Texte intégral
La Nouvelle République du Centre-Ouest - vendredi 7 novembre 1997
NR : Une étude de l'INSEE vient de révéler qu'un jeune Français sur dix ne sait pas lire. Qu'allez-vous faire pour lutter efficacement contre l'illettrisme ? Et pensez-vous que les méthodes d'apprentissage de la lecture soient en cause ?
Ségolène Royal : L'apprentissage du langage et la sensibilisation à la lecture, à la maternelle doivent être nos priorités. Quant à la polémique sur la méthode globale, elle est aujourd'hui dépassée. On se rend compte que la cause principale de l'échec devant la lecture est l'insuffisance du bagage culturel.
Par conséquent, il faut corriger ce handicap en obtenant le concours des parents, en prêtant des livres aux familles qui n'en ont pas. Il faut amener les enfants défavorisés par leur milieu familial à lire des textes importants, attractifs, et à éprouver ainsi l'amour de la lecture. En nous inspirant de ce que font certaines écoles expérimentales. Il y a également un travail à accomplir pour éviter que des élèves qui ne parviennent pas à lire pour des raisons psychologiques passagères, liées par exemple au divorce de leurs parents, soient considérés comme dyslexiques.
NR : Les récents travaux du sociologue Robert Ballion ont montré que las principaux sujets d'inquiétude des chefs d'établissement secondaire étaient la violence, l'insolence à l'égard des adultes, la drogue, le racket, mais aussi l'absentéisme des élèves. Quelles mesures allez-vous prendre pour traiter l'ensemble de ces problèmes ?
Ségolène Royal : Tout cela révèle la montée de ce qu'on appelle l'incivisme. C'est-à-dire le comportement d'élèves qui n'ont plus conscience de la nécessité, pour le bon fonctionnement de la société, de règles, de lois, d'interdits. Et qui contestent même le droit pour les enseignants d'enseigner la morale civique. Par conséquent, je crois qu'il convient de mener une réflexion sur la punition dans les établissements scolaires, où les éléments perturbateurs ne font généralement pas l'objet d'une véritable sanction. On se contente bien souvent de les déplacer.
NR : Estimez-vous que l'institution scolaire est trop laxiste ?
Ségolène Royal : Il y a une forme de laxisme de l'institution scolaire, parce que celle-ci n'est pas armée pour faire face à ce type de problème. Certes, les enseignants ne sont pas des policiers. Il est souhaitable, néanmoins, que les élèves qui se rendent coupables d'actes défectueux ne bénéficient pas de l'impunité. Il doit y avoir une pénalisation des actes correspondants à des délits. Et les éducateurs doivent être clairement informés de ce qu'ils peuvent faire : déclaration au commissariat de police, saisine du procureur, etc.
Les actions de répression de l'incivisme des jeunes sont indispensables. C'est pourquoi nous avons décidé de donner une impulsion dans ce sens, et de faire en sorte que les chefs d'établissement ne se sentent plus isolés.
NR : Selon une enquête menée auprès de parents d'élèves, près de 70 % d'entre eux sont favorables à une « réforme profonde » du système éducatif. Êtes-vous convaincue de la nécessité d'une telle réforme ? Qu'est-ce qui vous parait devoir être changé en priorité ?
Ségolène Royal : « Les parents d'élèves na souhaitent pas forcément une réforme globale, tous azimuts et théorique. Car, dans l'ensemble, l'école fonctionne plutôt bien.
En revanche, il y a des dysfonctionnements qui appellent des réformes en profondeur : l'incivisme, que l'on vient d'évoquer, l'échec scolaire - 60 000 jeunes sortent chaque année du système sans aucune qualification reconnue -, l'orientation des élèves que les familles ressentent très mal parce qu'elle se fait encore trop souvent par l'échec, alors que l'on pourrait certainement trouver un moyen d'orienter d'une façon positive, par la réussite.
