Texte intégral
Paris Match. - Un an après ce terrible accident médical qui a ému de nombreux français, ce retour de l'autre côté du miroir, en cette dernière rentrée de fin de siècle, que fait, que pense Jean-Pierre Chevènement ?
Jean-Pierre Chevènement. - Croyez-vous vraiment que cela intéresse nos compatriotes ? Si vous voulez le savoir, je fais énormément de choses. Tenez, en ce moment, je m'occupe des pompiers !… Ce qui me frappe, c'est l'écart immense entre la réalité des politiques que je mène dans des domaines très variés et la façon dont cela n'est pas restitué au-dehors, sinon à travers quelques petites phrases sans rapport avec mon vrai travail.
P. M. - Vous avez réuni vendredi tous vos conseillers pour tenir un séminaire. Pour quoi faire ?
J.-P. C. - Nous avons parlé de la police de proximité. Le 20 septembre, à la Villette, nous allons faire le point sur les contrats locaux de sécurité. Plus de 300 sont signés à ce jour. Nous avons aussi parlé des 13 000 adjoints de sécurité, ces jeunes que l'on reconnaît à leur casquette « bleu Loire ». Enfin, nous avons travaillé sur l'extension à toute la France, d'ici à 2002, de cette police de proximité aujourd'hui expérimentée sur 64 sites. Nous voulons répondre à cette délinquance au quotidien qui est un souci majeur des français. Notre deuxième sujet de travail a porté sur l'intercommunalité. Notre objectif est de créer, à bref délai, une cinquantaine de communautés d'agglomérations. Puisqu'il est très difficile de réduire le nombre de ces 36 000 communes qui sont aussi un grand atout, nous allons les faire mieux travailler ensemble. Cette réforme votée de façon consensuelle le 12 juillet dernier va changer la carte du territoire. Elle permettra la fin des ghettos et le retour à la convivialité. Une vraie révolution dont personne ne parle ! Notre troisième dossier concernait l'accès à la citoyenneté. Si nous n'intégrons pas les enfants des immigrés installés dans notre pays, si nous ne les mettons pas dans le coup en faisant fond sur leurs qualités, nous nous préparons de très rudes lendemains.
P. M. - Et la modernisation des préfectures ?
J.-P. C. - Cela permettra de mieux servir le public d'abord, et l'accueillir sans contrainte pour toutes les formalités. La réforme de l'État, ensuite, donne un rôle central aux préfectures pour promouvoir l'action de l'État autour des préfets compétents, dynamiques… C'est vraiment la colonne vertébrale de l'État. Enfin, nous avons discuté de la départementalisation des services d'incendie et de secours, un grand chantier au service de français. Voilà. On a vraiment bien travaillé. Retroussé les manches.
P. M. - Vous voulez donc fabriquer le bonheur des français !
J.-P. C. - Nous essayons seulement de leur éviter beaucoup de désagréments.
P. M. - Parlons une dernière fois de votre accident, si étrange. Vous y semblez indifférent comme s'il s'était agi d'une péripétie. On a le sentiment qu'il est arrivé à quelqu'un d'autre qu'à vous-même ?
J.-P. C. - Pour me faire plaisir, l'un de mes amis m'a envoyé hier la une qu'un journal avait préparée il y a un an : « Chevènement est mort ». Ça m'a fait beaucoup rire. Vous savez, j'ai moins souffert que beaucoup d'autres autour de moi, et pour cause, j'étais inconscient ! En voyage. Un voyage très formateur ! D'où je suis revenu, bien sûr, avec une idée claire : si l'on vit, c'est pour réaliser quelque chose ! Et au ministère de l'intérieur, il y a énormément de choses à faire : la vie des communes, le grand banditisme, la violence, la citoyenneté. Au risque de vous paraître immodeste, je pense avoir laissé ma marque au travers de quelques grandes lois. Par exemple, celle sur l'immigration et le droit d'asile. Une loi juste et raisonnable. Elle a mis un terme à des polémiques malsaines entre la gauche et la droite et enlevé le pain de la bouche à l'extrême droite, dont les scores ont considérablement chuté. La xénophobie a reculé. Tout cela tient la route dans la durée.
P. M. - Autour de quel principe ou slogan s'articulent toutes ces réformes ?
J.-P. C. - C'est la République, la nation, l'État républicain au service des citoyens. Nous avons un destin commun. Quelque chose à nous dire et à faire ensemble. L'intérêt commun des français, c'est une affaire de débat et ensuite de réglage démocratique : il faut placer le curseur au bon endroit. En France, il y a les couches populaires, les exclus, les classes moyennes. Mais il y a aussi les couches supérieures, celles qui profitent de la mondialisation ou, si vous préférez, du système. Bien sûr qu'il faut que la machine tourne, mais l'intérêt commun, c'est de trouver un point d'équilibre pour maintenir la solidarité de l'ensemble. En deux ans, le gouvernement a fait reculer le chômage de 11 %, 700 000 emplois ont été créés, la parité avec le dollar est devenue réaliste, les taux d'intérêt sont maintenus bas ; la justice sociale passe d'abord par cette « autre politique ». Il convient également de garder un oeil sur l'outil de production, afin que les centres de décision de notre économie ne passent pas à l'étranger.
