrée, la réponse juste. Elle a eu du mal à passer, cela a été extrêmement tourmenté…
M. Field : … notamment, à cause du RPR.
M. Bayrou : Oui, c'est vrai, parce que les divisions et les oppositions sont le meilleur moyen de perdre. C'est une des raisons pour laquelle, moi, je m'en abstiens.
M. Field : On va feuilleter l'actualité de la semaine. On va commencer par ce qui l’a déterminée en début de semaine, la démission de Jean Gandois du CNPF. Jean Gandois qui a fait sa dernière prestation télévisée à Public, la semaine dernière. Vous vous en souvenez. Et on va voir le regard de la télévision belge.
C'est la France vue par la RTBF qui rend compte de la démission de Jean Gandois.
Regardons.
La France vue par RTBF/Belgique :
« M. Gandois : J'ai, par ailleurs, décidé, devant ce qu'il faut bien appeler en échec, de remettre ma démission.
Journaliste : Que s'est-il passé pour que cet homme de dialogue, à la fois autoritaire et ouvert, mettre fin aussi brutalement à sa mission à la tête du patronat français ? Les patrons rassemblés au sein du CNPF sont depuis toujours opposés à une réduction du temps de travail de manière linéaire.
La semaine des 35 heures, Jean Gandois n'y croit pas non plus. Il en fait même un casus belli avec le gouvernement. Mais, voilà, Jean Gandois est aussi considéré comme un habile négociateur, proche du gouvernement, et notamment de son ministre de l'emploi, Martine Aubry. Les patrons envoient donc Jean Gandois, en toute confiance, à la conférence sur l'emploi, vendredi dernier, pour en discuter. Mais, là, surprise, Jean Gandois découvre que le Premier ministre, Lionel Jospin, a décidé unilatéralement d'abaisser la durée du travail à 35 heures par semaine au 1er janvier 2000. Le genre de mesures linéaire honni par les patrons et impossible à négocier.
Jean Gandois se sent trahi par ses amis et sa mission patronale est un échec, d'autant qu'il est contesté par la ligne dure des patrons. Il en tire les conclusions, il démissionne spectaculairement.
Familier des Belges, Jean Gandois cédera sans doute le flambeau à une autre personnalité bien connue chez nous. On parle de Didier Pineau-Valencienne. Ses démêlés avec la justice belge pour les activités douteuses de Cofimine et Cofibel, deux filiales du groupe Schneider qu'il préside, sont encore frais dans les mémoires. »
M. Field : Voilà l'actualité française vu par nos collègues belges.
Alors, la démission de Jean Gandois, votre position est extrêmement violente sur la décision gouvernementale de la loi de 35 heures. Vous parlez d’idéologie, vous parlez de dogmatisme. Et, de temps en temps, on pourrait vous renvoyer le compliment. Est-ce que l'idéologie n'est pas de votre côté ? Finalement, Gilles de Robien, qui a été un des artisans pour faire changer les mentalités sur la réduction du temps de travail, n'est pas très éloigné. Pierre Larrouturou qui est un des théoriciens, la semaine de quatre jours, n'est pas très éloigné de vous. Est-ce que, là, finalement, vous n'avez pas une bataille de retard ?
M. Bayrou : Gilles de Robien est absolument du même avis que moi, il l’a encore exprimé ce matin. Et quant à Pierre Larrouturou, son chemin est complètement différent sur la semaine des quatre jours. Mais je reviens à cette affaire.
La véritable question est de savoir si cela créera de l'emploi ? Ma réponse est « non, cela ne créera pas d'emplois ».
La deuxième question est de savoir si c'est un bon signe qui favorisera l'économie française ? Et ma réponse est : « c'est un très mauvais signe qui défavorisera l'économie française ».
M. Field : Pourquoi votre réponse est-elle à ce point négative sur la non-création d'emplois ?
M. Bayrou : C'est très simple, c'est parce que le coût de l'emploi, en France, va brutalement monter et tout le monde était d'accord, me semblait-il, dans les analyses préalables aux élections, pour reconnaître que - et c'est Valérie Giscard d'Estaing qui l'avait dit avec beaucoup de force - le principal problème du chômage en France, c'était le coût trop élevé de l'emploi pour les entreprises, pas ce que touche les salariés, mais le coût trop élevé de l'emploi pour les entreprises. Et tout d'un coup, on remonte brutalement le niveau du coût de l'emploi en France, donc on aura moins d’emplois.
Rien ne pourra faire pour qu'on évite cette catastrophe-là, rien ! Et il suffit de prendre rendez-vous, si les 35 heures se font comme on dit, dans trois ans ou quatre ans, on verra qu'il y aura moins d'emplois en France. La France y aura perdu.
