Interviews de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à RTL, France 2 et Europe 1 les 9, 10 et 15 décembre 1997, sur le projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail, visant à la création d'emplois et à la réorganisation du travail et fixant le principe de la durée légale du travail à 35 heures en l'an 2000.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Présentation du projet de loi d'orientation et d'incitation relatif à la réduction du temps de travail en Conseil des ministres le 10 décembre 1997

Média : Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France 2 - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL : mardi 9 décembre 1997

O. MAZEROLLE : Chaque jour, sur le terrain, vous rencontrez l'opposition irréductible des patrons à la loi sur les 35 heures, comment espérez-vous les convaincre ?

M. AUBRY : Je pense d'abord qu'il ne faut pas parler d'opposition irréductible parce qu'en dehors de quelques discours nationaux, qui sont sans doute liés au fait qu'il y ait une campagne électorale au CNPF...

O. MAZEROLLE : Quand vous les voyez en province, ils vous disent des choses concernant leur bilan, ils vous disent que cela ne sera pas possible.

M. AUBRY : Non, ils parlent de la réalité de leurs entreprises. Donc, dès qu'on parle de la réalité de l'entreprise et dès que nous pouvons leur dire ce qu'il y a dans le projet de loi et non pas parler de fantasmes et de slogans, les choses se passent très bien. J'étais hier à Lyon, il y avait 400 patrons, ils m'ont dit ce qu'était leur inquiétude, je leur ai expliqué la souplesse qui existait dans le projet de loi. Ils m'ont dit : si nous payons 35 heures 39, ça coûtera 11 % de plus à l'entreprise. Je leur ai dit : oui, mais ce n'est pas ce qu'on vous demande ; on vous demande certes de ne pas baisser les salaires aujourd'hui mais de réfléchir à l'organisation du travail, de gagner en compétitivité, de changer l'organisation du travail, d'être plus réactif par rapport à vos clients. L'Etat va venir vous aider. Et je voudrais dire que l'aide de l'Etat est plus importante encore pour les petites entreprises puisque, même à terme, elle couvrira 80 % du coût. Tout ceci commence à rentrer et je vois aussi beaucoup de chefs d'entreprise qui peu à peu s'expriment, en disant : je suis en train de calculer, je suis en train de regarder ce que je vais pouvoir faire et d'autres qui défendent les 35 heures. Donc, ça existe aussi, je l'ai vu hier à Lyon comme la semaine dernière à Strasbourg et comme je le verrai sans doute à Orléans vendredi.

O. MAZEROLLE : Dans votre projet de loi, il est prévu que le surcoût des heures comprises entre 35 et 39 ne dépassera pas 25 % au maximum et pourrait même être moins élevé. Cela veut dire qu'on pourrait aller jusqu'à l'annulation de ce surcoût si c'était nécessaire ?

M. AUBRY : Non, je crois qu'il faut que les choses soient claires. Je crois que les chefs d'entreprise ont besoin de visibilité pour pouvoir prendre des décisions, notamment sur la durée du travail. Donc, si la loi définitive, qui apportera au 1er janvier 2005 la durée légale du travail à 35 heures - ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas la moduler, notamment sur l'année - n'aura lieu que fin 1999, il nous est apparu utile d'annoncer tout de suite la couleur. C'est-à-dire qu'entre 35 et 39 heures, les heures seront des heures supplémentaires qui seront au plus taxées à 25 %. Je dis "au plus" parce que si la situation économique - ce que nous ne souhaitons pas, ce qui n'est pas du tout prévu - était mauvaise fin 1999, s'il y avait eu par exemple une crise monétaire pendant l'été, bien évidemment, nous serions amenés à mettre plusieurs étapes, par exemple, sur cette valorisation des heures supplémentaires.

O. MAZEROLLE : Plusieurs étapes mais pas d'annulation de ce surcoût quand même ?

M. AUBRY : On n'en est pas là. Vous ne voulez pas quand même qu'il y ait une catastrophe en France, en Europe et dans le monde - car ça ne peut pas être qu'en France - en fin d'année 1999. Tout ça pour dire qu'on affiche la couleur mais si les choses vont moins bien que nous l'espérons tous, que l'ensemble des experts économiques l'espère et l'attend, nous en tirerons les conséquences.

O. MAZEROLLE : Mais beaucoup ont considéré qu'avec cette possibilité de modulation sur le surcoût, finalement, le Gouvernement avouait qu'il n'était pas sûr que tout cela allait créer des emplois.