P. M. - Justement, vous demandez la mise en place d'un observatoire des « structures productives ». On revient trente ans en arrière !
J.-P. C. - A l'époque c'était la tâche du ministère de l'industrie. Aujourd'hui, un laboratoire, même privé, devrait faire ce travail d'analyse essentiel.
P. M. - Face à la mondialisation, qui, justement, passe par-dessus la tête des décisions des Républiques, vous êtes le dernier des mohicans !
J.-P. C. - Bien sûr qu'il faut « jouer » le monde ! Mais la mondialisation, c'est un phénomène subi ! C'est un constat, ce n'est pas un projet ! Et la République, parce qu'elle est humaine, est là justement pour nous aider à maîtriser la mondialisation. Un battement d'ailes de papillon en Asie qui provoque une tempête sur la Manche, est-ce là, aujourd'hui, le fin du fin de la politique ?
P. M. - Et cela nous ramène à la guérilla des paysans contre les symboliques McDonald's.
J.-P. C. - Les agriculteurs ont raison de manifester contre certaines décisions américaines conduisant, par exemple, à taxer le roquefort à 100 %. On peut comprendre leurs motivations. Celle des producteurs de fruits et légumes face à la politique de grands groupes comme Carrefour-Promodès. Ça n'est pas choquant. Pour autant, on attend bien évidemment pas du ministre de l'intérieur qu'il approuve des actes de saccage. J'incite les manifestants à méditer un vieux dicton socialiste : « Ne s'interdire aucun moyen… même légal. » Ils se feront ainsi plus sûrement comprendre.
P. M. - A l'intérieur de la majorité plurielle, et chez certains intellectuels vous êtes l'objet d'une vraie haine. Vous avez parlé d'une « mort virtuelle » comme objectif de certains de vos « exécuteurs »… Il y a un rude clivage.
J.-P. C. - Je me suis interrogé sur le sens profond de ces campagnes : tout cela vient sans doute de la place que, dans ma réflexion, j'accorde à la nation ! Sans elle, on ne peut concevoir un monde organisé. Jaurès a dit : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Je ne suis pas d'accord avec l'idée que la France doit se dissoudre par l'effet de la mondialisation. Nous devons conserver une voix, et surtout un certain nombre de « manettes ». La France ne doit pas se défaire parce qu'elle est l'espace de la démocratie et de la solidarité.
P. M. - Même à travers le débat sur un choix technique, celui de l'énergie nucléaire, qui vous oppose violemment à Dominique Voynet, on retrouve votre volonté de défendre « l'indépendance de la France ».
J.-P. C. - Avec Dominique Voynet, il ne peut y avoir de querelles très graves, puisqu'elle est, comme moi, franc-comtoise ! Mais il faut mettre en route l'E.p.r., la nouvelle génération de réacteurs électronucléaires. C'est un atout pour la France. Le nucléaire et l'énergie la plus propre, la seule à ne pas accroître « l'effet de serre ». Au milieu du siècle prochain, il y aura 10 milliards d'humains. Avec quelle énergie vont-ils vivre ? Sous prétexte de déchets nucléaires, ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain. L'uranium ? On l'extrait. On peut donc l'enfouir à nouveau. La radioactivité est naturelle. Savez-vous que le Soleil est une bombe H ? Il a pourtant beaucoup d'effets bénéfiques ! Prenons toutes les précautions nécessaires, mais n'agitons pas des peurs qui n'ont pas lieu d'être. Le « principe de précaution » ne doit pas tuer l'innovation. En 1983, j'ai créé le comité de bioéthique médicale. Je suis donc sensible aux risques d'une application mal maîtrisée de la science. Mais la vie suppose aussi des risques. Et à vouloir les supprimer tous, on arrêterait tout simplement la vie.
P. M. - Toujours au nom de « l'intérêt de la France », le verdict rendu à propos du regroupement BNP-Société Générale vous a mis en colère.
J.-P. C. - Il faut être attentif aux décisions prises par des instances administratives, indépendantes, déconnectées du suffrage universel. C'est le cas de ce CECEI, créé en 1984, à une époque où le secteur bancaire était tout entier nationalisé. On se rend compte aujourd'hui que ce conseil a un pouvoir exorbitant. Jusqu'à empêcher cette fusion BNP-Société Générale dont la majorité des gens compétents pensent qu'elle était l'intérêt de la France. Au gouvernement, j'ai donné mon point de vue la veille de la décision du CECEI. Mais les dés n'ont pas fini de rouler : un débat salubre s'est ouvert.
