Déclaration de M. Bernard Kouchner, secrétaire d’État à la santé, sur le rôle du Comité national d'éthique face aux enjeux de la recherche scientifique et médicale notamment concernant l'interdiction du clonage humain, Paris le 13 janvier 1998.

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Circonstance : Ouverture des journées annuelles du Comité national d'éthique, à Paris le 13 janvier 1998

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames,
Messieurs

Vieilles interrogations d'adolescents

« Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Nous avons des réponses physiques, biologiques, anthropologiques, sociologiques, historiques de plus en plus certaines à ces questions. Mais ces réponses n'ouvrent-elles pas des questions beaucoup plus vastes que celles qu'elles referment ? Nous sommes les êtres biologiques les plus cérébralement développés du rameau cérébralement le plus développé de l'évolution animale. Nous sommes des humains de l'espèce dite homo sapiens, pour qui le problème, l'énigme, le mystère les plus grands sont sa propre capacité à résoudre les problèmes, dénouer les énigmes, considérer les mystères. Nous sommes parties constitutives, intégrées, autonomes et serves à la fois, de sociétés gigantesques nommées nations. Savons-nous qui nous sommes ? Concevons-nous vraiment la relation entre notre nature et notre culture ? Notre animalité et notre humanité ? Homo sapiens sait-il vraiment ce que sont raison et folie, ce qui les oppose et ce qui les lie ? »

Questions posées par Edgar Morin, oui éternel adolescent, en ouverture de son ouvrage : « Pour sortir du XXe siècle ».

Ces questions ne vous sont pas étrangères, si nom ne voulons pas sortir du XXe siècle en privilégiant la folie sur la raison. Oui, en cette fin de siècle, en cette fin de millénaire, nous avons plus que jamais besoin de repères éthiques Cela ne veut pas dire qu'il faut se payer de mots. Je connais l'éthique-prétexte, l'éthique-bonne conscience, l'éthique-alibi et je m'en méfie. Certains ne trouvent-ils pas de motifs éthiques pour justifier une abstention dans le traitement du SIDA en Afrique ?

L'éthique est une exigence. Elle n'est pas un confort pour soulager la conscience, ou pour légitimer des attitudes frileuses.

Je suis heureux – et ce n'est pas une formule de politesse de venir ouvrir ces journées d'éthique auxquelles, une fois de plus la folie de l'homme – velléités du clonage – confirent une grande actualité.

Je me souviens de janvier 1993. II y a 5 ans en effet, je félicitais votre Président, Jean-Pierre Changeux, après les 10 ans de magistère du Professeur Jean Bernard.

Aujourd'hui, je sais qu'après avoir largement conforté son autorité nationale, le comité français a fait école.

Des organismes similaires se sont créés dans les pays de l'Union et vous venez de clore, à Paris, Les 3e Rencontres de la conférence permanente des comités d'éthiques européens.

Assurer l'homme la place centrale dans les préoccupations des scientifiques et des médecins, éclairer les décideurs et le public sur les enjeux soulevés par les évolutions de la science et de la médecine ; voilà une nécessité dom nous ne saurions plus nous passer. Voilà une évidence que conforte, après votre avis, la signature, hier à PARIS, du protocole additionnel concernant l'interdiction du clonage humain.

Cette année vous avez rendu trois avis qui concernent :
- l'information à donner sur la transmission hypothétique du Creutzfeldt Jacob par les produits sanguins ;
- le clonage reproductif ;
- la recherche sur l'embryon.

Vous allez développer tout à l'heure la démarche, les interrogations et les constats qui ont conduits vos réflexions. Chacun de ces avis, longuement réfléchis, fait preuve de sagesse et de pondération mais aussi, heureusement, de détermination sur des sujets à combien difficiles et sensibles.

En 5 ans le chemin parcouru est plus qu'honorable. La loi de bioéthique que vous appeliez tous de vos vœux, a vu le jour en juillet 1994, après des discussions fructueuses que nous avons menées en décembre 1992 au Parlement.

Certains des décrets prévus par la loi n'ont pas été pris. Mais la majorité de ces dispositions sont entrées en vigueur et nous en mesurons l'importance ; pourquoi avoir tant tardé ?

Nous voilà déjà presque au temps de sa révision, perspective de travail dense pour l'année 1998 et 1999.

Nous ouvrirons donc ce chantier avec vous pour réajuster, améliorer et renforcer certains points. Je me réjouis de ces futures et enrichissantes discussions.

Les révolutions technologiques successives entraînent toutes, ou entraîneront toutes leur lot de conséquences sur la santé.

Cette connaissance encore imparfaite contribue à une angoisse très particulière en cette fin de siècle où l'homme se sent de plus en plus agressé par un environnement qu'il ne comprend pas, qu'il ne maîtrise plus directement, malgré, ou bien plutôt à cause de sa croyance en une technologie toute puissante.

Je pense nécessaire, encore une fois, de souligner l'impossible approche du risque zéro et d'ailleurs je ne le souhaite pas. Pas de vie sans risque. Mais entre les risques choisis – nobles de ce choix – et les risques subis, il faut savoir faire la part.