M. AUBRY : Je crois que la façon dont les emplois vont être créés dépend beaucoup de la qualité des négociations. Et les 1 500 accords qui ont été signés l'année dernière dans le cadre de la loi de Robien le montrent bien. Moi, je fais confiance aux chefs d'entreprise qui ont le sens des réalités, qui connaissent leurs clients, qui savent là où ils doivent faire encore des progrès ; par exemple, pour être capable de changer un produit lorsque la mode change, pour être réactif en termes de délais de livraison, pour pouvoir travailler plus dans les périodes de saisonnalité et moins dans les autres périodes. C'est à eux de profiter de la durée du travail pour réorganiser le travail et gagner en compétitivité.

O. MAZEROLLE : Quand un membre du Gouvernement comme M. Dondoux, secrétaire d'Etat au Commerce extérieur, sur la création d'emplois due aux 35 heures répond : "c'est sûr que c'est pas sûr", que peuvent penser les patrons ?

M. AUBRY : D'abord, j'essaie de ne pas m'exprimer sur le Commerce extérieur, j'aimerais bien qu'on ne s'exprime pas à ma place sur la durée du travail. Deuxièmement, moi je dis les choses très simplement : c'est un fabuleux chantier qui est devant nous. Et si nous nous y prenons bien, ça peut créer des dizaines, des centaines de milliers d'emplois. Mais ce n'est pas facile. Personne n'a dit que c'était facile. Ce n'est pas une règle de trois. Il faut travailler dans les entreprises en regardant les conditions de vie des salariés et leurs souhaits, en regardant les besoins de l'entreprise vers plus de souplesse, vers plus de modulation et en arrivant autour d'une table, à en discuter le coût. C'est ça, la méthode du Gouvernement : négocions sur le terrain pour que l'entreprise demain soit plus compétitive, donc que ce soit une opportunité pour elle et que ce soit une chance pour les salariés et les chômeurs.

O. MAZEROLLE : Organisation du travail : pourquoi les ministres, dont vous, ne parvenez pas à utiliser les mots que tout le monde utilise dans les conversations courantes, c'est-à-dire flexibilité, annualisation ? Il y a un tabou là ?

M. AUBRY : Mais parce qu'il n'y a pas que cela.

O. MAZEROLLE : Mais ça existe aussi.

M. AUBRY : D'abord, je voudrais dire les choses simplement. En France, on a toujours parlé en termes de slogans. Quand on a parlé d'annualisation ou de flexibilité, le patronat, à l'époque, voulait qu'on puisse faire passer les horaires de 30 heures à 60 heures sans délai de prévenance pour les gens, en changeant leurs conditions de vie, etc. On n'en est plus là. Aujourd'hui, parlons de souplesse pour ne pas effrayer sur ces pratiques que nous ne voulons pas, que personne ne veut plus. Quand on est à 35 heures en moyenne sur l'année, on peut accepter d'avoir des semaines à 30 heures et des semaines à 42 heures, surtout si on vous prévient à l'avance. C'est ça, les accords de modulation sur l'année. Le changement d'organisation du travail, ça va beaucoup plus loin que ça. Ça veut dire par exemple qu'à l'occasion de ce changement d'organisation du travail, les banques vont se dire : on va ouvrir deux soirées un peu plus tard pour que les clients puissent venir. Telle entreprise va dire : je vais travailler selon les périodes, par exemple la production de la bière ou de l'agro-alimentaire en saison, là où on en a besoin, je vais travailler le samedi et je travaillerai moins en hiver. Ça va peut-être aussi être favorable pour certains salariés. Voilà ce que c'est la modulation bien comprise qui répond aux besoins des clients mais qui prend en compte aussi les conditions de vie des salariés. Et la négociation, vraiment, j'en suis sûre, permettra d'avancer dans ces domaines.

O. MAZEROLLE : Beaucoup de syndicats, à commencer par FO, redoutent que les patrons se retirent des négociations et de voir l'apparition d'un nouveau patronat qui dise : on ne veut plus des aides de l'Etat mais en même temps, on veut que l'Etat nous foute la paix.

M. AUBRY : Le jour où les entreprises diront ça autrement que dans des discours, vous m'appellerez. Ce jour n'est pas venu. Elles souhaitent aujourd'hui des réductions de charges sociales. Elles ont d'ailleurs raison car le coût du travail sur les bas salaires est trop important en France. C'est ce que nous allons faire avec la durée du travail. Moi, j'ai confiance dans les chefs d'entreprise, ce sont des gens réalistes, comme le patron de Toyota. Ils regardent la réalité des choses.

