Texte intégral
Le Figaro - 3 décembre 1997
Le Figaro : Le projet Chevènement ne prévoit pas l’abrogation des lois Pasqua-Debré. N’est-ce pas pour vous une satisfaction ?
Jean-Louis Debré : J’ai au contraire le sentiment que ce texte abroge les lois antérieures car il modifie considérablement la législation. Sous l’apparence de la fermeté, il est en fait laxiste. Toute la philosophie du texte que j’ai fait voter en 1996 était de rendre plus efficaces les lois de 1993, de faire en sorte que l’État soit respecté. Car, à la pratique, je m’étais rendu compte de certains dysfonctionnements et d’une relative impuissance de l’État.
Or, le projet Chevènement organise systématiquement la paralysie de l’État : par exemple en étendant aux enfants de précédents mariages d’un étranger le bénéfice du regroupement familial, en prévoyant l’impunité d’un parent qui aura fait venir un membre de sa famille de façon irrégulière, en interdisant l’appel du procureur d’une décision du juge de prolonger la rétention d’un étranger en situation illégale. Avec M. Chevènement, c’est l’immigration « portes ouvertes » ! C’est tellement vrai que les reconduites effectives à la frontière ont baissé de 15 % depuis cinq mois. Le gouvernement veut faire croire, veut donner l’impression, et semer l’illusion… mais, en réalité, il n’a pas la volonté politique de lutter contre l’immigration clandestine.
En créant des « appels d’air » fantastiques à l’immigration, ce texte sera dramatique dans ses conséquences. Combiné avec la circulaire de juin dernier, il va permettre toutes les régularisations possibles. Et la France va se mettre au ban de tous les pays européens.
Le Figaro : Devant l’horreur de la situation en Algérie, peut-on s’opposer à l’extension du droit d’asile aux « combattants de la liberté » ?
Jean-Louis Debré : C’est tellement plus facile d’être généreux ! Mais aujourd’hui la France peut-elle s’ouvrir à tous les opposants du monde ? Le gouvernement est en train de jouer avec le feu. Car en étendant le droit d’asile aux « combattants de la liberté », notion qui n’a pas été juridiquement définie, il va ouvrir nos portes à toutes les ethnies qui, depuis des années, s’affrontent, notamment en Afrique, et qui vont exporter chez nous un certain nombre de luttes tribales ou ancestrales. Ce n’est pas ainsi que l’on va donner une image forte de la France et, de surcroît, c’est à bien des égards une ingérence dans les affaires des États indépendants. Les socialistes ne semblent pas avoir réalisé que la décolonisation avait eu lieu !
Le Figaro : Vous avez été très présent dans le débat sur la nationalité, en qualifiant le projet Guigou de « faute politique ». Mais la page n’est-elle pas tournée ?
Jean-Louis Debré : Ce qui me frappe, c’est l’embarras du gouvernement. Pourquoi ne consulte-t-il pas les Français par référendum sur un sujet qui touche à l’âme même de la France ? En réalité, le gouvernement a peur du verdict des Français. Il veut les mettre devant le fait accompli. C’est tellement vrai qu’il a recours à la procédure d’urgence pour faire passer son projet à la sauvette, c’est-à-dire que ce sont seulement 14 députés et sénateurs qui vont statuer définitivement sans nouveau débat public. Je reste partisan, sur un sujet aussi essentiel, d’un recours à la démocratie directe.
Le Figaro : Sur un sujet aussi essentiel, comment expliquez-vous le silence du chef de l’État ?
Jean-Louis Debré : C’est au gouvernement de prendre ses responsabilités. Je crois savoir que le président de la République a émis des réserves sur ce texte en Conseil des ministres, comme la presse s’en est fait l’écho.
Le Figaro : Tout au long du débat sur la nationalité, droite et gauche se sont accusées mutuellement de complaisance à l’égard du Front national. Lionel Jospin a mis en garde l’opposition contre la « tentation mortelle d’alliances électorales perverses » avec le FN. N’est-ce pas la question qui vous mine ?
Jean-Louis Debré : La prétention fait perdre au Premier ministre la mémoire. Je m’en étais déjà rendu compte quand il avait abordé la question de l’histoire du communisme. Nous avons découvert que Lionel Jospin est un manipulateur de l’histoire. Avec le FN, c’est la même chose. Le Premier ministre donne des conseils non seulement à sa majorité, mais aussi à l’opposition – quelle prétention ! Il oublie de dire que c’est la gauche qui a fait le Front National, en modifiant le mode de scrutin en 1986, pour permettre l’élection de députés FN. C’est la gauche qui, sans arrêt, évoque le problème du droit de vote des étrangers aux élections locales, pour pousser les Français à l’exaspération. Et aux dernières législatives, ce sont plus de cinquante députés PS qui ont été élus au second tour grâce au maintien des candidats du FN. Le PS a donc délibérément profité du FN. Et quand le gouvernement Jospin présente de nouveaux textes sur l’immigration, c’est pour agiter le chiffon rouge devant les électeurs FN. Bref, la collusion à l’égard du FN, c’est avec la gauche qu’on la trouve, pas avec la droite.
