Interview de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, à France Inter le 20 juillet 1999, sur le doublement des droits de douanes sur les produits agroalimentaires européens importés aux Etats-Unis comme mesure de rétorsion commerciale après l'embargo européen sur le boeuf aux hormones américain.

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Média : France Inter

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Q - Les États-Unis vont taxer le foie gras, le Roquefort, les truffes – des symboles français dont les droits de douane vont doubler – le porc allemand et danois ou encore les tomates italiennes Des dizaines de produits d'Europe vont être ainsi punis à partir du 29 juillet. Les Américains ont décidé de prendre ces sanctions en raison du refus, depuis 10 ans, de l'Europe d'importer du boeuf aux hormones. Il y a quelques jours l'Organisation Mondiale du Commerce avait donné son feu vert à des compensions pour les Américains, à hauteur de 117 millions de dollars.
Les batailles entre grands blocs commerciaux sont jalonnées de ces coups de bluff, de ces chantages qui se finissent parfois par des compromis. Pour le boeuf aux hormones, les Américains et l'OMC mettent en avant la liberté du commerce. Les Européens, échaudés par l'affaire de “la vache folle”, souhaitent être sûrs que le boeuf américain n'est pas dangereux pour la société des consommateurs.
Les producteurs de Roquefort, de foie gras, de truffes, de moutarde, de jambon, de pâtés et j'en passe, des sociétés françaises et européennes concernées, doivent-ils vraiment s'inquiéter ce matin ? C'est sérieux ?

– « Oui, je crois que c'est sérieux. En même temps, la partie n'est pas finie. C'est une partie qui dure depuis des années, c'est une étape dans cette partie qui est longue et qui trouvera son aboutissement peut-être dans des mois, voire peut-être encore plusieurs années. Ça fait dix ans que l'Europe refuse d'importer du boeuf américain aux hormones pour des raisons qui relèvent de la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire des aliments. C'est vrai que dans un commerce international où l'OMC essaye d'imposer des règles, nous sommes tenus, nous les Européens, de prouver que nous ne nous abritons pas derrière un prétexte mais que nous avons la preuve que ce boeuf aux hormones est dangereux. Donc, nous devons faire ces preuves scientifiques. Ce qui est vrai c'est que jusqu'à maintenant, nous n'avons pas pu achever à temps les études qui ont été commandées par l'Union européenne. Donc, au moment où l'OMC nous avait fixé une date d'arbitrage – c'était au début du mois de mai – nous avons fourni des débuts de preuves mais pas des preuves, suffisantes. Donc l'OMC a dit : dans ces conditions je ne peux qu'arbitrer en votre défaveur et faire en sorte que vous payez des compensations aux Américains. Voilà, nous en sommes là. Mais les études que nous, nous avons commandées à des scientifiques – il y en a beaucoup, presqu'une vingtaine – sont en cours et elles seront achevées d'ici quelques mois. Les résultats intermédiaires que nous avons montrent que le boeuf aux hormones est dangereux et que certaines hormones qui sont employées dans les élevages américains sont cancérigènes. Donc nous ne pouvons pas céder sur ce point. Si nous avons la preuve formelle et scientifique que ces hormones sont dangereuses et cancérigènes, il est hors de question pour l'Europe, qui sur ce point est totalement unanime, d'accepter d'importer du boeuf aux hormones. »

Q - Mais les Américains ont tout de même des arguments, ils ont le droit commercial de leur côté – l'OMC a donné son feu vert –, et puis ils en mangent du boeuf aux hormones.

– « Oui, les Américains mangent du boeuf aux hormones, vous avez raison de le dire. »

Q - Ils n'ont pas une politique sanitaire si laxiste que ça ?

– « Ils n'ont pas une politique sanitaire si laxiste que ça, encore que ! Quand on nous montre les États-Unis comme un modèle de sécurité alimentaire parce qu'ils ont une fameuse Agence – Drug and Food Administration Agency – qui permet soi-disant de repérer tous les dangers sanitaires, c'est aussi le pays au monde où on mange le plus mal, où il y a des cas de listériose. Par exemple : savez-vous combien il y a eu de morts aux États-Unis de listériose, l'année dernière ? Probablement 900 ! Et encore, on ne le sait pas officiellement parce qu'ils ne veulent pas le dire d'une manière publique. On ne peut pas dire que le modèle alimentaire américain soit extrêmement équilibré et exempt de tout reproche. On mange un peu n'importe quoi aussi là-bas. »

Q - “La valle folle”, ça s'est passé chez nous.

– « Oui mais qu'en savez-vous que ça ne s'est pas passé aussi aux États-Unis ? Il n'y a pas une grande transparence d'information. Alors ce qui est vrai, là vous avez raison, c'est qu'il va falloir s'entendre à un moment. On ne va pas se lancer, comme ça, des rétorsions commerciales à la figure, dans une surenchère qui serait infinie et qui déréglerait ou déréglementerait complètement le commerce international. Il va bien falloir s'entendre. J'ai reçu, il y a trois semaines environ, mon homologue le ministre de l'Agriculture américain. Nous avons essayé de parler, nous avons d'ailleurs commencé à parler et nous avons convenu que nous devions échanger des experts, que nous allons prendre des contacts. Il faut bien qu'on trouve une porte de sortie tout de même, qu'on trouve des terrains d'entente, de caractère technique, sur ce qui est dangereux et ce qui ne l'est pas. Si on ne se met pas d'accord sur ce qui est dangereux et ce qui ne l'est pas, on pourra toujours se lancer des rétorsions commerciales à la figure. Nous allons essayer de faire ce travail-là. Mais la France, dans cette affaire, n'est pas seule. Elle vit et elle joue au sein de l'Union européenne, qui est très unie et unanime dans cette affaire. Donc, ça nous donne un rapport de force qui n'est pas si défavorable. »

Q - La France est-elle plus particulièrement la cible des rétorsions américaines ? Je donnais les noms, c'est vrai assez symboliques, de la truffe, du foie gras. Mais il y a l'histoire du boeuf, on peut citer les OGM, la banane, des grands sujets de contentieux où à chaque fois, la France a montré une certaine résistance.