O. MAZEROLLE : M. Okuda aime les 35 heures ?

M. AUBRY : En tout cas, ça ne l'a pas effrayé. J'en ai parlé avec lui et je peux vous dire qu'il a pris les choses très clairement, il a compris la loi, il a compris ses souplesses. Il l'a prise en compte dans la décision qu'il a à prendre. C'est tout Il est réaliste, comme la plupart des patrons français qui se battent sur les marchés, essayent de conquérir de nouveaux marchés.

O. MAZEROLLE : Différence donc entre M. Seillière et les patrons ?

M. AUBRY : M. Seillière redeviendra un patron comme les autres quand, j'espère, la campagne électorale sera terminée au CNPF.

O. MAZEROLLE : Demain, les salariés et les patrons votent pour les Prud'hommes. Les Prud'hommes restent les garants du respect du droit du travail, même avec des représentants du FN ?

M. AUBRY : Je crois qu'il faut d'abord dire que les Prud'hommes, c'est une justice proche de soi puisqu'on est jugé par ses pairs, salariés et employeurs, dans le même secteur d'activité. C'est une justice gratuite, c'est une justice rapide puisqu'on juge en neuf mois, beaucoup plus vite que dans la justice ordinaire. Et c'est une justice dont tout le monde peut avoir besoin, pas seulement en cas de licenciement ; 40 % des affaires sont des affaires de salaire impayé. Donc, il faut que tout le monde aille voter pour que ces juges soient crédibles, représentent bien l'ensemble des employeurs et des salariés. Donc, j'en appelle à tous pour aller voter. On est dans une démocratie. Quand on a la chance de pouvoir voter pour ses juges, il faut y aller. Je demande aussi aux chefs d'entreprise d'organiser le travail pour que les salariés puissent aller voter et je dis aux salariés, comme aux employeurs, qu'il faut voter pour ceux qui représentent les valeurs du travail, la solidarité, la justice et pas pour ceux qui prônent des idées de discrimination voire d'exclusion, et qui n'ont rien à voir dans la justice du travail.

O. MAZEROLLE : J.-Y. Hollinger (dans sa chronique, ndlr) y faisait allusion tout à l'heure : avec l'arrivée de Toyota en France, beaucoup de gens sont très contents, en particulier dans le Nord, mais ça va poser un problème pour Renault et Peugeot qui savent que leur concurrent japonais va pouvoir embaucher des jeunes alors qu'eux veulent pouvoir rajeunir leurs cadres. Vous allez les aider ?

M. AUBRY : On va les aider à condition qu'ils s'aident. Ça fait longtemps qu'on connaît les problèmes de pyramide des âges chez Renault et chez Peugeot, il faut anticiper là-dessus, sur les coopérations, peut-être même avec les Japonais.

O. MAZEROLLE : Discussions avec eux, donc ?

M. AUBRY : Mais bien sûr. Vous savez qu'un rapport sur l'automobile va être rendu dans quelques jours par les parlementaires. Je vois les patrons de ces grandes industries au mois de janvier. Ils ne craignent pas, je crois, l'arrivée de Toyota car de toute façon, nous aurions eu des voitures japonaises si Toyota s'était installée en Allemagne mais nous n'aurions eu ni l'activité économique, ni les emplois. Et c'est très important, notamment pour le Nord.


France 2 : 10 décembre 1997

D. BILALIAN : Est-ce que vous pouvez prendre l'engagement que cette loi va créer des emplois ?

M. AUBRY : C'est la seule vraie question parce que, dans le fond, si nous engageons cette piste de la durée du travail avec cette détermination, c'est bien parce que nous pensons que nous ne pouvons rien laisser de côté pour faire de l'emploi la priorité numéro un. Si j'en juge par les 1 500 entreprises qui ont négocié la réduction de la durée du travail, cette dernière année, on peut dire que la durée du travail - si elle est bien négociée, si elle prend en compte les besoins des entreprises, et aussi bien sûr les souhaits des salariés - cela crée des emplois dans notre pays. Je crois que c'est comme cela qu'il faut y aller, par la négociation, en prenant compte les réalités sur le terrain.

G. LECLERC : N'y a un grand reproche qui est fait à votre loi, c'est le côté couperet : les 35 heures en l'an 2000. Est-ce que les entreprises et les salariés et les syndicats ont intérêt à négocier alors qu'elles peuvent très bien attendre l'an 2000 ? "Négocier avec un pistolet sur la tempe", dit G. de Robien.