M. Field : Et pourquoi un mauvais signe ?
M. Bayrou : C'est un très mauvais signe parce que, vis-à-vis du monde économique extérieur qui nous regarde, cela signifie deux choses :
1. Cela signifie que la France a choisi de défavoriser le travail au bénéfice d'un investissement pour les machines, au bénéfice des délocalisation à l’étranger.
2. Cela signifie une chose au moins aussi grave, c'est que la France est un pays instable, qu'on n’y respecte pas les repères qu'on se donne sur une longue période et que, donc, il ne faut pas investir.
Moi, je viens de vivre cela. L'histoire que je vous raconte et dont les journaux ont parlé il y a quelques jours. Pour le département des Pyrénées-Atlantiques, on essaie comme tout le monde de faire une politique de prospection très active et nous avions trouvé une entreprise qui était prête à s'installer chez nous. C'était 2 milliards de francs d'investissements et 700 emplois directs, peut-être 3 000 emplois induits, au total 4 000 emplois. C'était une entreprise dans les microprocesseurs. Il ne lui restait à faire que son choix entre l'Europe et l'Amérique, la décision est tombée. Et la décision a été que si c'était en Europe, ce serait en Irlande.
M. Field : Si c'était directement lié à la conférence nationale pour l'emploi de la semaine dernière ?
M. Bayrou : C'est directement lié à tous ces signes qu'on accumule. On frappe les entreprises qui réussissent. En frappe, à l'intérieur des entreprises, ceux qui portent l'entreprise. Et puis, bien entendu, on donne une telle instabilité à la situation de l'emploi que, à terme, c'est la France qui paiera.
M. Field : Et comment comprenez-vous qu’il y ait des patrons et des chefs d'entreprise qui soient partisans de cette réduction du temps de travail ?
M. Bayrou : Moi, je n'en connais pas ! Pour leur entreprise ?
M. Field : Oui. Jean Gandois, d'ailleurs, a dû en faire l’aveu la semaine dernière.
M. Bayrou : C'est complètement différent ! Gilles de Robien a très bien montré, par sa loi et puis par le nombre d'expériences qu'il a accumulées, qu'il existait des entreprises pour lesquelles de tels accords étaient possibles, à condition qu'elles négocient et qu'il y ait, à l'intérieur de l'entreprise, une contrepartie.
Désormais, il n'y aura plus de négociations parce qu'on a donné un formidable signal négatif pour la négociation puisque les syndicats savent que, dans 24 mois, de toute façon, ils auront les 35 heures payées 39 et que donc, d'une certaine manière, il n'y a plus rien à négocier, il suffit d'attendre. Et s’il y avait, parmi les fautes majeures que cette décision représente, à souligner à l'encre rouge les plus graves, ce signal négatif à l'égard de la négociation à l'intérieur de l'entreprise, est probablement parmi les plus graves.
Mais un mot encore, peut-être je devance une question ! Monsieur Strauss-Kahn, le ministre de l'économie, se promène partout en disant : « Mais, attendez, ce n'est pas du tout cela ! Les 35 heures, ça veut dire que, pour faire 39 heures, il faudra payer 40 ». J'imagine que je devance une question. Et bien, ma réponse est : « Monsieur Strauss-Kahn prend les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages parce qu'il suffit de dire une seule chose : “si ce que Monsieur Strauss-Kahn dit est exact, cela voudrait dire qu'on baisse le SMIC de 500 francs. Le SMIC, en France, c'est pour 39 heures. Le salarié touche à peu près 5 200 francs de salaire net. Ce n’est jamais ce que dit Monsieur Strauss-Kahn était exact, cela voudrait dire que le SMIC passe à 35 heures payées 35 - je lui poserai la question à l'Assemblée nationale - le SMIC passe à 35 heures payées 35, cela veut dire que le SMIC baisserait à 4 600 francs ».
Vous imaginez que c'est possible ? C'est strictement impossible.
À Monsieur Strauss-Kahn qui se promène, répétant cette chanson pour nouveau-nés, je réponds que - et je suis prêt à faire le calcul quand vous le souhaiterez, je l'ai même là -, en réalité, les salariés qui feraient au SMIC 39 heures aujourd'hui et qui continueraient à faire 39 heures demain, malgré l'abaissement du SMIC à 35 heures, ceux-là seraient en réalité payés l'équivalent de 44 heures aujourd'hui. Il suffit de prendre un stylo pour faire cette démonstration, mais il est vrai qu'il y a une espèce d'anesthésie de l'esprit public en France qui fait qu'on laisse se promener des affirmations de cet ordre. Elles sont radicalement et dramatiquement fausses.
Ce n'est pas une bonne façon de conduire la démocratie que de prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages.
