Interviews de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée nationale, dans "Le Figaro" du 16 et à RMC le 21 septembre 1999, sur le bilan économique du gouvernement Jospin, l'annonce des licenciements chez Michelin et Epéda et la question du reclassement des travailleurs licenciés, les risques d'un socialisme "trop gestionnaire", la direction du RPR, la cohabitation, l'élection du prochain maire de Paris.

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LE FIGARO : 16 septembre 1999

LE FIGARO. – Face à l'émotion suscitée par les licenciements massifs annoncés par Michelin, mais aussi dans votre région par Epeda, Lionel Jospin a répondu en substance que l'État et le gouvernement de gauche ne pouvaient pas faire grand-chose à partir du moment où ils reconnaissaient et respectaient l'économie de marché. Cette réponse vous satisfait elle ?

Jack LANG. – J'approuve Lionel Jospin d'avoir reconnu l'économie du marché. C'est un fait. Dont il faut tirer toutes les conséquences. D'abord les privatisations, que je recommande personnellement depuis 1990. Ensuite les mesures favorisant la libération des énergies économiques, industrielles, toutes les énergies créatives. Enfin, la réforme de l'État, car la machine de l'État fonctionne mal, elle est sclérosée, ankylosée. Il faut déverrouiller tout cela.

LE FIGARO. – Libération des énergies et réforme de l'État, c'est du Madelin pur sucre.

– Dans le même temps, la gauche, pour préserver son identité, doit plus que jamais poursuivre ses deux combats de toujours : la lutte contre les inégalités sociales et les réformes de société. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés devant des entreprises qui jettent à la rue des travailleurs, disloquent des familles ; ruinent des villes entières. Il n'y a pas de solutions miracles, mais nous devons tout essayer. Ainsi, pourquoi continuer à apporter des aides financières d'État à des entreprises qui se conduisent sauvagement ? Pourquoi les entreprises et les collectivités publiques ne pourraient-elles pas oeuvrer de concert pour le reclassement des travailleurs licenciés ?

LE FIGARO. – Lors des élections législatives de 1997, la gauche n'avait-elle pas envisagé de réexaminer la question du contrôle administratif des licenciements ?

– Peut-être la formule d'alors était-elle trop lapidaire et trop bureaucratique. Mais il faut trouver un système qui lie étroitement les licenciements et les reclassements. Sous la forme d'une loi ou d'un accord entre organisations syndicales. Nous ne pouvons plus accepter d'apprendre que les patrons sur le départ touchent de confortables stock-options (on dit que le PDG d'ELF, Philippe Jaffré, aurait empoché 200 millions de francs avant d'accepter la fusion avec Total) tandis que nous ne trouverions pas les moyens de porter secours aux travailleurs qu'on envoie à la casse !

LE FIGARO. – Vous jugez que Lionel Jospin se croise les bras devant cette situation inacceptable ?

– Le gouvernement actuel a réussi trois choses remarquables. Il a restauré la confiance, il a relancé la croissance, il a fait reculer le chômage. Cette triade magique est la très grande victoire de Lionel Jospin. Il dispose donc d'un socle assez solide pour aller plus loin, pour entamer de plus vastes réformes sociales. Prenons un seul exemple : les quartiers en difficulté. Tout est à revoir. Il faudrait que le ministre de la Ville devienne un ministre de premier rang, disposant d'un pouvoir direct de décision, dans les domaines de la construction, de l'urbanisme, du logement, de la formation. Ce sont les grands travaux d'aujourd'hui. Pendant la campagne présidentielle, Lionel Jospin disant : « Il faut reconstruire les banlieues. » Il avait raison.

LE FIGARO. – Voilà une haute ambition qui a un coût budgétaire élevé. Ne contredirait-elle pas la volonté du gouvernement d'accentuer la baisse des impôts et des prélèvements obligatoires ?

– Qui est contre la baisse des prélèvements obligatoires ? Personne. Mais j'aimerais que nous ajustions notre doctrine sur ce sujet. La gauche a toujours affirmé que notre fiscalité était rendue très injuste par l'importance démesurée des impôts indirects. Ce ne serait plus vrai ? En tout cas il est évident que la baisse de la TVA sur les travaux à domicile n'est pas de nature à aider en priorité les classes populaires. Et puis, au sein des impôts directs, le plus injuste, disions-nous, pour les classes populaires, est la taxe d'habitation. Nous aurions changé d'avis ? J'aimerais qu'on en débatte et que la décision ne soit pas prise dans le secret des administrations, même si j'approuve par exemple l'excellente décision prise par le gouvernement d'élargir l'assiette de la CSG et de transférer sur cet impôt une partie des cotisations sociales.

LE FIGARO. – Vous encouragiez aussi le gouvernement à être plus audacieux dans les réformes de société. Le Pacs et la parité hommes-femmes dans la vie politique ne vous suffisent pas ?