M. AUBRY : Ecoutez, moi, je crois que l'on a tous échoué sur le chômage, tous les gouvernements pratiquement dans tous les pays industrialisés. On n'a pas le droit de laisser une voie de côté. La réduction de la durée du travail d'abord, historiquement cela va dans le bon sens ; cela donne du temps libre aux gens, et c'est une chance formidable pour remettre au travail, pour donner de l'espoir. D'ailleurs, les Français ne s'y trompent pas. A chaque fois, ils disent : moi je suis pour la durée du travail si cela permet de créer des emplois. Alors 35 heures, c'est quoi, en l'an 2000 ? C'est effectivement une volonté affichée par le Gouvernement selon laquelle les Français attendent d'abord de retrouver de l'espoir sur l'emploi, mais c'est aussi une grande souplesse. Il y a plus de deux ans pour négocier. La loi ne fixe aucune des modalités. Comment va-t-on réduire la durée du travail ? Sur le nombre de jours de la semaine ? Sur le mois ? Sur l'année ? Comment va-t-on travailler ? Comment réorganiser le travail pour que les entreprises soient plus compétitives, pour qu'elles utilisent mieux leurs machines ? Tout cela va être négocié, et l'Etat va aider.

D. BILALIAN : Si vous voulez - visiblement - beaucoup inciter plus que contraindre, pourquoi avoir fait une loi ? Pourquoi ne pas avoir laissé les choses aller ? N'y a certaines entreprises qui font moins de 35 heures déjà !

M. AUBRY : Parce qu'on a laissé aller les choses depuis des années. Il y a aujourd'hui cinq millions de personnes dans notre pays qui cherchent un travail. Il y a 400 milliards, que coûtent aujourd'hui le chômage, dont beaucoup payés par les entreprises. Aujourd'hui, je crois qu'il faut être résolus. Il faut être résolus dans la voie que l'on ouvre ; mais il faut laisser, il faut faire confiance - et nous le faisons - aux chefs d'entreprise, aux salariés, à leurs représentants, pour trouver les meilleures modalités dans chaque entreprise, pour que l'emploi y gagne. Encore une fois, la démarche de ces derniers mois montre que c'est possible.

D. BILALIAN : Vous venez d'évoquer les salariés qui sont, c'est vrai - d'après les sondages en tout cas - pour cette loi. Mais ce qu'ils craignent, en contrepartie pour le patronat, c'est la flexibilité du temps de travail et le gel des salaires. D'ailleurs, Madame Notat l'a dit aujourd'hui : dans cette loi, il est compris qu'il faudra obtenir une certaine flexibilité.

M. AUBRY :  Est-ce que vous croyez que les salariés aujourd'hui raisonnent de la même manière, en termes de souplesse, que lorsqu'ils travaillaient 45 heures par semaine ? Quand vous travaillez 35 heures par semaine, lorsqu'on vous dit que vous ne pourrez pas travailler plus de 40 ou 42 heures, lorsqu'on prévoit les périodes à l'avance, lorsqu'on sait que c'est pour répondre à une commande d'un client qui va faire gagner une part de marché, ou bien qu'il y ait de la saisonnalité dans l'agro-alimentaire, ou que vous savez à l'avance que vous travaillerez plus pendant les mois d'été que pendant les mois d'hiver, ou qu'il y a un délai de prévenance qui est prévu par l'accord d'entreprise qui fait que vos conditions de vie ne sont pas changées, vous pensez que les salariés français n'accepteront pas cela ? Moi, je suis convaincue du contraire, parce que, quand on travaille 35 heures, on peut accepter des choses avec des conditions qui sont négociées et où les salariés vont aussi gagner, parce qu'ils vont dire aussi ce que sont leurs souhaits.

G. LECLERC : Il y a quand même un cas particulier, c'est celui du Smic. On sait qu'il est calculé sur une base horaire. Alors qu'est-ce qui va se passer ? Soit ils seront payés pour 35 heures, et ils perdent de l'argent, soit ils seront payés pour 39 heures, et là cela fait 11% de charges de plus pour les entreprises.

M. AUBRY : Là-dessus - et c'est pour cela que l'on a intérêt à négocier vite - l'Etat accompagne ceux qui vont plus vite et plus loin. Plus vite, c'est avant l'an 2000. Plus loin, cela peut aller jusqu'à 32 heures, et les aides sont encore plus importantes. Les aides que l'Etat met en place couvrent beaucoup plus que le coût du maintien des salaires pour les bas salaires et notamment pour le Smic. Bien évidemment, il n'est pas question de baisser les salaires dans une période où il faut soutenir la consommation et la croissance.

G. LECLERC : Le Smic sera toujours payé 39 heures ?

M. AUBRY : Voilà. En revanche, bien évidemment, il faut que les salariés en fonction de leur situation, en fonction de la création d'emplois, en fonction de ce qu'ils vont gagner, disent voilà ce que je peux me permettre de mettre sur la table l'année prochaine : 1% de moins d'augmentation de salaire parce que je sais que mon fils, ou que le fils de mon voisin, va trouver un emploi pour ce travail, et parce que je vais travailler moins.
 