Il faut aussi prendre en compte l'aspiration des parents à voir l'école contribuer à l'insertion des jeunes dans la vie professionnelle. Ce qui implique une modernisation des enseignements. Nous devons, par ailleurs, mieux reconnaître la qualité des maîtres, leurs compétences et leurs capacités individuelles, la difficulté de leur tâche.
NR : Souhaitez-vous un allégement des programmes ?
Ségolène Royal : Les programmes sont beaucoup trop lourds. C'est une évidence. Au collège comme au lycée. Il vaudrait mieux que les élèves apprennent moins de choses, mais les sachent en profondeur et en tirent des références culturelles plus solides.
Nous réfléchissons donc à un allégement - ce qui ne veut pas dire une moindre exigence -, en allant vers une certaine polyvalence des enseignants, puisque de plus en plus de jeunes diplômés sont titulaires de deux CAPES. Nous étudions, en outre, la diminution du nombre des options en terminale, qui alourdissent considérablement les épreuves du baccalauréat.
NR : Des voix s'élèvent périodiquement pour demander la suppression du baccalauréat et son remplacement par le contrôle continu des connaissances. Que pensez-vous de ces propositions ?
Ségolène Royal : Il faut maintenir le baccalauréat. Car le contrôle continu généralisé créerait une tension permanente, une pression excessive des élèves et des familles sur les enseignants tout au long de l'année. Mais un contrôle continu partiel, portant sur quelques matières, pourrait sans doute permettre d'alléger l'examen en fin d'année scolaire. Et je crois que cela serait une bonne chose.
NR : L'introduction d'internet à l'école va coûter cher. Quelles dispositions allez-vous prendre pour que cet investissement soit réellement profitable aux élèves sur le plan des connaissances et de culture ?
Ségolène Royal : Internet n'est pas un objectif en sol. C'est un outil qui peut être mis au service de la réussite scolaire, qui peut permettre l'amélioration de l'apprentissage des savoirs fondamentaux, l'approfondissement des connaissances, l'accès à une documentation très variée, ainsi que des échangés entre les écoles et les professeurs. lnternet permet aussi de stimuler l'imagination et la créativité des élèves. C'est donc un instrument au service du travail pédagogique des enseignants.
NR : Êtes-vous assurée du contrôle contenu ? Les élèves ne risquent-ils pas d'entrer en communication avec des réseaux de pédophiles ou de trafiquants de drogue ?
Ségolène Royal : Bien entendu, nous avons pensé à ce problème. Le dispositif que nous sommes en train d'examiner permettra de répondre à la préoccupation tout à fait légitime des parents. Nous ferons, avec Claude Allègre, une communication sur Internet le 14 novembre à Poitiers.
NR : Comment comptez-vous mobiliser les enseignants pour l'utilisation des techniques multimédia, et qu'attendez-vous d'eux pour la mise en œuvre des réformes dont vous venez de parler ?
Ségolène Royal : Rien ne peut se faire sans les enseignants. Pour que le multimédia soit utile dans une classe, il faut qu'il s'intègre au projet pédagogique du maître. Ce que j'observe sur le terrain, dans les départements où le multimédia est déjà présent, c'est l'intérêt des enseignants pour ce nouvel instrument. Ils y voient une façon de faire évoluer leur métier. Une façon de se valoriser aux yeux de leurs élèves. Et leurs propres enfants les poussent à l'adopter, en se mettant très facilement à pianoter sur le clavier, Cette nouvelle génération nous bouscule et nous oblige à réagir pour ne pas être débordés !
L'Événement du jeudi - jeudi 20 novembre 1997
L'Événement du jeudi : Quels sont les objectifs de la campagne « initiatives citoyennes ... » qui aura lieu dans les établissements scolaires du 24 au 28 novembre ?