M. Field : Autre cheval de bataille de l'opposition, les mesures gouvernementales sur les allocations familiales. Vous avez crié à la menace sur les familles et j'ai lu l'article de Jean-Jacques Dupeyrou qui est directeur de la revue Droit Social qui, dans Le Monde daté de samedi, a écrit un article au titre relativement ironique : « On assassine la famille ». Je voudrais avoir un échange avec vous. Mais d'abord en quoi cette mesure qui touche un nombre relativement réduit, dit le gouvernement, de familles est-elle une atteinte fondamentale à la famille et à l'institution familiale en France ?
M. Bayrou : « Assassiner », le mot est sans doute trop fort. On a pris la famille pour cible. Ceux qui vont avoir des sacrifices à faire dans le prochain budget, c'est particulièrement les familles.
M. Field : Mais pas toutes les familles.
M. Bayrou : C'est au nombre des familles qu'on a trouvé celles qui avaient à faire des sacrifices, et parce qu'elles sont familles. À niveau de salaire égal, dans ces niveaux de salaires qui sont plus importants que d'autres, un célibataire n'a pas d'efforts supplémentaires à faire. Quelqu'un qui a choisi de ne pas avoir d'enfants n'a pas d'efforts supplémentaires à faire. Mais ceux qui ont choisi d'avoir des enfants ceux-là auront à assumer la disparition des allocations familiales, l'amputation très importante de la location pour garde d'enfants et, éventuellement, s’ils en ont, le surcoût que représentera le fait d'avoir des personnes qui travaillent à la maison pour donner un coup de main, surtout si la femme travaille. C'est donc sur eux qu'on a décidé de concentrer le tir.
Pourquoi ? Qu'est-ce qui justifie, dans un pays dont la démocratie est catastrophique et où on a éminemment besoin des familles pour y enraciner en sécurité la sensibilité des enfants, qu’on prenne la famille pour cible ?
M. Field : Jean-Jacques Dupeyrou.
M. Dupeyrou : Monsieur le ministre, vous avez parlé tout à l'heure de chanson pour nouveau-nés, une berceuse en somme ! Mais j'ai eu l'impression de l'entendre cette chanson pour nouveau-nés.
M. Field : Mais, là, on parle de la famille. Donc, c'est peut-être plus normal dans son cadre.
M. Dupeyrou : Voilà, très exactement ! Nous revenons dans le cadre de la famille et des enfants.
Il y a une situation qui est grave sur le plan financier pour la branche « famille ». Revenons à des choses très précises, sortons du discours pour arriver à des choses très précises. La branche « famille » connaît un déficit de 13 milliards. Tous les hommes politiques, surtout à droite, nous ont dit, l'un après l'autre, qu'on ne pouvait pas alourdir les prélèvements, et vous l'avez d'ailleurs sous-entendu, à juste titre d'ailleurs, il y a quelques minutes à propos des charges des entreprises. Par conséquent, tous les hommes politiques nous ont dit, les uns après les autres, et tous les téléspectateurs en ont eu, à force, presque la nausée : « il faut réduire la dépense ». On doit réduire les déficits en réduisant la dépense.
Je voudrais vous poser une question : « ces 13 milliards, vous les réduisez comment ? Vous tapez - si vous me permettez le mot - sur quelle prestation ?
M. Bayrou : Monsieur Dupeyrou, est-ce que, pour vous, la famille est un risque ?
M. Dupeyrou : J’ai posé une question, Monsieur le ministre.
M. Bayrou : Eh bien, moi, je vous réponds par une question : est-ce que, pour vous, la famille est un risque ? Est-ce que, pour vous, il faut s'assurer contre la famille ? Il faut s'assurer contre l'envie qu'on aurait de fonder une famille ? Est-ce un risque ? Ma réponse est que ce n'est pas un risque, c'est de la solidarité nationale. Et si vraiment il faut faire un effort dans la Nation sur un sujet, un, je dirais que c'est sur le sujet des familles qu'il faut le faire. Parce que, Monsieur Dupeyrou, vous êtes…
M. Dupeyrou : … Vous êtes partisan d’alourdir les prélèvements pour assurer le déficit ?
M. Bayrou : Je suis partisan que l’on passe l’ensemble des prestations familles sur l’impôt. Et c’est tellement vrai que si on s’était contenté de présenter devant le Parlement le transfert de CSG, des deux points qui convenaient pour que l’ensemble des prélèvements familiaux passe sur le budget, je l’aurais voté et je l’aurais dit.