D. BILALIAN : Revenons à la politique. Pour l'instant, en attendant les emplois, il y a un vrai effet, celui-là concret, qu'a eu votre projet de loi, c'est de ressouder le patronat contre vous et de donner un cheval de bataille à l'opposition politique.

M. AUBRY : Ressouder le patronat, je ne sais pas ce que cela veut dire. Quand j'entends aujourd'hui des hommes - que je ne critique pas - qui sont en campagne électorale... on a une campagne électorale au CNPF qui a un ton politique.

D. BILALIAN : Vous pensez que cela s'arrangera après avec E.-A. Seillière ?

M. AUBRY : Bien évidemment. Et puis, il y a les chefs d'entreprise ; les chefs d'entreprise, je les vois - comme beaucoup de mes collègues du Gouvernement, puisque nous faisons le tour de France - et nous leur parlons. D'abord, quand ils voient ce qu'il y a dans la loi, ils disent : "Ah bon, c'est cela ! Ce n'est pas ce que l'on nous dit. Alors, on va regarder." Les chefs d'entreprise sont des gens réalistes, ils vont regarder ce qu'ils peuvent y gagner : est-ce que je peux changer mon organisation du travail ? Est-ce que je peux mieux utiliser mon équipement ? Est-ce que les salariés vont pouvoir travailler un peu plus quand j'en ai besoin, 39 heures par exemple, et un peu moins quand il n'y a pas de commandes ? Est-ce que l'aide que m'apporte l'Etat ne va pas m'aider à commencer tout cela ? Vous allez voir qu'après cela, non seulement cela ne leur coûtera pas cher, mais ils vont gagner en compétitivité ; ils vont gagner des parts de marché ; ils vont en plus créer des emplois grâce à cela.

G. LECLERC : En attendant, il y a les réserves également du Président de la République, J. Chirac, qui a dit qu'il avait émis des réserves. Il a dit que compte tenu du caractère obligatoire et contraignant, cela ne favorisera pas l'emploi.

M. AUBRY : C'est vrai. Il n'a pas dit qu'il était contre la réduction de la durée du travail, c'est déjà un progrès énorme.

G. LECLERC : Il émet des réserves quand même !

M. AUBRY : Il a dit que c'était la façon dont nous le faisions. Moi, je regrette ; on est dans un pays où il faut montrer le "la". Je voudrais dire aussi simplement les choses : on est dans un pays où beaucoup de jeunes sont désespérés. Ils pensent aujourd'hui que cette société ne veut plus d'eux. Leurs parents épargnent parce qu'ils ne veulent pas consommer, parce qu'ils ont peur pour l'avenir, pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Eh bien, il faut redonner l'espoir. Il faut que le Gouvernement ait le courage de dire : voilà, ce que nous croyons bon, mais c'est à vous de créer ces emplois ; c'est à vous de prendre les meilleures solutions possibles - qui dépendent, entreprise par entreprise, des souhaits des salariés, des besoins de l'entreprise - pour que nous redonnions la place à ceux qui sont sur le bord de la route. Et vous verrez que l'ensemble du pays y gagnera. C'est ma conviction et c'est d'ailleurs, je crois, la conviction de plus en plus de chefs d'entreprise. J'ai vu, ce matin, que près de 45 % des chefs d'entreprise disent que le CNPF devrait se comporter un peu différemment vis-à-vis du Gouvernement. Ce sont eux qui ont commencé à lire la loi et qui commencent à faire leur calcul. Faisons-on leur confiance !


Europe 1 : lundi 15 décembre 1997

J.-P. ELKABBACH : Est-ce que vous avez entendu les voix de MM Séguin, Balladur, Sarkozy pendant le week-end ?

M. AUBRY : Bien sûr, je n'écoute qu'eux.

J.-P. ELKABBACH : Vous avez raison, on apprend beaucoup en les écoutant. Est-ce que vous avez observé les succès RPR-UDF aux deux législatives partielles du Haut-Rhin et de Meurthe-et-Moselle : l'opposition relève la tête, vous l'avez entendu aussi. L'heure de son réveil sonne-t-elle, à votre avis ?

M. AUBRY : L'impression que j'ai, c'est que l'opposition commence à se réorganiser. Je crois que c'est d'ailleurs plutôt une bonne chose que, dans une démocratie, l'opposition existe et se réorganise. Je crois qu'ils critiquent beaucoup depuis quinze jours, trois semaines, effectivement Moi, ce que j'attends toujours, ce sont des propositions. Parce que dans le fond, le vrai réveil de l'opposition, ce serait sa capacité à proposer par rapport à la politique sur l'emploi, sur la fiscalité, sur la croissance, une autre branche alternative que celle que nous faisons. Or, jusqu'à présent, je n'ai pas entendu grand-chose. Sauf des critiques.