Ségolène Royal : Cette campagne fondera le souci du gouvernement d'installer dans les programmes scolaires l'éducation morale et citoyenne. L'idée, c'est, à partir des actions de terrain, de faire émerger ces valeurs universelles qui fondent la morale civique que l'école a la légitimité de diffuser. J'ai demandé aux académiciens de faire remonter toutes les actions qui existent déjà sur ce thème dans les établissements scolaires. L'école sera partenaire de la définition du contenu de l'enseignement de la morale citoyenne, notamment à l'école primaire et en maternelle, là où on apprend les bases fondamentales du « vivre ensemble ». En 6e-5e, il y a déjà un programme d'enseignement civique, le problème étant de faire respecter les horaires ; en 4e-3e, le programme est également fait. En 2e-1re, ce sera introduit dans le cadre soit des programmes d'histoire, soit de la philosophie. Les projets qui vont être conçus pendant cette semaine vont se développer sur toute l'année, puisqu'il y aura un compte rendu national au mois de mai.
L'Événement du jeudi : C'est la réponse éducative au problème de la violence ?
Ségolène Royal : En partie. Mais ce n'est pas seulement dans les établissements violents qu'il faut faire de l'éducation morale et citoyenne. Il y a, chez les adolescents, une montée de l'incivilité, de l'agressivité verbale. Dans tous les milieux, dans tous les secteurs. À partir de cette prise de conscience on peut définir ce qu'est la morale civique, laquelle est toujours reliée au problème de la dignité humaine. L'autre pôle, c'est la responsabilité. Il y a aussi réciprocité. Les droits de l'un sont les devoirs de l'autre.
L'Événement du jeudi : Apprendre à « vivre ensemble », ce n'est pas une discipline comme les autres. Ne craignez-vous pas que ces « initiatives » débouchent sur un prêchi-prêcha inopérant ?
Ségolène Royal : Ce n'est pas une discipline comme les autres en effet : il faut une adhésion. D'autant que ça renvoie à une expérience historique : Jules Ferry avait intégré à l'école cet apprentissage de la morale laïque ; cet enseignement a disparu des programmes en 1968-1969. Sartre reprochait à la morale laïque d'être réactionnaire, d'être une morale de résignation. Rien n'était plus faux : on apprenait aux enfants à être coresponsables de la République. On a besoin à la fois de règles morales et de créativité. Retour de la morale, donc, mais en regardant vers le siècle prochain. Cela passe par le dialogue et la compréhension. Les jeunes ne sont pas prêts à entendre un prêchi-prêcha. Rien ne serait pire qu'un discours ennuyeux dans la classe, autour du règlement intérieur par exemple. D'où l'idée de monter un projet. Une loi commune, ce sont des droits et des devoirs partagés. Dans un collège de Montreuil que j'ai visité, l'équipe éducative est présente lors de l'ouverture des grilles et dit bonjour aux élèves. Au bout de trois semaines, ils ont obtenu que les élèves leur répondent...
La loi n'oblige pas à être poli, mais une initiative citoyenne peut faire comprendre à l'élève qu'il faut des règles de comportement, même en dehors d'une sanction. Les devoirs envers soi-même ont une finalité sociale. Tout le monde y gagne.
L'Événement du jeudi : Le travail en équipe est important. À l'heure actuelle, il manque 900 postes de direction dans les établissements !
Ségolène Royal : Ce sont souvent des adjoints : il n'y a pas d'établissements sans chef... Cette semaine est liée à une série de sujets de fond : le rétablissement du rôle du chef d'établissement, le travail en équipe de la direction d'un établissement. Il est impossible de faire un collège citoyen si les enseignants ne font pas bloc autour de cet objectif. C'est aussi un message de légitimité à l'égard de ceux qui font quelque chose : beaucoup d'enseignants agissent, en se demandant si c'est bien leur rôle. Le message fort des « Initiatives citoyennes » c'est dire : « Vous avez la légitimité. » L'idée, c'est aussi d'engager un débat avec un certain nombre de chercheurs - j'apprécie beaucoup la réflexion de Jean Baubérot - et de mettre au point un livre que les enfants gardent (et montrent à leurs parents) et qui soit le même de la maternelle à la 6e et même au-delà, car il y a des valeurs qui traversent tous les âges.
Le Point - 22 novembre 1997
Le Point : Pourquoi organiser, dans les écoles, une « semaine citoyenne » ?