Donc, Monsieur Dupeyrou, il y a un biais dans la pensée, il y a une faute dans la pensée, c'est que la famille est un risque. Ce n'est pas un risque. Qu'est-ce que la famille ? C'est la décision que la Nation a prise après la guerre et ayant vécu, avant la guerre, ce qui était le drame de la dénatalité française. Elle a décidé, dans son ensemble, c'est pourquoi le parti communiste…
M. Dupeyrou : … Nous nous écartons beaucoup du déficit.
M. Bayrou : Non, non, pas du tout ! Et c'est pourquoi le parti communiste, lui-même, est de mon avis sur ce sujet. Eh bien, la Nation a décidé, ensemble, qu'il convenait un effort pour les familles pour que, à situation égale, on ne soit pas trop durement sanctionné parce qu'on a fait le choix d'avoir une famille et d'avoir des enfants. On essayait de compenser un tout petit peu, parce que j'ai six enfants, je sais bien ce que c'est, et tous ceux qui ont des enfants le savent, cela coûte naturellement très cher et c'est normal, c'est un bonheur et c'est un épanouissement, mais on essayait d'équilibrer un peu la situation de ceux qui, pour la Nation, faisaient l'effort d'avoir une famille et des enfants. Pour le futur de la Nation, on essayait d'équilibrer un peu leur situation avec celle des autres et on faisait en sorte que la balance ne penche pas trop contre eux. C'est contre cela que la politique du gouvernement s'est inscrite.
M. Field : Jean-Jacques Dupeyrou, dans votre article, vous dites : « C'est un effort de solidarité qu'on ne demande qu’aux ménages les plus aisés et qui n'est pas…
M. Bayrou : C’est un effort de solidarité.
M. Dupeyrou : On tombe dans un discours très généreux. Mais prenons un exemple concret : vous avez approuvé le plan Juppé. Dans le plan Juppé, il y avait des mesures familiales qui répondaient au déficit de la branche « famille » et la prestation familiale la plus pure, la prestation familiale symbole, la location pour jeune enfant, les 1 000 francs donnés à la femme pendant qu'elle est enceinte et pendant les trois premiers mois du bébé. Monsieur Juppé l’a mise sous condition de ressources, alors que cette allocation n'avait jamais été mise sous conditions de ressources. Là, vous êtes pour ou vous êtes contre ?
M. Field : La mesure gouvernemental touche combien de familles ?
M. Dupeyrou : Vous êtes pour ou vous êtes contre ? Moi, je ne comprends pas, parce que sur cette mesure Juppé…
M. Bayrou : Monsieur Dupeyrou, on ne va pas faire de politique et de polémique, c'est beaucoup trop important. Nous vivons dans un pays, la France, dans lequel le taux de renouvellement des générations n'est pas assuré.
Dans le même journal où vous avez écrit, il y avait - vous l'avez sans doute lu - une tribune de Michel Godet qui disait : « Que diraient les écologistes si le taux de renouvellement des baleines n'était que de la moitié de ce qu'il faut pour que l'on maintienne le nombre ? » C'est naturellement un sourire, mais c'est la vérité. La démographie en France, ce n'est pas vous qui allez dire le contraire, pose des problèmes extrêmement graves et, d'autre part, la réalité sociale, affective, les besoins que la société a de trouver quelque part un lieu de sécurité, un lieu d'intimité, en sachant très bien que la forme des familles évolue, qu'il y a beaucoup de familles monoparentales par exemple, mais ce sont des familles, et l'on a besoin de favoriser ces familles-là, et s’il y avait un effort à faire, c'est sur la démographie et la politique familiale qu'il faudrait le faire.
M. Field : Jean-Jacques Dupeyrou, encore un mot ?
M. Dupeyrou : Vous avez citer les familles monoparentales, elles ont en moyenne un revenu de 4 000 francs. Et vous protestez contre des mesures qui suppriment 671 francs à des personnes qui ont des revenus très élevés. Alors, c'est une incohérence totale ?
M. Bayrou : Monsieur Dupeyrou, je crois que vous n’avez pas pris la mesure de ce qui se passe et si vous rencontriez, comme je le fais, beaucoup de jeunes couples de cadres ou d’enseignants, par exemple, vous auriez senti cela. Ce n’est pas une seule mesure - encore que celle-là, je l’ai dit, soit critiquable dans le principe -, c’est que vous avez concentration des trois mesures que représentent :
1. L’amputation de l’allocation de garde pour les enfants ;
2. Les allocations familiales ;
3. L’aide qui avait été créée pour aider aux emplois de domicile.
M. Dupeyrou : Et vous n’en garderiez aucune ?
M. Bayrou : Je souhaite vraiment que l’on fasse tout ce qu’il faut, pour que les familles puissent ne pas se retrouver amputées dans leur pouvoir d’achat…
M. Dupeyrou : … donc vous élevez les prélèvements ?
M. Bayrou : … de manière dramatique, alors qu’ils sont la seule catégorie qui trinque ! Encore une fois, quand tout le monde est associé, on peut discuter. C’est difficile, mais on peut discuter. Là, la situation est que l’on a concentré le tir sur les familles et que c’est profondément injuste.
M. Field : Jean-Jacques Dupeyrou, merci.
On se retrouve après la PUB pour l’édito de Public.