– Nous pouvons être fiers de cette réforme phare qui a été accomplie avec le Pacs. De même, je félicite le gouvernement d'avoir instauré la parité hommes-femmes dans la Constitution. Mais, là aussi, je souhaite qu'on aille plus loin, qu'on raccourcisse tous les mandats publics à cinq ans, que le PS s'impose un quota de 50 % de candidates. Surtout, nous devons donner un nouveau souffle à la politique de la jeunesse et de la culture.

LE FIGARO. – On a l'impression que vous reprochez à Lionel Jospin d'incarner un socialisme plan-plan, un socialisme trop gestionnaire ?

– Chacun a son style. Moi-même, je suis jugé parfois trop impatient. Le pouvoir, ça s'apprend. Lionel Jospin a tiré les enseignements de nos succès et de nos erreurs passées. La réussite de Jospin est indiscutable. Raison de plus pour que la gauche reste vraiment la gauche, qu'elle continue à combattre les inégalités sociales et mette en mouvement la société. Un socialisme trop gestionnaire n'est même pas la garantie de succès électoraux. Regardons en Allemagne, en Italie : les responsables socialistes se sont trop enfermés dans la seule gestion. Ils se sont coupés de la jeunesse.

LE FIGARO. – Un sondage publié dans l'Événement du jeudi vous, met en tête des personnalités que les parisiens aimeraient avoir comme prochain maire de leur ville. Cela vous tente ?

– Je suis maire de Blois. C'est une très belle ville que j'aime, et dont j'aimerais rester le maire si les électeurs me le permettent.


RMC : mardi 21 septembre 1999

Q - Vous êtes président de la Commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale. Y a-t-il eu une amélioration au sein de la communauté internationale dans le règlement des conflits ?

- "On a l'habitude, et bien souvent avec raison, de s'indigner d'une sorte de passivité face aux crimes et aux violences qui se perpétuent ici ou là, en Afrique, en Asie ou ailleurs. En même temps, je crois qu'il faut noter deux succès de la communauté internationale. Au Kosovo d'abord, nous avons réussi à assurer le respect du droit. J'y suis allé la semaine dernière : le pays se reconstruit, avec des problèmes naturellement, mais quand même il se reconstruit. Et puis au Timor oriental où une occupation illégale se perpétuait, nous avons réussi à envoyer les forces internationales.”

Q - Donc le monde change, quand même ?

- “Le monde bouge, avance, progresse, dans la difficulté certes. Les dictateurs doivent se dire de plus en plus qu'ils ne peuvent plus massacrer impunément.”

Q - Retour à l'Hexagone. Un mot sur vos adversaires. Six candidats connus pour la présidence du RPR. Est-ce que c'est un spectacle qui vous fait sourire ?

- “Quelle pléiade ! Quel florilège ! Que de talents !”

Q - Vous dites cela avec ironie évidemment, j'imagine !

- “Que le meilleur gagne, comme dit l'autre. Et ce n'est pas moi qui vais évidemment arbitrer entre les cinq, les six ou les sept.”

Q - Est-ce que le président de la République – on sent bien sa main dans ce qui se passe au RPR – doit toujours agir dans le parti duquel il est issu ?

- “On est dans un système mi-présidentiel, mi-parlementaire. Il n'est pas illégitime que le président de la République s'appuie sur un parti et dise son mot sur son organisation.”

Q - La cohabitation. On a vu les deux têtes de l'exécutif courir les uns derrière les autres pendant toute la semaine. Cela peut durer deux ans et demi ?

- “Il ne faut pas caricaturer. Il y a eu deux manifestations importantes. Les différents responsables ont souhaité inviter le chef de l'État et le Premier ministre. La courtoisie exigeait que les deux têtes de l'exécutif répondent à ces deux invitations.”

Q - Donc c'est bon ?

- “Je trouve que c'est très bon. Finalement, c'est assez bien que d'un côté l'art et de l'autre l'agriculture soient ainsi honorés par les deux responsables de l'exécutif. J'allais dire : “Culture, agriculture, même combat !” Ils sont ainsi parfaitement honorés.”

Q - Toujours du point de vue politique. On prononce régulièrement votre nom pour Paris, vous le savez. Vous dites que vous aimez votre ville. Mais est-ce que Paris ne vous intéresserait pas ? Paris dans laquelle vous avez fait tant de choses comme ministre de F. Mitterrand ?

- “Je suis maire de Blois et je souhaite le rester. Mais si vous le permettez, au-delà d'une question qui ne se pose pas, je voudrais tout de même profiter de votre question pour formuler un souhait à propos de la gestion des grandes villes. J'estime personnellement que le Parti socialiste doit en finir de lui-même, par une décision unilatérale, avec le cumul des mandats et des ambitions. Pour parler de Paris, Paris comme les autres grandes villes a besoin d'un maire à plein temps, qui se consacre totalement et exclusivement aux bonheurs de ses habitants. C'est pourquoi je souhaite que le candidat, dans ces grandes villes, à Paris, à Lyon, à Marseille ou ailleurs, s'engage, s'il est élu, à être pleinement le maire, lui en personne, le maire. Il faut en finir avec ces systèmes qui consistent en ce que l'un se présente, puis cède la place à l'autre.”