J.-P. ELKABBACH : Vous dites qu'ils vous critiquent, c'est légitime, mais en même temps, vous leur donnez l'occasion de vous critiquer avec l'immigration, les 35 heures, etc.

M. AUBRY : C'est-à-dire que quand on fait des choses, on donne l'occasion de critiquer, effectivement, à ceux qui ne sont pas d'accord. Je pense que si on ne faisait rien, ce serait les Français qui ne seraient pas d'accord. Nous avons été élus justement pour changer les choses puisque nous avons tous échoué, notamment sur le chômage jusqu'à présent.

J.-P. ELKABBACH : 1998 arrive : vous n'avez pas l'impression qu'on va entendre le leitmotiv : le gouvernement Jospin a mangé son pain blanc.

M. AUBRY : Le Premier ministre a toujours dit, et il pense qu'il n'y a pas de période sans critiques, il pense que nous serons jugés sur le moyen terme. Le moyen terme, cela veut dire sur les résultats de notre politique dès l'année prochaine. Et je crois qu'effectivement, il faut qu'il y ait des résultats à cette politique. D'ores et déjà, la consommation redémarre, le moral est meilleur, la croissance, j'espère, va suivre, c'est cela le sujet ; les emplois jeunes se mettent en place ; les 35 heures, on en parlera peut-être, je crois que les chefs d'entreprise commencent enfin à se rendre compte de ce qu'il y a dans la loi, pas ce qu'on leur a dit au CNPF mais ce qu'il y a réellement dans la loi.

J.-P. ELKABBACH : C'est formidable alors ? C'est vraiment Noël, tout va bien ?

M. AUBRY : Non, pas du tout, je n'ai jamais dit cela. J'ai dit que nous serions jugés aux résultats et les résultats (...) l'espère, l'année prochaine. C'est normal qu'un gouvernement soit jugé à ses résultats et pour l'instant, nous travaillons.

J.-P. ELKABBACH : A quel signe ou à quelle preuve reconnaîtrez-vous que vous avez eu raison ou tort en 1998 ?

M. AUBRY : Au fait que le chômage commence à baisser. Je pense notamment au chômage des jeunes, je pense au chômage de longue durée puisque nous allons travailler de manière forte sur les personnes les plus exclues au niveau du chômage, et puis au moral, au moral général qui fait que la consommation redémarre, que les commerçants se rendent compte que leurs clients reviennent, que l'épargne ne continue pas à gonfler parce que les parents sont inquiets pour l'avenir de leurs enfants. C'est à tous ces signes-là qu'on se rendra compte que nous sommes sur la bonne voie.

J.-P. ELKABBACH : Tout à l'heure à Lille, où il fait deux degrés, vous avez rendez-vous avec 100 chefs d'entreprise pour les convaincre d'accepter votre loi sur les 35 heures. Les patrons la combattent, le pays est pris à témoin. Il y a quand même un doute et une tension qui gagnent. Est-ce que votre loi n'est pas une erreur ?

M. AUBRY : Je vais vous dire très simplement les choses : ce n'est pas facile d'innover. Je crois que personne n'a dit - ni L. Jospin, ni moi-même - que les 35 heures, c'était la panacée qui nous traiterait tous les problèmes du chômage. Mais ce que nous savons, c'est que nous n'avons pas le droit aujourd'hui de laisser une piste de côté. Notre conviction, et les 1 500 accords signés par les entreprises cette année le montrent bien puisqu'ils ont créé 15 000 emplois et ont permis d'en sauver quelque 6 000 à 8 000 de plus, c'est que la réduction de la durée du travail est un moyen parmi d'autres de créer des emplois, à la fois par une réorganisation du temps de travail mais aussi par la possibilité, l'opportunité donnée aux entreprises de changer leur organisation du travail et de regagner en compétitivité. C'est cela, le pari. Ce pari ne sera gagné que dans les entreprises, avec des négociations où chacun repense l'organisation, est plus réactif par rapport à ses clients, utilise mieux ses machines mais aussi répond mieux aux besoins des salariés, et en trouvant les moyens de financement avec l'aide de l'Etat et avec l'apport de chacun en fonction de son niveau. Voilà la réalité des choses.

J.-P. ELKABBACH : Vous faites plus confiance à l'Etat qu'aux entreprises ?