Le Figaro : Mais comment expliquez-vous que deux députés RPR, Nicole Catala et Robert Pandraud, aient dû justifier leur non-participation au vote sur des amendements FN ?
Jean-Louis Debré : Nous ne nous sentons pas du tout en situation défensive. Et dans l’approche de l’immigration, il y a un monde entre le FN et nous. Les extrémistes de droite refusent le principe même de toute immigration, rejettent les étrangers, manifestent à tout propos antisémitisme et xénophobie. Nous, nous voulons lutter dans un cadre républicain contre l’immigration irrégulière pour des considérations économiques et sociales, parce que la France n’a pas les moyens d’accueillir toute « la misère du monde », comme disait Michel Rocard. Ces combats sont de nature différente.
J’ajoute que ce qui est dangereux pour la République, c’est de voir que ce gouvernement socialiste fait, chaque fois qu’il le peut, la publicité des extrémistes de droite à travers son discours, son attitude, ses lois. Les socialistes ne peuvent plus ouvrir la bouche sans parler du FN !
Le Figaro : Ne sommes-nous pas à un tournant de la cohabitation ?
Jean-Louis Debré : Les socialistes sont entrés en campagne présidentielle. Lionel Jospin sait très bien qu’il va échouer dans la lutte contre le chômage, et que certains de ses camarades, au sein du PS – je pense à Laurent Fabius, Martine Aubry ou Dominique Strauss-Kahn – comptent leurs troupes, se préparent pour l’avenir. Donc, avant d’être contesté politiquement, le premier ministre voudrait marquer son territoire, éliminer ses concurrents avant de subir une inévitable usure politique. Il cherche à éviter d’être doublé par certains de ses camarades socialistes, voulant les prendre de vitesse. Il est entré en campagne présidentielle, ce qui est mauvais pour l’État et pour la France.
Lionel Jospin n’a d’ailleurs pas d’autre solution que de faire de la surenchère. Il est isolé au plan européen. La majorité dite plurielle est beaucoup plus divisée qu’il n’y paraît. Les communistes et les Verts viennent de s’abstenir sur le projet Guigou, et ils marquent sans arrêt leurs différences. Tout cela va tenir cahin-caha jusqu’aux élections régionales, mais Lionel Jospin a conscience qu’il n’a plus de majorité cohérente.
Le Figaro : Vous avez déclaré récemment que les partis ne sont pas éternels. Quel pessimisme !
Jean-Louis Debré : Non, c’est l’expression de la réalité. On l’a vu sous la IIIe République, mais aussi en Angleterre, en Italie. Les partis politiques sont mortels. Le RPR, comme les autres, est mortel. Ce n’est pas une raison pour le faire disparaître. Nous n’avions pas d’autre choix, après l’échec des législatives, que de faire un retour sur nous-mêmes. Je me réjouis de l’effort de rénovation entrepris par Philippe Séguin. Il portera tôt ou tard ses fruits. Je vois poindre un RPR revitalisé, à la fois opposant et résolu, et force de propositions pour l’avenir.
Le Figaro : Au sein du RPR, certains, comme Charles Pasqua, sont favorables à des listes séparées pour les régionales, et d’autres, comme Édouard Balladur, prônent des listes uniques. Quelle est votre religion ?
Jean-Louis Debré : La logique du scrutin proportionnel est celle de listes séparées. Mais il y a une seconde logique, politique celle-là, qui est de répondre à l’appel des Français pour l’union des forces de l’opposition. Je crois que la logique politique doit l’emporter. Il faut faire des listes d’union.
RTL - mercredi 3 décembre 1997
J.-P. Defrain : C’est un réquisitoire que vous prononciez ce matin dans « Le Figaro » sur le projet Chevènement sur l’immigration. Moi, je voudrais savoir ce qui s’est passé entre la présentation du rapport Weil, il y a quelques mois, et aujourd’hui. Vous aviez plutôt relativement bien accueilli ce rapport alors qu’aujourd’hui vous démolissez complètement le projet de loi de M. Chevènement ?