Et puis évidemment ce débat que je vous promets sur les rapports complexes de la presse et du milieu politique autour de l’affaire Yann Piat.
Publicité
M. Field : François Bayrou est l'invité de Public, et Edwy Plenel du journal Le Monde, Claude Angeli du Canard Enchaîné, Jean-Marie Pontaut de L'Express sont là pour parler des rapports difficiles des affaires, de la presse et de la politique.
Mais, tout de suite, avant d'en venir à ce départ, l'ÉDITO que nous ont concocté Sandra Le Texier et Judith Cléo.
EDITO
Cuba : Le Che
Congo :
Italie : Folle crise
Prix Nobel : Claude Cohen-Tannoudji
Vitrolles : Touché pas coulé
M. Field : François Bayrou, les incidents à Vitrolles autour du sous-marin, la poussée du Front national aux cantonales, les récentes déclarations de Jean-Marie Le Pen, cet après-midi même, disant qu'il était plus confortable de résister à Londres que de résister à Paris dans les années 40. Enfin, bref, tout cela, c'est quoi la stratégie, finalement, de votre mouvement par rapport au Front national dans la mesure où j'ai lu des choses assez contradictoires ?
Claude Goasguen notamment, votre secrétaire général, semble dire finalement : « Tant qu'il y a Le PEN, on ne peut pas parler avec le Front National. Mais avec Bruno Mégret, finalement avec une évolution à l'italienne du parti de l’extrême-droite, on pourrait ! »
M. Bayrou : Non seulement ce n'est pas ce qu'il a dit, mais il a dit exactement le contraire. Il a dit : « Tant que ces idées-là seront défendues par ces mouvements-là, jamais il n’y a la moindre concession ou la moindre timidité à avoir ». Et c'est exactement ce que je pense.
M. Field : Il espérait néanmoins jouer de tensions internes à l'intérieur du Front national ?
M. Bayrou : Attendez ! Face aux idées, vous voyez bien de quoi il s'agit, là ! C'est de la provocation. La déclaration de Le Pen, honteuse, il n'y a pas d'autres mots, qui dit du général De Gaulle, si c'est vrai ce que vous m'avez dit…
M. Field : C’est vrai.
M. Bayrou : … - c'est parce que je ne l'ai pas lue, cela vient de se produire - … qu'il était plus confortable de résister à Londres que de résister à Paris, pour l'homme qui a été le sauveur de la patrie, le sauveur de la réalité française, de la conscience française, de l'esprit français, c'est honteux, il n'y a pas d'autres mots. Cela, c'est la première stratégie.
Et la deuxième, c'est la haine, toujours la haine et toujours plus de haine entre les gens.
Toute idéologie ou toute version politique, qui est fondée sur la haine, porte les fruits les plus noirs. Il n'y a aucun exemple dans l’histoire - je dis cela à ceux qui nous écoutent, en pensant à leurs enfants - que quoi que ce soit de bien soit arrivé par un parti qui plaidait pour la haine.
M. Field : Donc, aucune tentation d'aucune mouvance de l'UDF d'alliance avec le Front national où que ce soit ?
M. Bayrou : Aucune tentation d'aucune mouvance, où que ce soit.
Et il y a une deuxième chose : il faut essayer d'aller rencontrer les gens qui se laissent aller à ce vote, donc ils savent très bien ce qu'il est mais qui s'en servent comme d'un vote protestataire : une espèce de manière d'envoyer balader l'ensemble de la classe politique. Et il faut avoir le courage d'affronter leur regard et leur expression.
Que veulent-ils dire ? Je crois que ce qu’ils veulent dire, c'est à peu près ceci : Français, nous ne nous sentons pas bien en France. Il faut essayer de comprendre ce que cela veut dire, quelle somme de déceptions et d'angoisse il y a derrière tout cela. Parce que si l'on fait l'économie de ce chemin fait avec eux, à ce moment-là on aura les plus noirs déboires.
Cela ne suffit pas de dire que l'idéologie de la haine est condamnable et qu'elle est à mettre à l'index de la politique, il faut aussi essayer de comprendre. Et, par exemple, essayer de comprendre ce qu'il va se produire autour du débat sur l’immigration.
Qu'est-ce qu'il va y avoir dans l'esprit et le sentiment d'un très grand nombre de Français, de gauche et de droite, si on leur laisse avoir le sentiment - et je crois que c'est un risque et une menace - que leur nationalité française sera donnée sans qu’il y ait la moindre volonté exprimée par ceux à qui elle est attribuée et sans qu’il y ait la moindre vérification d’intégration.