Je vous avais demandé en 1993 une réflexion sur le problème global du consentement du malade. Je sais que vous devez très prochainement me remettre vos conclusions. Le consentement exprimé représente une forme de réappropriation, par le patient, de ce qui le concerne. Naturellement la relation médecin malade repose sur la confiance mutuelle mais la recherche clinique répond aussi à des principes inscrits dans la loi.

Ce thème me paraît très important à aborder. De même vous travaillez sur les aspects éthiques des choix de santé abord fondamental.

L'enveloppe financière qu'un pays peut consacrer à la santé est limitée. Comment fonctionner avec cette limite quand le progrès médical coûte, généralement, toujours un peu plus cher. Les exemples abondent Imageries médicales en progrès constants, fibroscopes à usage unique - meilleure sécurité certes mais à quel prix ? et si par ailleurs nous n'avions plus d'anesthésistes dans nos hôpitaux parce que nous ne savons pas comment leur offrir des conditions de travail attractives, où se situe la sécurité, quelle priorité définir ?

Quotidiennement, des choix de santé doivent être faits. J'attends beaucoup des réflexions de votre comité à ce propos.

Oui, les questions touchant à la santé de l'homme sont de plus en plus au cœur des préoccupations de notre société et pour les aborder, une approche globale semble de plus en plus nécessaire que les médecins seuls ne peuvent apporter.

La maîtrise extraordinaire que l'homme a acquis dans les sciences du vivant ne s'est pas accompagnée dans le public d'une véritable réflexion sur la finalité de ces progrès.

Chacun y a vu le bénéfice individuel qu'il pouvait escompter et une sorte de droit à la réparation immédiate de ses souffrances. La maladie, le handicap sont de moins en moins bien acceptés dans une société de plus en plus individuelle et dure qui sécrète violence et exclusion, et cela malgré des mécanismes multiples de prise en charge financiers.

Le handicap d'un nouveau-né de quelque nature qu'il soit n'est plus accepté. Il n'est tout simplement plus envisagé, il n'est plus pensable. La souffrance d'un couple stérile est immédiatement dirigée vers le médecin.

Ce dernier en est devenu progressivement le garant d'une humanité normalisée, optimisée dans ses possibilités physiques et intellectuelles mais qui risque fort d'être en partie anesthésiée, dans sa réflexion.

Une énergie considérable est développée pour écarter les risques multiples, réels ou virtuels – peu importe d'ailleurs – tout ce qui peut, d'une façon ou d'une autre, rappeler à l'homme sa finitude est systématiquement occulté. Et je devrais aborder ici, si j'en avais le temps, le problème du traitement de la douleur – insuffisant dans notre pays – et la question des soins palliatifs avec – en France – le retard que l'on sait.

Notre société se débat avec ses propres difficultés mais on ne peut porter la fierté d'avoir élaboré une déclaration universelle des droits de l'homme dont nous fêtons les 50 ans cette année et fermer les yeux sur ce qui se passe dans le monde.

Nous ne pouvons plus laisser à la seule conscience individuelle de quelques-uns et les médecins du Monde, dont j'étais avec les « médecins sans frontières », le soin d'aller partager un peu de savoir et de richesse et de technique.

L'inégalité de l'accès aux soins est un problème majeur et reste un scandale permanent dans notre paye, bien sûr, mais également à l'échelle mondiale.

Est-il éthique de faire bénéficier aux seuls Européens et Nord-américains les retombées des avancées thérapeutiques en matière de SIDA ?

Je ne le crois pas. On ne peut se résoudre à passer par pertes et profits 30 millions d'êtres humains (40 millions demain) qui vivent avec le VIH, au motif qu'ils sont pauvres, peu éduqués et – si personne ne le dit, certains le pensent – parce qu'ils sont noirs ou jaunes. Vous le voyez, je ne m'éloigne pas du thème que vous avez choisi.

Au Parlement européen, en 1995, d'abord, à Paris aux côtés de Peter Pior, responsable d'ONU/SIDA, à Luxembourg – à Bruxelles, au Conseil Européen Santé et Affaires Sociales. J'ai proposé de créer un fonds de solidarité thérapeutique international et nous y travaillons désormais avec détermination. La proposition a été faite à Abidjan par Jacques Chirac, Président de la République, au nom de la France. Elle est devenue une idée européenne, dès le sommet de Luxembourg qui a suivi.

Depuis nous nous attachons à mettre en place ce fonds de solidarité.

Je vous demande de réfléchir aux problèmes éthiques que posent ces inégalités géographiques devant l'accès aux soins, entre pays riches et pays pauvres.

Je salue votre initiative d'avoir choisi le thème de la journée de demain sur Science et Racisme. Une phrase de Primo Levi suffit pour en trouver la pertinence :

« Beaucoup d'entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que “l'étranger, c'est l'ennemi”. Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeur d'un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Luger c’est-à-dire le produit d'une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l'histoire des camps d'extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d'alarme ».

Dans son œuvre d'anéantissements, la barbarie nazie a fait de la science, en niant l'humanité, une anti-science.