Ségolène Royal : L'école est le creuset de la citoyenneté, l'agressivité ne saurait s'y installer durablement. Dans cet esprit, la semaine du 24 au 28 novembre est consacrée au lancement des « initiatives citoyennes pour vivre ensemble » dans tous les établissements de France. Il s'agit d'engager des débats sur la façon de faire reculer la violence et l'incivilité, mais aussi de conduire les élèves à adhérer aux règles de vie commune.
Le Point : Tout cela est symbolique ...
Ségolène Royal : Deux heures seront consacrées, le matin du lundi 24, à préparer, dès cette première semaine, la mise en place d'actions qui devront évidemment être poursuivies toute l'année et qui visent à promouvoir le civisme et le sens de la responsabilité. La mobilisation de tous est requise pour que ces initiatives citoyennes constituent le début de l'apprentissage concret de la morale civique librement consentie.
Le Point : Quel est votre diagnostic sur la multiplication des incivilités dans les établissements « ordinaires » ?
Ségolène Royal : La montée des incivilités me préoccupe. Mais il ne s'agit pas pour autant d'inquiéter inutilement. Il convient plutôt d'essayer de comprendre l'origine de l'incivilité. L'adolescence est un âge difficile, chacun le sait. Les provocations des élèves dissimulent ainsi, très souvent, un SOS. Car, en réalité, beaucoup de jeunes manquent de repères. Imposer à un enfant des limites, c'est lui prouver que l'on s'occupe de lui. Rien n'est pire pour les adolescents que l'indifférence. Peut-être les parents jouent-ils, inconsciemment, un rôle dans le développement des incivilités. Ils sont les premiers demandeurs de sanction, sauf quand il s'agit de leur enfant.
Le Point : La fermeté n'est-elle pas la solution la plus efficace ?
Ségolène Royal : Si. N'hésitons plus, quand il le faut, à rappeler la nécessité de respecter les règlements et les lois qui s'imposent à chacun pour le bien commun, même si l'autorité ne se réduit pas au pouvoir d'interdire. D'autant que les jeunes sont demandeurs. Ils commencent à comprendre que la montée de la violence leur porte préjudice. Néanmoins, la fermeté ne doit pas se faire systématiquement contre eux. L'humiliation d'un élève ne peut être le but de la sanction. L'éducation se fait d'abord par l'exemple. Si l'on veut que les enfants disent bonjour, il faut que les adultes le fassent aussi, si l'on veut qu'ils respectent les adultes, il faut qu'ils se sentent estimés. C'est le respect réciproque qui fait l'éducation.
La Vie - 27 novembre 1997
La Vie : Vous aviez organisé une semaine d'initiatives citoyenne. Quelles remontées en attendez-vous exactement ?
Ségolène Royal : Nous cherchons à permettre à la créativité des établissements de s'exprimer. À partir d'un inventaire réalisé dans l'ensemble des académies, nous leur avons proposé des fiches synthétisant des expériences déjà réalisées. Des travaux réussis sur le thème de la citoyenneté. Par exemple, dans l'académie de Strasbourg, des lycéens ont réalisé un blason après avoir élaboré un contrat de vie et de classe. Avec une devise : « Mieux se connaître, c'est proposer ensemble. » Dans un collège de l'académie de Nancy-Metz, où l'on avait réfléchi sur le manque de repères, l'action s'est organisée autour des rapports entre jeunes et anciens « solidaires au cœur de la cité ». Des jeunes ont écouté les anciens leur parler de la dernière guerre mondiale, ils ont créé une exposition itinérante, des ateliers inter-générations sur la cuisine, la connaissance du cinéma. Ils ont organisé des voyages à Paris, sur les plages du débarquement et dans le Vercors, mêlant jeunes et adultes.
