Article de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, dans "Le Monde" du 4 octobre 1999, sur la qualité et la sécurité de l'alimentation, le développement des OGM, la compétitivité dans le cadre de la libéralisation des échanges et l'aide de l'Etat à l'agriculture, intitulé "Sécurité alimentaire, l'ardente obligation".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Il est fort légitime que le citoyen s'interroge sur la qualité et la sécurité de son alimentation. Il est normal qu'à chaque crise alimentaire cette l'interrogation se transforme en doute. A froid, trois mois après la crise de la dioxine, je souhaite en tirer les leçons afin d'améliorer encore notre dispositif en matière de sécurité alimentaire. Lorsqu'il s'agit de la sécurité du consommateur, il ne faut pas transiger. Cette priorité doit se conjuguer avec là transparence : le consommateur doit être informé sans détour de la qualité de ce qu'il consomme et des dispositifs mis en place pour assurer sa sécurité. Nous devons faire le pari de la responsabilité du consommateur. Penser que la diffusion de la vérité quant aux résultats des expertises peut entretenir une psychose, et en déduire qu'il ne faut pas tout dire, constituerait une entorse aux principes démocratiques.

Pour autant, le responsable politique doit s'interroger sur ces « psychoses alimentaires ». Le tabac ou les accidents de la route, qui font infiniment plus de victimes, ne provoquent pas de psychoses. Mais c'est ainsi : l'humanité entretient avec la nourriture un rapport personnel qui renvoie chacun à sont intimité et à son histoire. Toute alerte provoque ainsi inquiétude et colère.

La transparence est nécessaire : c'est elle qui doit présider, par exemple, face au développement des organismes génétiquement modifiés (OGM). Au-delà des indispensables mesures de précaution avant les décisions de mise en marché, le consommateur doit conserver son libre choix. Cela passe par une traçabilité maximale des filières usant ou non des OGM. La liberté de choix doit ainsi être le complément indispensable des mesures prises pour limiter le risque. La gestion du risque relève du principe de précaution et du précepte « Dans le doute, abstiens-toi ». Un produit destiné à l'alimentation humaine et animale ne peut être mis sur le marché que si l'on dispose de la certitude scientifique de son innocuité. Ce principe diffère de part et d'autre de l'Atlantique: aux Etats-Unis, un produit est a priori bon tant que sa nocivité n'est pas scientifiquement prouvée - une confiance par excès. Mais cette logique, symbolisée par l'affaire du boeuf aux hormones et qui sera au coeur des prochaines discussions de l'Organisation mondiale, du commerce (OMC), n'est pas fatale, bien au contraire: des signes d'évolution existent clairement du côté américain, notamment sous la pression des consommateurs. Mais une information disproportionnée par rapport à la réalité des faits, comme un déclenchement excessif de mesures de précaution, peut avoir des conséquences économiques et sociales aussi disproportionnées pour les filières agroalimentaires. Il est donc essentiel pour les pouvoirs publics de disposer d'instruments fiables et objectifs. Il faut poursuivre les efforts entrepris pour que toutes nos filières agroalimentaires soient dotées d'une parfaite traçabilité, même si la France est en avance par rapport à la plupart de ses partenaires européens.

Le gouvernement a installé récemment l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), voulue et créée par le Parlement : les experts scientifiques qui la composent ont pour fonction d'évaluer le risque éventuel et de l'objectiver en toute indépendance. De la précision de cette évaluation dépendent la précision et la qualité des mesures de gestion relevant des pouvoirs publics. Tout le monde comprend qu'une alerte sera mieux adaptée si l'on dispose de seuils d'alerte que si l'on n'en dispose pas.

Malgré ces dispositions, draconiennes et reconnues, je conçois que le consommateur se pose des questions sur la qualité de son alimentation. Même si la crise de la dioxine relève de l'accident ou de la fraude, et qu'aucun cas de contamination humaine ne s'est révélé, une inquiétude plus générale porte sur la façon dont sont élaborés les produits alimentaires. La mission confiée il y a quarante ans par l'Europe à notre agriculture était de nourrir l'Europe à bon marché. Soutenue en cela par les industriels, l'agriculture française a magistralement relevé ce défi et est devenue la première d'Europe, la deuxième du monde, et le consommateur a pris l'habitude d'une alimentation peu chère. Ce contrat passé entre l'Europe et ses agriculteurs est aujourd'hui dépassé. Non seulement parce que l'Europe est autosuffisante, excédentaire même dans la plupart des secteurs, mais aussi parce que le système d'aides publiques bâti pour encourager l'acte productif a progressivement provoqué des effets pervers : concentration des exploitations, désertification rurale, chute de l'emploi agricole, atteintes à l'environnement et à la qualité des produits.

Mais la sécurité du consommateur et la diversité des produits n'ont pas été sacrifiés. Les produits sont plus sains, plus sûrs aujourd'hui qu'hier. Et si des crises se déclenchent, c'est plutôt parce qu'aujourd'hui les contrôles sont plus efficaces.

Avec la toute nouvelle loi d'orientation agricole, il s'agit de reconnaître qu'au-delà de sa fonction de production, qui restera essentielle, l'agriculture participe à l'emploi, à la valeur ajoutée des produits, au respect de l'environnement, à l'occupation harmonieuse du territoire. Il s'agit, après le règne de la quantité produite, de prendre le virage de la qualité.

C'est afin d'inciter à cette nouvelle façon de produire que j'ai décidé de réorienter pour partie les aides publiques versées à l'agriculture au profit de cette diversité agricole : plafonner les aides que perçoivent les très gros exploitants (30 000 à peine sur 680 000) pour mieux soutenir la petite et moyenne exploitation familiale, grâce au contrat territorial d'exploitation l'engageant dans un projet qualitatif, tel est le fond du projet que je mets en oeuvre. Il marque une rupture avec quarante ans d'aides publiques à l'agriculture.

Mais ces initiatives nationales doivent être prolongées au plan international. La libéralisation des échanges a exacerbé la course à la compétitivité, en la simplifiant parfois à l'extrême. Or, dans le secteur agroalimentaire, on ne peut se suffire d'une compétitivité par les prix, qui conduit à dépersonnaliser les produits et à sacrifier le nécessaire différenciation par la qualité.

C'est là que les questions de sécurité alimentaire prennent toute leur place. En Europe, si la politique agricole est commune, la politique de sécurité alimentaire est encore insuffisamment harmonisée. On l'a vu dans le domaine des farine, animales, où la France a pris des mesures de précaution plus draconiennes que d'autres Etats membres. Poursuivre l'harmonisation en la matière s'impose.

La sécurité attachée aux produits importés doit être la même que celle conférée aux produits élaborés en France. C'est aussi sur ce terrain que porteront les débats multilatéraux de l'OMC. Nous ne pourrons laisser libre cours aux seules règles de la libéralisation des échanges et leur permettre de prendre systématiquement le pas face à notre détermination à préserver notre modèle agricole, associé à un modèle alimentaire tout aussi spécifique.

Le choix de l'opinion publique européenne, son droit à déterminer son propre modèle alimentaire, sa légitime aspiration à définir ses priorités en termes de développement économique, sur la question de l'usage des hormones en production alimentaire comme sur celle de l'appel aux OGM en production végétale, apparaissent aussi fondés que la seule logique du libre-échange.