M. AUBRY : Non, je fais plus confiance aux entreprises et aux représentants des salariés parce que tout le monde, aujourd'hui, sait bien que plus de chômage dans notre pays c'est déjà 400 milliards à payer, beaucoup sont payés par les entreprises et les salariés savent bien que leurs enfants attendent à la porte et beaucoup de leurs voisins. Donc, je compte sur tous, effectivement, pour faire de ce grand chantier un résultat majeur en matière d'emploi.

J.-P. ELKABBACH : Donc, ce n'est pas une erreur ?

M. AUBRY : Non, je ne pense pas que ce soit une erreur parce que cette loi, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle est résolue, elle donne le "la" mais elle ne fixe aucune disposition. A aucun moment, nous ne serons dans une position où nous ne pourrons pas reculer. A chaque fois, nous pouvons évoluer, nous pouvons prendre en compte les négociations.

J.-P. ELKABBACH : Mais pourquoi une loi ?

M. AUBRY : Parce qu'il faut donner le "la" quand on a la conviction, et qu'on est au Gouvernement, que la durée du travail peut réduire le chômage. Nous avons été élus pour cela, nous devons le faire. Nous le faisons de manière souple mais en même temps de manière résolue. Mais maintenant, c'est aux négociateurs de prendre la main.

J.-P. ELKABBACH : Vous dites : nous avons été élus pour cela, c'est-à-dire que c'est une loi électorale et politique ? C'est pour répondre à un engagement électoral et politique ?

M. AUBRY : Nous avons été élus pour réduire le chômage et nous avons toujours dit que la réduction de la durée du travail était un des moyens parmi d'autres : nous faisons les nouveaux emplois par ailleurs, nous aidons les petites et moyennes entreprises, nous aidons les nouvelles technologies de l'information à se développer dans notre pays, nous relançons la consommation pour relancer la croissance. Tout cela pour réduire le chômage. C'est pour cela que nous avons d'abord été élus, puisque nous avons tous échoué là-dessus.

J.-P. ELKABBACH : Tout à l'heure, vous disiez : la loi sur les 35 heures est une piste. M. Seillière vous a répondu qu'il y avait une autre piste, c'est la liberté.

M. AUBRY : Qu'est-ce que cela veut dire la liberté quand on a aujourd'hui 5 millions de personnes qui sont sur le bord de la route et qui n'ont pas de place au sein de la société ? Qu'est-ce que c'est la liberté ? Cela veut dire qu'il faut mettre demain des chiens pour empêcher la délinquance un peu partout, cela veut dire qu'on a des gamins qui ne peuvent même plus aller à la cantine scolaire, cela veut dire que 40 % des enfants, aujourd'hui, en France, ne vont pas en vacances. Où est la liberté pour ces gens-là ?

J.-P. ELKABBACH : Donc, vous dites à M. Seillière qu'on a déjà vu le résultat de sa politique ? Mais il dit qu'il n'y a pas eu encore de politique libérale ?

M. AUBRY : M Seillière sait bien qu'en Europe, nous n'accepterons jamais qu'il y ait des millions de personnes sur le bord de la route, que, comme aux Etats-Unis aujourd'hui, 40 millions n'aient pas accès aux soins, qu'alors que les 20 % des plus riches ont gagné 30 % ces quatre dernières années, les 20 % les plus pauvres en ont perdu 25 %. Cela n'est pas le modèle européen et M. Seillière doit bien le savoir car c'est un homme intelligent qui connaît aussi bien l'administration que l'entreprise. Donc, construisons ensemble un modèle qui redonne à chacun sa place, qui s'appuie bien évidemment sur les réalités économiques mais qui soit capable d'innover.

J.-P. ELKABBACH : Demain, le CNPF va élire E.-A. Seillière à sa tête et Le Figaro Magazine le montre aujourd'hui en posture de boxeur, les deux poings prêts au combat. Vous l'avez vu ?

M. AUBRY : Je l'ai vu mais pour une fois, cela m'a fait plutôt plaisir. Il dit "je vais boxer contre le chômage" et non plus contre le Gouvernement. Peut-être a-t-il entendu les 43 % de chefs d'entreprise qui ont dit, dans un sondage la semaine dernière, que le CNPF avait tort d'attaquer ainsi le Gouvernement. Je ne parle pas des salariés mais je parle des chefs d'entreprise.

J.-P. ELKABBACH : Il va vous mener la vie dure !

M. AUBRY : La vie, nous la mènerons avec les chefs d'entreprise, ceux qui se battent dans la réalité des choses, qui se battent sur les marchés, qui se battent avec leur banquier, qui se battent pour être toujours plus innovants et ceux-là, j'en suis convaincue, vont négocier sur la durée du travail.