M. Field : Cela, c'est une mesure que vous condamnez du projet de loi gouvernemental ?
M. Bayrou : Je ne vois pas de moyen de faire flamber le Front national, plus grand que cela !
On avait réussi, j'allais dire consensuellement, à faire que la nationalité française soit reconnue comme fierté, qui n'était pas distribuée à l'aveugle, elle était donnée à ceux qui allaient faire la démarche de dire : oui, nous considérons que, être français, c'est un honneur, nous voulons partager cet honneur.
Et l'on revient en arrière et on leur explique que, pas du tout, c'est distribution automatique. Est-ce que vous mesurez ce que cela veut dire comme appel à l'immigration clandestine et ce que cela veut dire comme sentiment de dépossession pour ceux qui sont Français et qui ont le sentiment que Français, cela veut dire respecter les règles, respecter des lois et c'est un honneur.
Je trouve que l’on n’écoute pas assez ce type de sentiment-là. Et c'est le seul véritable moyen de lutter contre l’extrême-droite que d’arriver à donner à tous ces Français le sentiment que leur fierté est prise au sérieux.
M. Field : Jean-Marie Le Pen a également annoncé qu'il serait tête de liste dans les Alpes-Maritimes, Bruno Mégret dans les Bouches-du-Rhône et Jean-Marie Le Chevalier dans le Var, lors des prochaines élections. Voilà qui nous ramène à la région PACA et à l’affaire Yann Piat.
On voit tout de suite un florilège des réactions politiques à cette affaire avant d'entamer le débat avec les journalistes.
Témoignages sur l’affaire Yann Piat
M. Field : Claude Angeli, vous êtes rédacteur en chef du Canard Enchaîné. Vous vous êtes expliqué sur le fait que le livre de Rougeot et de Vernes n’impliquait pas votre journal, ne serait-ce que par des différences de méthode dans la façon de fonctionner. Vous avez notamment dit que vous cherchiez toujours au Canard à obtenir les réponses de ceux qui étaient mis en cause avant publication, ce qui ne semble pas avoir fait les confrères.
Mais on ne va pas parler spécifiquement de cette affaire-là : plus généralement, il n'y aurait pas eu un livre comme cela, même avec peut-être la manière dont les journalistes se sont fait manipuler, si l'instruction judiciaire n'avait pas présenté des lacunes telles que, même si les journalistes se sont fait manipuler, il n'en reste pas moins qu'une bonne part du livre met en lumière un certain nombre d'insuffisances de la procédure judiciaire ?
M. Angeli : Je suis bien d’accord. Et je crois que tous les trois nous n'étions pas venus pour faire un débat sur l'affaire Yann Piat. Le livre, c'est une chose ; nos journaux, c'est autre chose. Et je rappelle simplement que le livre n'a pas eu l'aval du Canard Enchaîné et que nous n'avons pas lu les épreuves. Nous avons découvert le livre en même temps que la plupart des confrères.
C'est vrai que c'est une région tout à fait particulière. C'est une zone de non-droit, et cela fait 30 ans que cela dure, en gros. Et que, dans les dernières périodes, je ne parle pas des meurtres, je ne parle pas de tout cela, mais le fait que Madame Piat ait été tuée, n'est pas indépendant du fait que cela s'est passé dans une certaine zone. Et l'instruction judiciaire, tout le monde le reconnaît maintenant, vous lisez cela dans tous les journaux, a été, je ne dirais pas, par courtoisie, menée en dépit du bon sens, mais elle a été extrêmement limitée : on a un patron de bar avec deux demi-sel qui ont tué une députée. Et cela, c'est trop simple pour que l'on puisse y croire !
M. Field : En même temps, Edwy Plenel, vous êtes journaliste au Monde, vous avez sorti un livre qui s'appelle « Les mots volés » chez Stock et qui retrace l'histoire des écoutes téléphoniques sous François Mitterrand, dont vous avez été victime.
Le journal, que vous représentez, a sorti un certain nombre d'affaires : « Les Irlandais de Vincennes », « Le Rainbow Warrior ». Quel type de règles déontologiques vous prenez, quel type de prudence vous pratiquez, de manière à ne pas vous faire manipuler dans ce domaine si particulier, qui est de sortir des affaires, sans trop savoir, finalement, qui a intérêt à ce qu'elles sortent ou pas ?
M. Plenel : Il y a une règle très simple dans notre métier : on ne peut sortir une information que quand on peut la sourcer clairement ou que quand on peut en apporter les preuves.
Je dirais que le débat public autour de ce livre pose le problème d'une dégradation de la démocratie, qui n'a pas commencé avec ce livre, mais avec d'autres livres, avant, et qui nous pose un problème. Il faudrait, à la limite, que vous invitiez les Éditions Flammarion.
Dans nos journaux, nous avons une responsabilité. Je suis directeur de la rédaction du Monde,
si je publie un article, même s'il est signé d'un autre confrère, j'engage ma responsabilité, je le
lis. Donc, en ce sens, il y a beaucoup d'hypocrisie dans cette affaire. Pour moi, il y a d'abord
une affaire d'édition : on a publié quelque chose de gravissime sans que des précautions, des
preuves, des sources, la réaction des personnes mises en cause soit prise. Donc, cela, c'est le
premier point.