Nous avons voulu que cette semaine d'initiatives citoyennes se fonde sur du concret, pour montrer à tous que bien des choses se passent dans l'Éducation nationale et que cette action civique d'envergure ne relève pas de la lubie de ministres qui voudraient tout chambarder ! Nombre d'enseignants se demandent : « Est-ce mon rôle de parler morale et civisme à l'école ? » La réponse est : « Oui, vous en avez la légitimité. »
La Vie : Vous avez lancé la balle dans le camp des parents en leur disant « Il faut rétablir le sens du devoir. » À force de leur faire la morale ne craignez-vous pas de passer pour une « anti-parents » ?
Ségolène Royal : Non, car en même temps, je les ai engagés à se rapprocher de l'école. Je les ai appelés à participer davantage aux élections des délégués de parents d'élèves aux conseils d'école et aux conseils d'administration. Je crée aussi une Semaine nationale des parents à l'école, pour qu'ils se sentent chez eux dans les classes. Je suis persuadée qu'on ne peut pas lutter contre l'échec scolaire sans la participation des parents. Ce qui m'intéresse, c'est de revaloriser leur rôle.
La Vie : Qu'est-ce qui vous fait penser que les parents démissionnent ?
Ségolène Royal : Tout montre qu'il y a un affaiblissement de l'autorité parentale. Un couple sur trois se déchire. Les enfants trinquent. Trop souvent, on a occulté leur souffrance qui ne peut s'exprimer. Un sondage, paru dans un hebdomadaire, m'a étonnée parce qu'il manifestait une sorte de retournement de l'opinion : 70 % des personnes interrogées souhaitaient que l'on rende le divorce plus difficile quand des petits étaient en jeu. Quand je constate que 8 % des enfants sont dyslexiques, je refuse de croire que le problème n'est pas largement d'origine psychologique. L'école ne peut pas ignorer ces problèmes. Il faut que l'enfant y trouve des compensations à sa souffrance. Qu'elle soit le lieu où les deux parents unissent leurs efforts. L'école ne peut pas non plus ignorer le cas des mères seules, débordées par des adolescents remuants, brutaux qui ont besoin d'e dépenser leur énergie. Ils ont besoin de structures, d'interdits, et ils en sont demandeurs.
La vie : Vous avez annoncé votre volonté de briser la loi du silence s'agissant des sévices dont les enfants sont parfois victimes. Où en est-on ?
Ségolène Royal : La loi du silence est brisée, ce qui, déjà, est capital. Ensuite, des règlements clairs ont été adressés à l'ensemble des partenaires de l'école. Infirmières et assistantes sociales savent qu'elles seront soutenues dans leur action à l'écoute des élèves.
La Vie : Pourquoi avez-vous abordé le problème du bizutage un peu comme une croisade ?
Ségolène Royal : Si certains jeunes se sont déclarés favorables au bizutage, c'est à cause d'anciens élèves qui tirent leur pouvoir de ces pratiques. Notamment dans les écoles d'Arts et Métiers. Si vous refusez le bizutage, dit-on aux jeunes, si vous remettez en cause les traditions, vous n'aurez pas accès à la société des anciens, donc pas de logement, pas de caisse de solidarité, etc. Mais les mentalités commencent à évoluer. Des enseignants d'Angers et de Cluny nous ont écrit et signalent que le rapport de force bouge. Par l'intermédiaire d'un numéro vert, des parents nous ont incités à aller de l'avant. Les écoles que nous avions fait fermer viennent de rouvrir, moyennant l'engagement écrit de renoncer au bizutage.
Mais je voudrais réagir au mot de « croisade », vieillot et intolérant. Je ne suis pas une illuminée ! Ces pratiques n'ont plus lieu d'être dans la France contemporaine. Je crois à ce que je fais et je veux travailler efficacement. Il ne s'agit donc pas de croisade mais de volonté politique. Ce qui suppose autre chose que de vagues déclarations, mais des circulaires, une surveillance et des sanctions si les décisions ne sont pas appliquées.
L'Événement du jeudi : Comment parvenez-vous à être ministre et à vous occuper de vos quatre enfants de 5 à 13 ans ?