– « La France est la première puissance agricole d'Europe alors évidemment, quand il s'agit de se battre sur des produits agricoles ou alimentaires, la France est toujours en première ligne en Europe. En même temps, elle n'est pas seule. L'Europe est unanime. On a un atout nouveau et majeur dans cette discussion, c'est que le Commissaire européen qui va négocier à l'OMC, qui va représenter l'Union européenne dans les négociations qui vont s'ouvrir, c'est P. Lamy, un Français qui a une certaine expérience. Donc nous allons pouvoir travailler encore mieux avec lui qu'avec son prédécesseur et c'est tant mieux. La France n'est pas seule et en plus, pour être clair et très spontané, je ne suis pas sûr qu'on soit particulièrement visés d'après la liste. Je sais bien que c'est très dommageable pour les producteurs de truffes ou de foie gras. Je suis élu du Sud-Ouest, alors je ne vais pas me réjouir de cette décision, même pour le Roquefort Société. Mais en même temps, en regardant ceci, la France exporte très peu de ces produits aux États-Unis. Nous allons faire le chiffrage ces jours-ci mais il est probable que la mesure sera relativement minime. Nous craignions beaucoup plus. Nous avons, à un moment, craint que les États-Unis mettent dans le collimateur les eaux minérales françaises ce qui aurait été alors là, pour le compte, un dommage commercial beaucoup plus important. Donc, disons que nous ne nous en sortons pas si mal dans cette affaire-là. Mais ça ne nous empêche pas de vouloir régler le problème sur le fond. Le problème sur le fond c'est : devons-nous accepter oui ou non le boeuf aux hormones ? Si le boeuf aux hormones présente le moindre risque pour la sécurité alimentaire de nos concitoyens, il faut dire non. Et s'il y a le moindre risque, il n'y a pas de raison qu'on paye des rétorsions commerciales. On ne peut payer des rétorsions commerciales que si on a enfreint les règles du commerce international. Si nous sommes fondés à enfreindre ces règles parce qu'il y a des problèmes sanitaires, il n'y a pas de raisons que nous payions des rétorsions. »

Q - Mais au nom du principe de précaution que tous les consommateurs comprennent, c'est vrai qu'on peut interdire de très nombreux produits. N'est-ce pas du protectionnisme déguisé ? L'Europe qui se défend et qui protège son marché ?

– « Vous mettez le doigt sur une des grandes difficultés de ces négociations. À partir du moment où il y a le commerce international, théoriquement libre mais réglementé par une organisation mondiale qui s'appelle l'OMC, il faut s'assurer à chaque fois qu'un pays ou des pays prennent des mesures de limitation des importations, il faut s'assurer qu'ils ne font pas du protectionnisme, il faut s'assurer qu'ils le font pour des raisons fondées. C'est ce qu'on a exigé de l'Europe, qu'elle prouve que l'interdiction de l'importation de boeuf aux hormones était fondée sur des raisons sanitaires. C'est ce que nous serions en droit de demander aux Américains qui font du protectionnisme caché à tout bout de champ, qui sont des grands libéraux dans les discours mais qui font du protectionnisme exacerbé à tous moments du négoce et des échanges internationaux. Donc, c'est là où il faut des règles du jeu effectivement. C'est vrai que c'est extrêmement difficile pour une organisation comme l'OMC de procéder à des arbitrages scientifiques en disant : oui, là ils ont raison de limiter les importations pour des raisons sanitaires ; non là, ils ont tort ; oui, là, ils peuvent se protéger et là, il ne faut pas qu'ils se protègent. Donc, il faut des règles du jeu sanitaires au niveau international. Ce sont des négociations extrêmement longues. Il y a au niveau mondial ce qu'on appelle un codex alimentarius, c'est-à-dire justement une organisation mondiale qui essaye de définir des normes sanitaires pour les échanges alimentaires auxquels se référera l'OMC. Les discussions au sein de cette organisation sont extrêmement longues et compliquées parce qu'on voit bien effectivement, il y a des enjeux économiques très puissants qui s'exercent derrière les raisons sanitaires. »

Q - Les Américains ont fixé une date, le 29 juillet, d'ici là, on peut espérer un compromis ?

– « Non ça me paraît assez peu probable que d'ici là, nous ayons un compromis, il faut être raisonnable. Nous n'aurons pas fini les études scientifiques qui nous permettront de prouver le danger des hormones utilisées dans le boeuf américain. Par contre, d'ici quelques mois, d'ici la fin de l'année, nous aurons achevé ces études et nous pourrons revenir forts du résultat de ces études devant l'OMC pour dire : un, vous voyez bien qu'il y avait un danger et deux, dans ces conditions, s'il y a un danger, il n'y a pas de raison que nous en payions le prix commercial. »