Q - Mais L. Jospin l'a lui-même fait.

- “C'était une autre époque et il faut changer. Nous voulons moraliser et moderniser la vie publique. Il faut aller jusqu'au bout. Je souhaite aussi que le Parti socialiste pour les élections municipales décide premièrement de mettre 50 % de femmes. Nous l'avons fait à Blois avec succès. Deuxièmement, qu'il ramène à cinq ans la durée des mandats des maires. Troisièmement, qu'il assure la présence de jeunes, et notamment des quartiers en difficulté sur les listes aux municipales.”

Q - On doit faire tout cela avant l'année prochaine ?

- “Maintenant, dans les prochains mois. Pour les prochaines élections municipales, il faut que le Parti socialiste donne l'exemple lui-même de la moralisation et de la modernisation de la vie politique.”

Q - Mais ça n'est pas au programme, pour le moment ?

- “Si. Plus de la plupart des propositions dont je parle avaient été envisagées voici trois ans.”

Q - Et même le changement de délai ?

- “Bien sûr. Cela figurait dans nos propositions. Il faut les mettre en application maintenant et pour les prochaines élections municipales.”

Q - Une semaine après l'intervention de L. Jospin à la télévision devant tous les Français et son fameux aveu : “Le gouvernement ne peut réguler l'économie” – il parlait des 7 500 suppressions d'emplois prévues chez Michelin –, est-ce que c'est un pragmatisme du Premier ministre qu'il faut applaudir ou bien un découragement qu'il faut condamner ?

- “On a caricaturé les propos de Premier ministre. Pour en revenir à la question de fond qui est posée, on ne peut pas accepter ce cynisme sauvage de certains grands patrons – celui de Michelin, mais aussi plusieurs autres, et je pense à Epéda dans mon propre département. Il est révoltant que l'on jette à la rue des travailleurs, dans le même temps où les entreprises en question voient leurs actions grimper en Bourse, et dans le même temps où certains patrons remerciés se voient attribuer 100 millions, 200 millions d'indemnités. C'est scandaleux ! J'estime personnellement que, dans cette partie de bras de fer qui oppose le pouvoir politique démocratiquement élu et la dictature des marchés, tout doit être entrepris pour que la volonté politique et sociale l'emporte sur les diktats des entreprises. Il doit y avoir un grand principe que l'on doit faire respecter : il ne peut pas y avoir de licenciement sans reclassement. Et si l'on n'obtient pas ce résultat par la négociation, par la discussion, alors je préconise des sanctions des entreprises fautives : par exemple des sur cotisations au fonds de chômage ou bien des suppressions d'aides publiques dont bénéficient certaines d'entre elles.”

Q - Mais vous entendez ce que dit Michelin : qu'ils sont en compétition avec les deux premières entreprises mondiales et qu'il faut bien qu'ils aient les mêmes chances que les autres.

- “Allons donc ! Ils sont couverts d'or. Ils sont spécialistes de ce genre de méthodes brutales et sauvages. Ça n'est pas la première fois que Michelin se conduit ainsi. Le pouvoir politique doit imposer un minimum de justice et de raison, en tous cas doit faire respecter les travailleurs dans leur dignité.”

Q - Peut-on soupçonner le pouvoir socialiste de commencer sur cette affaire comme dans d'autres d'ailleurs à se recentrer pour la grande élection présidentielle qui se profile à l'horizon ? Est-ce qu'il y a un peu de cela ?

- “Vous mêlez trop la politique à ces sujets. D'abord constatons que L. Jospin a obtenu un très grand résultat économique : le retour de la croissance et le recul progressif du chômage.”

Q - Mais il n'est pas tout seul à l'avoir obtenu. Toute l'Europe en profite.

- “Certes, mais en même temps, les mesures prises ont accéléré le mouvement en France, et la France est un pays prospère. Raison de plus pour que notre majorité lutte plus que jamais contre les inégalités sociales. Personnellement je souhaite que le moment venu, une réforme fiscale permette d'établir une meilleure justice, en particulier je souhaite la réforme de la taxe d'habitation, qui est un impôt extrêmement injuste. Je souhaite aussi que nous prenions des mesures spécifiques contre le chômage des jeunes en difficulté ou contre le chômage de longue durée, ce qui réclame un certain nombre d'efforts, et éventuellement des détaxations sur les bas salaires. Je souhaite aussi que la question des quartiers en difficulté soit prise à bras le corps. C'est un grand chantier, c'est une priorité absolue. Il faut qu'il y ait – le plus tôt possible sera le mieux – un ministre de premier rang qui ait pouvoir de commandement direct sur la construction, l'urbanisme, la formation, et qui soit en mesure par conséquent de redonner espoir à ces quartiers qui aujourd'hui souffrent de la violence, de l'insécurité et du chômage.”