Ségolène Royal : Il faudrait le demander aux enfants ... Sans doute que je n'en fais pas autant que je le devrais, mais je ne vais pas vous sortir le couplet : « Mon dieu que c'est dur ! » J'ai une mission passionnante. Si une mère est épanouie, ses enfants en profitent. Lorsque les miens se plaignent, je leur conseille de se comparer aux enfants dont les parents sont au chômage. Il faut rester raisonnable !
France 2 - jeudi 27 novembre 1997
Françoise Laborde : Le retour de l'instruction civique, de l'éducation citoyenne à l'école, au collège, au lycée : que va-t-on y apprendre ?
Ségolène Royal : On va y apprendre à vivre ensemble. Il faut que l'école redevienne un lieu de fraternité, sinon on ne peut pas bien apprendre. Donc pour que l'école fonctionne bien, il faut que chacun s'y respecte et que les règles de la vie en commun soient connues de tous et soient appliquées par tous.
Françoise Laborde : Est-ce qu'au fond, ce n'est pas le retour des bons vieux cours de morale à l'ancienne ?
Ségolène Royal : Pourquoi pas. C'est vrai que c'est la réinstallation à l'école de la morale civique, c'est-à-dire tout simplement de la façon dont il faut se comporter les uns avec les autres, respecter celui qui est à côté de soi, respecter son espace de vie pour que l'école soit plus efficace.
Françoise Laborde : C'est-à-dire qu'on ne va pas simplement y apprendre le fonctionnement des institutions de la République mais aussi des règles élémentaires de comportement en société qui sont la politesse, la non-agressivité, des choses comme ça ?
Ségolène Royal : Oui, et ceci dès la maternelle. Il y a déjà beaucoup de choses qui se font dans les écoles. C'est pour ça que j'ai lancé cette semaine les initiatives citoyennes à l'école et que je me suis rendue tous les jours dans des établissements scolaires où les enseignants font déjà des choses formidables, que ce soit à la maternelle, à l'école, au collège ou au lycée, où l'on réapprend aux élèves - c'est vrai -, des règles aussi simples que la politesse, le respect d'autrui, se dire bonjour le matin, s'écouter, régler les conflits par la négociation et pas par la force, maîtriser la violence verbale qui monte de façon très inquiétante chez les jeunes et maintenant chez les très jeunes, apprendre aussi à respecter les autres personnels de l'école par exemple que les enfants ramassent les papiers le soir avant de quitter la classe par respect pour ceux qui vont nettoyer la classe -, respecter le cadre de vie, refuser la dégradation du cadre scolaire, respecter le matériel et puis surtout anticiper et empêcher la montée des phénomènes de violence et d'agressivité.
Françoise Laborde : Mais justement, quand on voit tous les incidents qu'il y a dans les lycées, dans les collèges, voire même dans les maternelles, quand on voit que les lieux publics ou les cadres scolaires ne sont pas toujours maintenus, est-ce que ce n'est pas un peu utopique de vouloir, par le cours de morale ou d'instruction, redonner de ces valeurs-là ?
Ségolène Royal : Cela veut dire en tout cas qu'il faut un sursaut, qu'il faut stopper cette dégradation des comportements individuels - qui est réelle. C'est vrai aussi qu'on en parle davantage, qu'il n'y a plus de tabou et que je ne veux pas que les choses soient cachées, donc elles sont dites. Et cela veut dire aussi qu'il y a un travail considérable de rééducation de certains enfants qui n'ont eu aucun point de repère. Il faut que l'école leur redonne ces points de repère, mais la famille aussi, la télévision aussi qui trop souvent montre des contre-exemples aux élèves. Et je crois que c'est tous ensemble que nous réussirons à avancer pour que l'école redevienne un lieu de civilité.
Françoise Laborde : Vous avez voulu qu'il y ait une épreuve au brevet sur ça, pourquoi ? C'est une façon d'institutionnaliser, de donner plus de force à ces cours ?
