Texte intégral
Le Figaro
– Si le bilan de Lionel Jospin est aussi déplorable que le dit l’opposition, pourquoi les Français persistent-ils à lui accorder leur confiance ?
Edouard Balladur
– Je dirais plutôt que c’est le gouvernement qui a fait une présentation très glorieuse de son action. Son autosatisfaction n’est pas justifiée, mais les Français ne s’attardent pas à des réflexions rétrospectives pour savoir qui a fait quoi. Il faut être un peu plus honnête intellectuellement : la situation est objectivement meilleure en 1999 qu’elle ne l’était en 1993. C’est tant mieux, mais il faut savoir pourquoi. En 1993, nous subissions la récession la plus importante depuis la guerre, du fait de la gestion socialiste, les déficits publics et sociaux les plus importants, et un chômage qui, le jour de ma nomination comme premier ministre, a franchi pour la première fois dans notre histoire la barre des 3 millions. Qu’avons-nous fait ? S’agissant des déficits publics, nous sommes passés de 450 milliards de francs à moins de 380 milliards en 1995 et à moins de 300 milliards en 1997 ; ainsi, nous sommes passés de plus de 6 % du PIB de déficit en 1993 à 3,6 % du PIB en 1997. Donc, c’est de 1993 à 1997 que le plus dur a été fait, et que nous avons qualifié la France à l’euro. Il ne restait plus qu’à passer de 3,6 % à 3 %, ce qui a été réalisé dans les deux années récentes, au prix d’ailleurs d’impôts nouveaux – les socialistes en ont décidé plus de 60 milliards et ils ont également supprimé la réforme de l’impôt sur le revenu que j’avais commencée en 1994 et qui a été poursuivie par mon successeur (Alain Juppé, NDLR).
Le Figaro
– Le PS affirme qu’en matière de prélèvements obligatoires, tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de n’avoir pas supprimé les hausses décidées par le gouvernement Juppé. Que lui répondez-vous ?
Edouard Balladur
– Le taux de prélèvements obligatoires, c’est le rapport entre la richesse produite et l’impôt. Plus la croissance est forte, moins l’impôt est important par rapport à la richesse produite. Contrairement à ce qu’il prétend, le gouvernement Jospin n’a pas stabilisé les prélèvements, il les a augmentés ! C’est très bien de faire des calculs abstraits, mais posons la question simplement : quels sont les impôts qui ont diminué ? Aucun, et on nous parle de nouveaux prélèvements, les taxes, les cotisations sont les plus lourds et l’une de nos divergences profondes avec les socialistes, c’est que le gouvernement actuel s’accommode de cette exception française et ne profite pas de la croissance pour limiter les pressions en profondeur et prendre les mesures indispensables pour que la France puisse défendre sa place et sa puissance au sein de l’Europe.
Le Figaro
– La Sécurité sociale présente toujours un déficit, contrairement aux prévisions gouvernementales. S’agit-il d’une erreur de calcul ou d’une erreur de politique ?
Edouard Balladur
– Peut-il y avoir des erreurs techniques dans ce domaine ? En 1993, la situation qui nous a été laissée, c’est un déficit social de plus de 100 milliards. Dès 1993, nous l’avons ramené à 55 milliards. Depuis 1997, la croissance a produit ses effets, en donnant davantage de recettes à la Sécurité sociale. La plus grande part de l’amélioration actuelle vient des efforts que nous avons faits pour retrouver cette croissance et pour abaisser le coût du travail. Car je vous rappelle que j’ai commencé en 1993 une politique de réduction des charges sur les salaires, poursuivie par le gouvernement Juppé et arrêtée par les socialistes en 1997.
Le Figaro
– Tout en reconnaissant les bienfaits de la croissance sur l’emploi. Lionel Jospin se flatte de ne pas l’avoir cassée. Lui reconnaissez-vous ce mérite ?