J.-L. Debré : Je pense que vous avez mal lu ce que j’ai dit aux mois de juillet et août. J’ai dit qu’il y avait trois lois qui étaient en préparation. En réalité, ils en ont fait deux. Une loi qui consistait à modifier l’acquisition de la nationalité française. J’avais dit, je dis, je continue à dire que la loi que les socialistes ont votée est mauvaise. On ne brade pas la nationalité française. Et nous sommes contre l’automaticité de l’acquisition de la nationalité française. Je vais prendre un exemple pour être très précis : un étranger, même s’il est né en France, est-il acceptable qu’il devienne automatiquement français alors qu’il a tué, alors qu’il a assassiné une vieille femme, qu’il a violé ou qu’il a agressé des commerçants ? Les socialistes disent oui, nous disons non. Voilà ce qui nous sépare. Deuxième texte que préparent les socialistes, c’est le texte sur l’immigration. Il y a dans ce texte une disposition qui me va, et c’est ce que je disais au mois de juillet, qui était la prolongation de la durée de la rétention administrative. Elle était de sept jours quand je suis arrivé, je l’ai fait passer à dix et les socialistes qui m’avaient critiqué, qui avaient fait descendre les gens dans la rue l’ont fait passer à douze. Il y avait une deuxième disposition qui me convenait, qui était les certificats d’hébergement. Ils les ont faits disparaître. Mais je disais aussi qu’avant de me prononcer définitivement, je voulais étudier attentivement les dispositions. Or, je vais vous donner quelques exemples, rapidement. Aujourd’hui, lorsque le juge refusera la prolongation de la rétention d’un étranger, on interdit au procureur de la République, contrairement à tous les principes du droit, de faire appel. Aujourd’hui, avec les socialistes, grâce à l’extension du regroupement familial, quelqu’un pourra faire venir en France les enfants qu’il a eus de précédentes unions. Vous voyez que, dans certains pays, on accepte la polygamie. On pourra faire venir en France tous les enfants nés d’une précédente union, mais on pourra aussi, en vertu de l’apparition d’une nouvelle notion, le lien familial et personnel, faire venir les femmes qui ont donné les enfants de ces précédentes unions. Je peux multiplier les exemples. Et je vous montre qu’en fait, les socialistes, avec cette loi, ouvrent grandes les portes de l’immigration.
J.-P. Defrain : Mais est-ce que les lois Debré, Pasqua sont abrogées ?
J.-L. Debré : Complètement.
J.-P. Defrain : Alors pourquoi les associations et une partie de la gauche, les communistes et les Verts disent : nous, on veut l’abrogation des lois.
J.-L. Debré : Les associations ont été trompées par les socialistes. Lorsque le Gouvernement est arrivé, il y a eu la circulaire du mois de juin qui devait permettre la légalisation de tous les sans-papiers de France. Et le Gouvernement, sans réfléchir, a fixé un certain nombre de critères et il s’est rendu compte que les critères qu’il avait fixés ne permettaient pas la régularisation de tout le monde. Alors la loi vient au secours de cette circulaire pour ouvrir les portes. Et puis, au-delà des textes, au-delà des déclarations, il y a la réalité. Or, depuis cinq mois, les reconduites effectives à la frontière ont diminué de 15 %. Cela veut dire que le Gouvernement en réalité n’a pas la volonté politique de lutter contre l’immigration illégale, mais comme il sait très bien que sa politique ne reçoit pas l’assentiment de tout le monde, il essaye de cacher cette politique en disant qu’il est ferme et qu’il ne modifie pas les lois de 1993 et celles de 1997. Le Gouvernement est en pleine hypocrisie.
J.-P. Defrain : Mais d’autres vont vous dire que s’il y a moins de reconduites, c’est parce qu’il y a moins d’entrées en France, parce que c’est plus difficile d’y entrer.
J.-L. Debré : Je vais vous poser une question qui montre bien la difficulté dans laquelle se trouve le Gouvernement et M. Chevènement en particulier. Lorsque j’étais au Gouvernement, il y avait des gens qui étaient en situation illégale et qui étaient clandestins. Le Gouvernement a dit à tous ces clandestins : venez dans les préfectures, on va essayer de vous régulariser. Et puis, on ne les régularise pas. Alors de deux choses l’une : ou le Gouvernement devient complice de ces gens qui sont en situation illégale, mais qui ne sont plus clandestins et, c’est ce qu’il fait, il les tolère sur le territoire français ou alors il les renvoie. Comme il ne veut pas les renvoyer, il devient complice de gens qui violent la loi française. Or, la République que nous souhaitons, que nous aimons, repose sur un principe très simple, très primaire : c’est le respect de la loi par tous. Or, le Gouvernement aujourd’hui organise les violations de la loi.
J.-P. Defrain : Jean-Pierre Chevènement estimait que l’opposition avait les mêmes positions que le FN.