Ségolène Royal : Je crois que la morale civique s'apprend. Et donc, pour que les choses soient prises au sérieux, il faut qu'elles soient notées. Donc, l'éducation civique et morale sera notée au collège, fera l'objet d'une épreuve lors du brevet, sera réintroduite de la seconde à la terminale et, là aussi, fera l'objet d'une évaluation. Mais parallèlement, ce que je souhaite, ce sont des projets concrets dans les écoles. Donc chaque classe devra en cours d'année mettre en place avec l'équipe enseignante - car l'instruction civique ne s'apprend pas seulement dans un cours bien identifié, mais aussi dans l'ensemble des comportements, en éducation physique, en histoire, en littérature, à la cantine, à l'entrée et à la sortie de l'école ... Donc, c'est un comportement quotidien du matin au soir. Et si l'école redevient ce lieu de fraternité où l'on se respecte, elle sera plus efficace et la réussite scolaire sera meilleure. C'est comme dans une famille, si l'on passe son temps à se parler en s'agressant, on ne peut plus s'estimer. Donc il faut s'estimer mutuellement Les élèves aussi ont le droit d'être respectés. Parfois, ils ressentent l'école comme un lieu de violence à cause de l'échec scolaire, à cause de l'orientation, à cause de ce qu'ils croient être un mépris des adultes. Donc les élèves ont le droit d'être respectés, d'être regardés avec estime. Mais les coups - par exemple sur les enseignants - sont absolument intolérables à l'école, et je suis toujours aux côtés des enseignants, des éducateurs, des surveillants qui, de plus en plus, sont victimes d'agressions.
Françoise Laborde : En ce moment à l'Assemblée, il y a des discussions un peu vives sur le Code de la nationalité ; est-ce qu'il y a là encore un travail pédagogique à faire à l'école puisqu'avant, il fallait faire la demande de nationalité et l'on prévoyait cette espèce de travail pédagogique ? Est-ce que ça va être maintenu ?
Ségolène Royal : Je crois en tout cas qu'un enfant qui était en situation d'incertitude jusqu'à l'âge de 18 ans était poussé à une forme de violence, puisqu'il n'était pas intégré à la République. Aujourd'hui, puisqu'un enfant né de parents étrangers pourra être Français dès l'âge de 15 ans, l'école aura la légitimité d'exiger de lui le respect des règles républicaines, de la fraternité en particulier, et du respect mutuel, de la connaissance des règles démocratiques, de ce qu'est la tradition citoyenne dans notre pays - les règles de vie qui sont celles de la France. Par conséquent, il était illusoire de penser qu'en maintenant les jeunes dans une situation instable, on pouvait les éduquer. Moi je préfère qu'un jeune sache dès le départ qu'il sera intégré à la nation française et donc qu'il doit obéir aux règles de cette nation française, plutôt que de le laisser dans l'incertitude et de lui donner précisément le prétexte d'être agressif.
Françoise Laborde : B. Kouchner, en présentant la campagne sur le SIDA, propose qu'il y ait 20 heures de cours de santé publique dans les écoles françaises en matière de prévention. Vous souscrivez à cette proposition ?
Ségolène Royal : Pourquoi pas, je crois surtout que la santé publique est intégrée à l'éducation civique et citoyenne, puisqu'elle fait partie expressément des sujets que j'ai donnés à l'école comme exemple d'initiative citoyenne. Il est bien clair qu'au cœur de la santé, il y a le respect du corps ; le respect du corps de l'enfant, que j'ai l'intention d'apprendre aux enfants dès l'école maternelle - le respect du corps des autres. Cela veut dire ne pas être agressif physiquement avec les autres. Le respect du corps des femmes également Et je me rends compte que les adolescents doivent apprendre très tôt maintenant - pour les garçons - à respecter le corps des filles. Et pour les filles à se dire que c'est à elles de maîtriser leur corps et à ne pas subir la pression sexuelle qui s'exprime sur elles de plus en plus tôt - qu'elles attendent d'être des femmes pour accéder aux relations sexuelles, par exemple. Et ne pas se dire que parce qu'elles ont 14 ou 16 ans, elles doivent subir cette pression de la société. Donc, je crois en effet que la santé publique est une question de citoyenneté.