Nous ne sommes pas à l'abri d'une telle folie collective. Il y aura toujours des hommes pour nourrir les phantasmes les plus détestables, d'autres pour les mettre en œuvre. Il y aura toujours des hommes pour convoquer la science à des fins idéologiques. Il y aura toujours des hommes pour utiliser le progrès comme une formidable régression.

Il y aura de plus en plus de situations dans lesquelles les frontières entre le bien et le mal seront ténues. Ce sont les situations les plus insidieuses, les plus difficiles à combattre.

Le mal, a toujours emprunté les habits du bien pour mieux s'infiltrer. C'est tout l'enjeu d'un maniement, truqué, du progrès scientifique, du progrès médical.

Spontanément, l'évolution des sciences peut mener à la dénaturation de l'homme. La force de la nature réside en ses défauts. L'homme a acquis sa force en maîtrisant la nature. Il lui faut savoir la contenir, la retenir.

D’où l'éthique, et les limites qu'elle institue dans l'application d'un savoir en expansion.

Il y a cinq ans, nombreux étaient ceux qui doutaient de l'utilité de légiférer sur l'éthique. La rigidité d'une loi ne convenait pas à l'objet, par définition mouvant l'homme et la science, la science et l'homme. Au moment de la discussion de la loi, certains remettaient en cause l'existence du comité d'éthique : n’usurpait-il pas la place du législateur ? Nous avions tenu à inscrire votre comité dans la loi, car nous savions que le débat ne serait pas clos une fois le texte promulgué et que de nouvelles questions jailliraient au cours du cheminement de la connaissance.

Votre comité doit être un rempart contre l'irruption de la déraison dans l'activité médicale ou biologique. En protégeant chaque homme, il doit contribuer à protéger l'humanité. Un seul clone conçu dans une éprouvette, et c'est l'humanité tout entière qui serait remise en cause. Il y aura pourtant toujours des personnes parées d'habits scientifiques, pour prétendre le faire pour le bien de l'humanité. Nul n'est à l'abri d'une telle tentation. Rappelons-nous, il y a peu, ces prix Nobel qui entendaient créer une banque de sperme, sorte de guichet d'éprouvettes à génie. Des scientifiques prêts à faire don de leur semence à leur pays, comme d'autres ont fait don de leur personne.

Science et racisme. Méfions-nous de l’idée que la science pourrait être le rempart contre le racisme. Elle est dangereuse, elle répond à la folie de ceux pour qui la science – ou la pseudo-science – est un support au racisme. N'invoquons pas les lois de l'hérédité, la nature moléculaire des gènes, pour faire échec à une idéologie.

Si le racisme est bien enraciné dans la peur de l’autre et le refus de sa différence, le clonage humain qui, par définition, nie la différence, n'est que la forme pseudo-scientifique moderne du racisme le plus pur. Une sorte d'écologie monstrueuse, comme devenue folle : le modèle de la pureté dangereuse.

Il ne faut pas s’étonner que certains scientifiques puissent cautionner cette idée quand on se rappelle que des théories, qui se voulaient scientifiques il y a un demi-siècle, s'acharnaient à démontrer la supériorité de certaines races, apportant une caution respectable aux horreurs du nazisme, au scandale de l'apartheid.

L’« Alexis Carrel » d'hier, s'appelle aujourd'hui Richard Seed. Qui a dit que la démocratie pouvait éviter le désastre des sciences totalitaires ? La forme a changé mais le fond reste.

L'actualité de ces derniers mois nous montre combien ces sujets suscitent l'intérêt :
 - crainte de l'utilisation de la génétique en médecine du travail, pourtant interdit pu la loi ;
 - exhumation d'un corps pour des empreintes génétiques, où est le consentement de l'intéressé ? Et plus loin jusqu'où ira-t-on ?
 - inquiétudes sur le clonage humain, nouveau visage de la folie humaine.

L'annonce par un chercheur américain de la volonté de clonage humain, considéré il y a encore quelques mois comme un fantasme, confirme Ies pires pressentiments.

Vous avez déjà condamné cette activité, je le sais. Hier, le protocole additionnel à la convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l’être humain portant interdiction du clonage d'êtres humains a été signé. La délégation française y a apporté une très large contribution.

Mais tout cela sera-t-il suffisant ? N'y a-t-il pas maintenant urgence d'un travail en profondeur pour une prise de conscience très importante ?

La folie des hommes a ravagé notre planète en ce milieu de siècle. J’ai longtemps cru que le génocide juif avait marqué nos consciences d'une façon si indélébile que nous étions définitivement vaccinés. Ce n'est pas vrai – j'étais au Cambodge, j'étais au Rwanda – et que dire des monstrueux massacres de l'Algérie d'aujourd'hui.

L'opinion en général ne sait plus quoi penser. Comment faire la part des choses entre ce qui relève du progrès, et ce qui confine à la monstruosité ?

Votre rôle est majeur tant la confusion des esprits paraît grande nous attendons de vous des points de repère. Allumer les phares qui guideront une navigation que l'on pressent de plus en plus difficile, dans une nuit qui s'obscurcit.

Membres du Comité d’Éthique, je vous remercie et je vous salue.