J.-L. Debré : Je crois que c’est un problème suffisamment grave et suffisamment préoccupant pour qu’on ne se détermine pas en fonction des uns ou des autres, mais en fonction de ses convictions. Et je voudrais que M. Chevènement soit un peu plus modeste parce que si, aujourd’hui, il est ministre de l’Intérieur, c’est qu’aux dernières élections législatives, plus de 50 députés socialistes ont été élus parce que le FN a maintenu ses candidats au second tour. Je n’ai de leçon à recevoir de personne et je me détermine en fonction de l’amour que je porte à mon pays et de la conviction qu’il faut accepter l’immigration, mais ne pas accepter l’immigration irrégulière. Il faut contrôler les flux migratoires.
J.-P. Defrain : Ce matin, vous avez célébré les 65 ans du chef de l’opposition ?
J.-L. Debré : Vous déformez tout. Les amis du président de la République, comme chaque année, ont fêté ensemble l’anniversaire du Président dans une ambiance sympathique, familiale et conviviale. Quoi de plus normal que d’être heureux de se retrouver ensemble.
J.-P. Defrain : Mais vous êtes restés une heure ensemble ; vous avez discuté ?
J.-L. Debré : J’ai trouvé que ça passait très vite. J’étais heureux de trouver à côté de Jacques Chirac, Édouard Balladur, Philippe Séguin, Alain Juppé. Oui, nous étions tous heureux de nous retrouver et tous heureux de fêter un bon anniversaire à Jacques Chirac.
J.-P. Defrain : Estimez-vous que, sur l’affaire de l’immigration, le chef de l’État doit s’exprimer puisqu’il n’est pas resté silencieux sur l’affaire des 35 heures ?
J.-L. Debré : Je n’ai pas de conseil à donner au président de la République.
La Dépêche du Midi - 4 décembre 1997
La Dépêche du Midi : En quoi le projet Chevènement ne résoudra-t-il pas, à vos yeux, le problème de l’immigration ?
Jean-Louis Debré : C’est une vraie bombe à retardement ! Non seulement il ne le résout pas, mais il ravive les passions sur un dossier sensible qui ne peut que diviser les Français.
Tout d’abord, il entretient la confusion des esprits sur le droit d’asile. Le gouvernement Jospin s’apprête à ouvrir les portes de la France à de nouvelles catégories d’étrangers réunis sous le vocable de « combattants de la liberté » : tous ceux qui s’estimeront persécutés par leurs voisins, victimes des guerres tribales, ethniques ou religieuses qui ensanglantent le monde auraient donc vocation à trouver refuge en France. Au moment où nos voisins européens modifient leur législation en ce domaine et restreignent le droit d’asile, nous faisons le contraire et nous nous apprêtons à recevoir tous les opposants du monde.
Concernant l’entrée et le séjour des étrangers, le gouvernement organise rien moins que la paralysie de l’État, et les dispositions du projet Chevènement ne permettront plus à la France de contrôler les flux migratoires.
La Dépêche du Midi : Comment concilier reconduite aux frontières et préservation de la dignité humaine ?
Jean-Louis Debré : Certains cas précis justifient, en effet, une reconduite. Pourquoi donc avoir honte d’appliquer la loi, qui est la même pour tous et doit être respectée par tous sur l’ensemble du territoire ? Un étranger en situation irrégulière, c’est-à-dire une personne qui viole délibérément les lois de la République, doit évidemment quitter la France. Il n’y a là rien de choquant.
Une des premières décisions prises par Jean-Pierre Chevènement a été de stopper les charters. Lorsque j’étais ministre de l’intérieur, les reconduites effectives à la frontière avaient doublé en l’espace de deux années, avec un taux d’exécution de 30 % en 1996, et le regroupement familial avait marqué une chute de moins 58 % par rapport à 1992. Voilà des faits, voilà des chiffres. Or, les dispositions du projet Chevènement ne permettront plus à la France de maîtriser son immigration.
La Dépêche du Midi : Quel est le seuil d’immigration supportable par les pays développés ?
Jean-Louis Debré : Sur ce sujet très sensible et très important, il faut être responsable et lucide. Ne pas faire preuve de démagogie ni tomber dans l’angélisme. C’est la meilleure façon de lutter contre les extrêmes et les solutions simplistes.
Jean-Pierre Chevènement lui-même l’a reconnu. « On ne peut traiter le problème des flux migratoires dans un pays comptant plus de cinq millions de chômeurs comme on le ferait dans un pays connaissant le plein emploi. » Soit, nous sommes tous d’accord ! Mais je demande à M. Chevènement et au gouvernement pluriel : où est donc la logique entre ce qui est dit et ce qui est fait ?