Mais il y en a un deuxième et qui fait que cette affaire, il ne faut pas la prendre à la légère du tout, en se disant : « Bon, il va y avoir un procès, les auteurs du livre, l'éditeur et puis on ferme le ban ». Pour moi, il y a aussi, derrière ce livre, derrière ce problème, une affaire d'État, celle qu’a lancé François Léotard dans nos colonnes, dans un article très fort avant que Monsieur Bayrou intervienne à l'Assemblée nationale. On a un problème quand même : dans une zone de non-droit, dans une zone où le Front national se développe, dans une zone où il y a beaucoup de militaires en active ou du cadre de réserve, on s'aperçoit au fond que ces auteurs ont été instrumentés par une équipe politico-militaire, barbouzarde. Monsieur Léotard a mis publiquement en cause quelqu'un qui est toujours préfet de la République, responsable de la zone de défense à Paris.
Je crois qu'il y a derrière cette affaire deux problèmes :
- le problème d'un climat de rumeur qui profite au Front national. Tout est faux. Tout le discours politique est faux. Il n'y a que ce qui est caché qui est vrai. Et cela, cela détruit tout un espace démocratique ;
- et puis l'autre problème : l'État doit faire la lumière. L'État doit prendre à bras le corps cette affaire. On ne peut pas rester sur cette situation-là. Il y a une petite gangrène d'état peut-être derrière cette affaire.
M. Field : Jean-Marie Pontaut, journaliste à L'Express, qui sortait « Enquête sur l'agent Hernu » chez Fayard avec Jérôme Dupuy.
M. Pontaut : Je crois que le risque de ce journaliste, mais en même temps, c'est sa grandeur, c'est que l'on est entre deux partis :
- le premier parti, on n’est pas des juges, on n’est pas Zorro, on n’est pas le chevalier blanc et l’on n'a pas à se substituer à la justice, ce n'est pas notre travail. On est là pour informer l’opinion.
- en même temps il y a des cas où le journaliste doit se lever et se défendre d'une autre façon, c'est effectivement les affaires d'État, c'est-à-dire quand l'État lui-même commet des indélicatesses ou commet des délits. À ce moment-là, c'est à nous, journalistes, d'essayer de dénoncer. Cela s'est produit dans différentes affaires : l'affaire Greenpeace, dans l'affaire des micros du Canard Enchaîné, dans l'affaire du sang contaminé. Là, le journaliste a eu un rôle contre l’État.
Tout le problème est de savoir si, dans l'affaire Piat, effectivement, c'est simplement une enquête qui a été mal faite ou qui a été mal tournée journalistiquement ; ou bien s’il y a, derrière, véritablement, une affaire d’État.
Il y a des règles professionnelles qui ne sont pas des règles déontologiques, qui sont d'abord des règles professionnelles de journalistes, ce que rappelait Edwy, c'est-à-dire qu'il faut vérifier ces informations, faire répondre les personnes mises en cause, regarder si l'on a des éléments sérieux. On a tous les jours des informations qu'on ne publie pas, manque de preuves. Et c'est là où achoppé ce problème !
M. Field : François Bayrou, c'est un collègue à vous, François d’Aubert, qui avait mis en lumière, dans un rapport parlementaire, cette gangrène qui affecte le Var. Il avait même évoqué l'existence de comité d'affaires. Et c'était vraiment le choix d'un terme très particulier, qui évoquait la mafia. Et c'est vrai que, en même temps, beaucoup des élus qui ont été mis en examen, ou impliqués dans ces affaires-là, étaient membres de l’UDF.
Est-ce que vous n'avez pas trop tard voulu faire le ménage et, finalement, que, quels que soient les excès en cause, l'affaire Yann Piat vous revient aujourd'hui comme un boomerang ?
M. Bayrou : C'est quand même un peu « fort de café » que d'essayer de laisser croire, même par votre phrase, que l’affaire Yann Piat serait un boomerang politique.
M. Field : Je parle de la situation dans le Sud : Maurice Arreckx…
M. Bayrou : … Encore une fois, il faut faire vraiment attention…
M. Field : Monsieur Mouillot, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, François Bayrou ?
M. Bayrou : Eh bien, en face des désordres que vous dénoncez, aucune fermeté n'est excessive. En face de la gangrène, il n'y a qu'une chose à faire, c'est la propreté. Et pour moi, je n'ai, sur ce point, aucune hésitation. Mais laissez croire, même par une phrase maladroite ou en tout cas rapide, que ces affaires ne peuvent forcément venir que du monde politique, je trouve que c'est absolument terrible parce que c'est servir un certain climat, que nous connaissons bien - j'ai dit quelquefois : climat d'années 30 - dans lequel ce n'est non pas certains hommes politiques qui seraient mis en cause, mais c'est le monde politique dans son ensemble.