P. M. - Que répondez-vous à ceux qui disent que Chevènement-Pasqua, les « souverainistes », c'est blanc bonnet et bonnet blanc ?
J.-P. C. - Je n'emploie pas le mot « souverainiste ». Ça fait un peu québécois et nous ne sommes pas encore dans la situation du Québec. Moi, je dis « Patriote, Républicain… ». Et je réponds que l'on peut être également attaché à la France et ne pas être sur la même longueur d'onde quant aux choix à faire à l'intérieur du pays.
P. M. - Pendant la campagne de l'Otan contre la Yougoslavie, vous avez déclaré : « Je pense très fort. Et sans que j'ai besoin de faire des discours, tout le monde me comprend ». Un bel exemple de communication muette. Que pensez-vous aujourd'hui ?
J.-P. C. - Avec un peu de recul, l'on peut voir que j'ai surtout eu tort d'avoir raison trop tôt. Le texte que j'ai distribué à mes collègues ministres, au début des frappes sur la Yougoslavie, disait des choses de bon sens. Il ne faut pas penser que nous allons instaurer le paradis sur terre. Nous ne sommes que des hommes. Pas des dieux. Si l'on ne fait pas des choix raisonnables, on se retrouve dans une situation pire qu'avant. Dans les résultats que l'on voit aujourd'hui au Kosovo, il n'y a rien qui ne figurât dans l'énoncé du problème au départ on n'a pas évité une épuration ethnique à l'envers. Dans cette affaire, je me suis exprimé de façon très minimaliste : « Est-ce que les moyens choisis sont bien adaptés à l'effet recherché ? » Je me suis aussi préoccupé du sort des serbes du Kosovo fin juin. Mais alors, quel concert d'imprécations !
P. M. - Le combat des sans-papiers semble s'essouffler. Vous, vous êtes ferme sur vos positions ?
J.-P. C. - Nous avons mené une régularisation sur des critères d'humanité (liens familiaux, bonne intégration). Il y a 60 000 déboutés. Mais il y a 200 000 ou 300 000 clandestins sur notre territoire. Si, en dehors des critères que nous avons fixé, nous régularisons les 60 000 déboutés, qu'allons-nous répondre à ces 200 000 ou 300 000 irréguliers ? Chaque année, la France accueille 100 millions de personnes sur son territoire, essentiellement des acteurs de la vie économique et des touristes. Il ne faut donc pas confondre la liberté de circulation avec celle d'installation. La France a le droit de dire qui elle accueille et qui elle refuse. On ne peut laisser faire n'importe quoi ! Il faut un équilibre. Regardez la ghettoïsation de certains quartiers de la banlieue parisienne. C'est humainement intolérable.
P. M. - Vous avez fait un voyage en Algérie. Qu'en avez-vous retiré ?
J.-P. C. - Je pense que nous avons tourné une page dans nos relations afin de reprendre une collaboration à haut niveau. Lorsque j'étais jeune sous-lieutenant en Algérie, je pensais que ce pays devait être indépendant. Mais en gardant une amitié, un lien fort avec la France. C'est un pays magnifique. J'y ai des amis chers. Je crois que le président Bouteflika est un homme d'État. Ce qui manquait depuis longtemps à l'Algérie. Pour qu'il y ait un État, chose nécessaire dans ce pays encore très jeune, il faut un chef d'État. Bouteflika, c'est une chance pour l'Algérie.
P. M. - La tempête corse, le typhon des paillotes retombé… que se passe-t-il sur l'île alors que Lionel Jospin s'y rend en visite pour la première fois ?
J.-P. C. - Nous avons marqué beaucoup de points. La violence a beaucoup diminue. La saison touristique n'avait pas été aussi bonne depuis bien longtemps. La confiance revient.
P. M. - Et Yvan Colonna, l'assassin de Claude Erignac, court toujours.
J.-P. C. - Nous l'arrêterons. Regardez ce qui vient de se passer pour ces délinquants corses qui s'étaient cachés au Nicaragua. Nous les avons retrouvés. Dans l'affaire Erignac, le travail de la police a été exemplaire.
P. M. - Reste le préfet Bonnet, incarcéré, mis en examen…
J.-P. C. - Je défends, non pas le préfet Bonnet, mais la présomption d'innocence. Là-dessus, c'est à la justice d'agir. Moi, j'ai ma petite idée…
P. M. - Vous qui parlez encore latin et le grec ancien, vous le littéraire qui écrivez des livres sur la société, n'avez-vous pas aujourd'hui la tentation de reprendre la plume ?
J.-P. C. - Vous voulez absolument que j'entre à l'Académie française ? Ce serait, bien sûr, une façon de me rendre vraiment « immortel »…