J.-P. ELKABBACH : Vous n'avez pas envie de le rencontrer rapidement ?

M. AUBRY : Je le rencontrerai quand il sera élu mais il passe son temps à nous dire que le CNPF ne sert plus vraiment à grand-chose, donc je vais voir des chefs d'entreprise en attendant, parce qu'eux, ils servent à créer des richesses et à créer de l'emploi.

J.-P. ELKABBACH : Vous ne craignez pas une tension dans les relations sociales ?

M. AUBRY : Non, je ne crois pas. On est en période électorale au CNPF...

J.-P. ELKABBACH : Vous le dites souvent mais la période électorale se termine et puis, il emploie le même vocabulaire ; il a l'air d'avoir envie !

M. AUBRY : On verra. Quand il sera élu demain, on verra bien. Mais de toute façon, si E.-A. Seillière considère que le CNPF n'a plus qu'un rôle de lobbying à tenir, s'il considère, contrairement à ses prédécesseurs, qu'il n'a aucun rôle à jouer dans la négociation interprofessionnelle, qu'il n'a aucun rôle à jouer pour faire passer aussi des messages aux chefs d'entreprise - battez-vous sur les marchés étrangers, soyez innovants, etc - moi, j'irai parler avec les branches et avec les entreprises. Mais si E.-A. Seillière veut venir me voir ou s'il souhaite même que j'aille le voir, je suis bien évidemment à sa disposition.

J.-P. ELKABBACH : N. Notat vient de dire que la CFDT n'a pas d'opposition de principe aux fonds de pension ou à l'épargne retraite. Le PS était plutôt contre, il paraît que le Gouvernement prépare un projet pour 1998 ?

M. AUBRY : Soyons clairs, nous n'avons jamais été contre l'épargne retraite. Nous savons que nous aurons besoin d'argent à moyen terme pour financer les retraites. Ce que nous avons contesté, dans une loi qui a été faite d'ailleurs extrêmement rapidement et votée extrêmement rapidement, c'est que l'on puisse donner des avantages en matière fiscale et en matière de cotisation sociale, à des fonds qui sont réservés à des individus et notamment à des cadres qui ont les moyens effectivement de mettre de l'épargne retraite. Nous, nous voulons des épargnes collectives qui servent au développement de l'entreprise, par exemple par des placements par actions. Nous ne souhaitons pas qu'une partie des rémunérations directes des cadres aujourd'hui passe dans ces fonds de pension pour ne pas payer de cotisations, ce qui porterait atteinte à la retraite par répartition à laquelle les Français sont extrêmement attachés et le Gouvernement aussi.

J.-P. ELKABBACH : A terme, on peut imaginer un progrès vers un système privé de Sécurité sociale ?

M. AUBRY : Non, certainement pas. En tout cas, tant que nous serons là, ce système n'aura pas lieu. En revanche, aider les individus collectivement à financer une partie de leur retraite en épargnant de l'argent, bien sûr, et c'est ce que nous allons faire. Ce n'est pas la loi Thomas.

J.-P. ELKABBACH : Six mois de cohabitation paraissent à certains une éternité. Le Président de la République ne croit pas à vos choix politiques ou idéologiques. Cela commence à peser sur vos nerfs, sur votre moral ou pas ?

M. AUBRY : Pas du tout. Le Président de la République est charmant avec nous tous d'ailleurs et il a le droit de dire qu'il est en désaccord quelquefois. Je trouve d'ailleurs qu'il le dit modestement et parfois à petite voix.

J.-P. ELKABBACH : Vous avez l'art de minimiser chaque fois les réserves du Président de la République !

M. AUBRY : Je ne minimise pas !

J.-P. ELKABBACH : Un jour, on verra que c'est une astuce et une tactique aussi !

M. AUBRY : Pas du tout ! Quand j'entends le Président de la République dire "c'est la voie que vous avez prise pour les 35 heures qui ne me plaît pas", il ne conteste pas les 35 heures. Or beaucoup, dans sa majorité, contestent les 35 heures.

J.-P. ELKABBACH : Donc, il peut continuer ?

M. AUBRY : Il remplit son rôle politique, c'est le Président de la République, le Gouvernement gouverne. Nous respectons ses pouvoirs, il respecte les nôtres. Je crois que c'est cela, la démocratie.

J.-P. ELKABBACH : Attention au surmenage, vous avez vu ce qui est arrivé à E. Guigou ! Elle va bien ?

M. AUBRY : Ecoutez, je l'ai eue ce week-end, elle va beaucoup mieux.

J.-P. ELKABBACH : On espère la recevoir bientôt.

M. AUBRY : J'espère aussi.