Une phrase sur les affaires : il y a un certain nombre d'affaires aujourd'hui. Celles qui touchent à l'honnêteté personnelle des hommes politiques, elles sont ultra-minoritaires. Et dans ce cas là, il faut être sévère. Mais la plupart des affaires touche au financement des formations politiques, avant qu'il n'y ait une loi sur le financement. Il ne pouvait pas y avoir d'attitude légale, tout était illégal, il n'y avait pas de loi !…
M. Field : Y compris votre propre formation politique ?
M. Bayrou : Toutes les formations politiques, sans aucune exception. Toutes les formations politiques qui existaient à cette époque, sans aucune exception, aussi bien le secrétaire général du PC que le PS, etc.
Donc, je dis : Cela, ce ne sont pas des affaires, c'était la négligence du monde politique, du monde légal, qui faisait qu'il n'y avait aucune légalité sur le financement d'une formation politique. Et ce n'est pas la même chose.
Dernier point sur cette affaire : j'ai lu dans l'article du médiateur du Monde quelque chose qui m'a plu.
Il a dit que : la première règle, l'article 1er de la charte déontologique, était de ne rien publier sans preuves.
Eh bien, Si cette affaire avait pu faire avancer la conscience du risque, quand on publie sans preuves, et faire que de plus en plus de gens, quand ils ont à publier, recherchent les preuves d'abord, je trouverais cela très juste.
M. Angeli : Monsieur Bayrou, je ne veux pas faire la publicité de mon journal. Nous publions énormément de choses, Le Monde aussi et L'Express aussi, et l'on publie avec des preuves.
Quand on parle des faux électeurs de Monsieur Tiberi, je suis désolé de prendre dans la ligne de mire Monsieur Tiberi, il y a des tas de choses.
On a publié beaucoup d'articles sur les financements des partis, qu'est-ce que cela a donné ?
Les articles que nous avons sortis sur les HLM de Paris, sur les HLM d’Île-de-France, sur la corruption, sur les marchés truqués, où en est-on ?
Alors qu'on ne vienne pas me dire dans un discours, centriste ou non, d'ailleurs, que le monde politique fait ce qu'il faut pour nettoyer. Parce que c'est vrai que cela porte des fruits au Front national. Mais, je suis désolé, ce n'est pas avec un discours généreux, gentil, comme vous avez tenu tout à l'heure, que vous allez faire reculer le Front national !
M. Bayrou : Ce n'est pas généreux et gentil, Monsieur Angeli, c'est ferme.
M. Angeli : Je vous en prie, vous avez parlé très longtemps. On va peut-être continuer, nous, les journalistes, parce que l'on a eu très peu de temps.
Il y avait un débat annoncé sur les relations entre le journalisme, la politique, la justice : s’il n'y avait pas eu la presse depuis un certain nombre d'années et différents journalistes, dans différents journaux, qui avaient sorti beaucoup de choses et peut-être, aussi, l'action de certains juges, eh bien il ne se passerait rien dans ce pays. Et que l'on ne vienne pas dire que cela rapporte au Front national, parce que ce n'est pas le thermomètre qui montre qu'il y a la fièvre dans ce pays !
M. Plenel : Je ne mets pas du tout en doute les engagements contre le Front national de Monsieur Bayrou, qui sont constants et de longue date.
Je dis : le vrai problème qui illustre toutes les affaires, des écoutes téléphoniques qui ne sont pas graves, il n'y a pas eu mort d'homme, à la corruption, qui est un problème de politique de fond, qui est le problème de nos institutions, de leur privatisation, du fait que de plus en plus, quand même, de responsables politiques - François Mitterrand l’a illustré - considèrent, au fond, que l'État est à leur service, au lieu de penser que, d'abord, ils sont à notre service, ils sont au service de ceux qui les ont élus. Et cette situation-là qui, hélas, fait le jeu du Front national.
M. Field : François Bayrou, vous terminez sur un accord ?
M. Bayrou : Edwy Plenel, deux choses :
- la première : s'il veut dire que contre la corruption, c'est-à-dire contre le fait que des hommes politiques se laissent aller à chercher de l'argent dans les décisions politiques, aucune sévérité n'est excessive, je signe. Aucune sévérité n'est excessive.
M. Field : Et la deuxième très rapidement ?
M. Bayrou : Deuxième chose… j’ai oublié ce que je voulais dire.
M. Field : Pardon, c'est ma précipitation. Mais c'est parce que le journal de Claire Chazal n'attend pas.
Michel Charasse sera l’invité de Public la semaine prochaine.
Merci à tous de votre participation.