Edouard Balladur
– C’est un mérite « négatif » : le vrai mérite aurait consisté à la stimuler vraiment. Le gouvernement actuel prétend avoir créé 280 emplois en deux ans, alors qu’il y aurait eu 400 000 chômeurs de plus de 1993 à 1997. Ce raisonnement, j’ai le regret de le dire, n’est pas de bonne foi. Depuis juin 1995, la France a adopté la méthode du BIT, qui exclut les chiffres du chômage tous ceux qui exercent une activité réduite mais travaillent tout de même plus de 78 heures dans le mois. Avec l’ancienne méthode, le chômage n’est pas en recul en avril 1999 par rapport au mois précédent mais en légère augmentation. Et si je prends les chiffres de 1997, comparés à ceux de 1999, le chômage n’a pas reculé de 280 000, mais de 80 000 seulement.
Le Figaro
– Si la « loi-balai » sur les 35 heures est votée, la supprimerez-vous en cas de retour au pouvoir ?
Edouard Balladur
– Je constate que le gouvernement s’escrime à lutter contre les effets fâcheux des 35 heures. Ou bien elles ne créent pas d’emploi, ou bien elles créent des dépenses supplémentaires, ou bien elles provoquent des baisses de salaires. Le moment venu, il faudra donc faire le bilan de tout cela. Je suis favorable à la réduction de la durée du travail, mais de façon contractuelle, adaptée à la situation de chaque entreprise, naturelle, progressive et pas autoritaire ni automatique.
Le Figaro
– Vous déplorez l’absence de réformes structurelles, mais les privatisations vont bon train, surtout pour un gouvernement de gauche. Les approuvez-vous ?
Edouard Balladur
– Là aussi, il faut être honnête intellectuellement et comparer ce qui est comparable. Si l’on actualise en 1999 la valeur des entreprises privatisées, on s’aperçoit que de 1986 à 1988, nous avons privatisé pour 600 milliards de francs, de 1993 à 1995, pour 477 milliards de francs et que le gouvernement actuel a privatisé pour 164 milliards ! Et encore, ces prétendues « privatisations » ne sont dans certains cas que de simples ouvertures de capital, comme pour France Telecom, à concurrence de 100 milliards de francs, alors que 60 % du capital appartiennent toujours à l’Etat. Je me réjouis que les socialistes aient abandonné le dogme hostile aux privatisations, comme ils disent avoir abandonné le dogme selon lequel la baisse des charges sur les bas salaires était inutile et dangereuse. Très bien, mais pour l’instant, ils n’ont pas fait de baisses de charges sur les salaires les moins qualifiés et en ce qui concerne les privatisations, il leur reste à libérer vraiment les entreprises où l’Etat demeure majoritaire.
Le Figaro
– Si Lionel Jospin doit ses résultats économiques à ses prédécesseurs, pourquoi leur action a-t-elle été interrompue par la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997 ?
Edouard Balladur
– Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question.
Le Figaro
– Vous n’avez jamais demandé d’explication à Jacques Chirac ?
Edouard Balladur
– Non, je ne crois pas utile de revenir sans cesse sur le passé.
Le Figaro
–Selon vous, l’opposition serait davantage entendue, dans cette campagne, si elle valorisait son bilan ?
Edouard Balladur
– Elle le fait. On lui reproche d’ailleurs de trop parler de politique intérieure, mais tout se tient. Je me réjouis que la France ait renoué avec la croissance, mais la responsabilité historique de la nouvelle majorité et du gouvernement, c’est d’en profiter pour faire les réformes les plus nécessaires à notre pays. Je constate que pour le moment, ce n’est pas le cas : il n’y a pas eu de réforme de l’enseignement, rien pour offrir de véritables débouchés aux jeunes, hormis les « emplois-jeunes », qui sont une mesure artificielle et transitoire : il n’y a pas de réforme des retraites, les choses ne sont toujours pas réglées pour l’assurance-maladie et la décentralisation n’a pas progressé. Je ne voudrais pas, comme ce fut le cas entre 1988 et 1993, que l’on gaspille les fruits de la croissance sans faire les réformes nécessaires et que le destin de la droite soit éternellement de remettre les choses en ordre pour voir le fruit de ses efforts dilapidés quand elle n’a plus le pouvoir. Il faudrait vraiment que nous décidions à rester au pouvoir un peu plus longtemps.