Déclaration de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d’État chargé de l'action humanitaire d'urgence, sur les sujets prioritaires pour la Commission des droits de l'homme et les moyens de faire progresser la cause des droits de l'homme, Genève le 12 mars 1997.

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Intervenant(s) : 
  • Xavier Emmanuelli - Secrétaire d’État chargé de l'action humanitaire d'urgence

Circonstance : 53ème session de la Commission des Droits de l'homme, Genève le 12 mars 1997

Texte intégral

Monsieur le président,
Vous savez tout le prix que j’attache aux droits de l’homme, au développement, à la démocratie et à la paix, que je conçois comme les piliers d’un même idéal, celui qu’ensemble nous édifions à l’ONU et tout particulièrement à la commission des droits de l’homme.
L’an dernier je traçais devant cette commission les traits du combat que je me proposais de mener avec vous contre les forces du mal qui ne cessent de déchirer cette planète. Faisons le point aujourd’hui sur cette année écoulée et tâchons de nous projeter ensemble plus avant encore dans l’avenir. Les événements récents qui nous ont cruellement fait souffrir ne peuvent que nous rassembler dans cette lutte que nous menons avec acharnement en faveur des droits de l’homme.
Monsieur le président, nous avons tous constaté qu’au cours de l’année écoulée, la situation des droits de l’homme dans le monde a connu des évolutions contrastées.

1) Une fois encore, hélas, nous devons déplorer des pertes :

- à l’est du Zaïre, de nouveaux massacres sont venus ensanglanter la région des Grands Lacs. Je reviens de Kisangani et d’Ubundu où j’ai vu environ 35 000 réfugiés en provenance du camp de Tingi Tingi, qui, très probablement, seront rejoints par des dizaines de milliers de nouveaux arrivants. Ces hommes, ces femmes, ces enfants sont regroupés dans la plus complète désorganisation et vivent dans un grand dénuement. Ils fuient depuis de longues semaines des combats, des massacres et des exactions de toutes sortes. Ils sont épuisés par quatre mois d’errance dans la forêt. Ils souffrent de pathologies diverses : paludisme, plaies aux pieds… et leur état nutritionnel, encore relativement convenable, risque de devenir vite catastrophique si aucune aide alimentaire ne leur parvient. Ces gens, pris dans une nasse et adossés au fleuve Zaïre, craignent, hélas à juste titre si j’en juge par leurs témoignages angoissés, d’être victimes d’un véritable massacre si l’une ou l’autre des parties au conflit les atteignent. La sécurité des populations de la région, aussi bien les réfugiés rwandais que les Zaïrois, constitue aujourd’hui un problème fondamental. Il est urgent, et même vital, de protéger ces personnes en perdition et de sécuriser l’acheminement des secours. Si le cessez-le-feu demandé par le conseil de sécurité des Nations unies n’est pas immédiatement respecté, seul l’envoi d’une force multinationale pourra garantir cette indispensable sécurité et mettre fin à cette course-poursuite infernale qui a déjà coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes.

Au Burundi, l’étau des sanctions se resserre cruellement sur les populations civiles. Elles sont un million désormais regroupées dans des zones hors de leur domicile habituel, où l’assistance ne leur parvient pas, malgré la détermination de la communauté humanitaire internationale.

Sur l’Afghanistan où les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire sont constants, nous devons nous référer au langage de la résolution de la dernière session de l’assemblée générale ainsi qu’à celui de la résolution 1076 du conseil de sécurité. Je déplore le fait que les populations civiles pâtissent de restrictions constantes, et je pense particulièrement aux conditions de vie des femmes, à la fermeture complète des écoles de filles notamment. La discussion doit se poursuivre avec les autorités locales pour demander un arrêt des bombardements indiscriminés des civils. Cette année, dans le froid mordant de janvier, les missionnaires venus du séminaire d’Achkhabad sur l’assistance humanitaire à l’Afghanistan ont été témoins du dispositif d’accueil de longues colonnes de personnes déplacées par les affrontements autour de Kaboul qui présentaient les signes d’un dénuement et d’une fatigue extrêmes. Nous devons encourager les consultations entre les communautés afghanes, nous devons songer à la conditionnalité de l’aide humanitaire dans ce pays.

Je rappellerai en outre que les autorités de Kaboul retiennent sans aucune justification plusieurs volontaires d’une ONG française. Ils doivent être libérés sans délai.

Enfin, je ne cesse de me désoler du peu d’attention portée à ces conflits oubliés : le sort des ressortissants du Timor oriental, celui des minorités ethniques birmanes en proie à la répression du pouvoir du Myanmar. La dernière offensive de la saison sèche contre les Karens a précipité des dizaines de milliers de civils à la frontière thaï, à la merci des combattants pénétrant régulièrement dans les camps de réfugiés. Ces violations quotidiennes et constantes des droits d’hommes, de femmes et d’enfants à travers le monde, dont on parle trop peu, sont de plus en plus intolérables.

Le constat de ces violations n’épargne aucun continent et demeure désespérant à bien des égards. Des prisonniers sont incarcérés en raison de leurs opinions, on continue à relever des actes de torture et d’exécutions extrajudiciaires, des procès manipulés, des journaux interdits, des filles privées d’école et des enfants exploités.

2) Dans le même temps, des progrès se font jour, l’année écoulée a aussi été porteuse d’espoir.

Le rapport de Mme Machel sur le sort des enfants impliqués dans les conflits armés, la conférence d’Amsterdam sur le travail des enfants, le congrès de Stockholm sur l’exploitation sexuelle des enfants ont mobilisé les États pour approfondir leur réflexion sur l’une des catégories de population les plus vulnérables. Je ne tolère pas que des enfants, qui doivent être choyés pour constituer les forces vives de notre société, soient ainsi traités.

À la suite du congrès de Stockholm, où j’ai mené la délégation de la France, le Premier ministre m’a confié la tâche de mobiliser l’ensemble des ministères pour l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan d’action gouvernemental de lutte contre les violences sexuelles contre les enfants. Nous commençons à récolter les fruits de cette mobilisation : un projet de loi renforçant notamment l’arsenal de répression du tourisme sexuel, des mesures d’aide aux victimes, aussi bien en France qu’à l’étranger, en sont certains aspects.

De nombreux pays font l’apprentissage de la démocratie. Partout, les grandes libertés – les libertés d’opinion et d’expression, l’égalité devant la justice, le refus de l’arbitraire et la soumission du pouvoir aux règles constitutionnelles et au verdict des urnes –, partout ces principes démocratiques tendent à s’imposer. L’instauration de la paix au Guatemala, les élections au Mozambique, la mise en œuvre de certains volets des accords de Dayton pour la Yougoslavie sont autant de signes porteurs d’espoir.

Monsieur le président, je tiens à saluer maintenant la tâche immense accomplie par le haut-commissaire aux droits de l’homme et le centre pour les droits de l’homme, en dépit de ses ressources humaines et financières insuffisantes. En mettant en place des opérations d’observation des droits de l’homme sur le terrain, son double souci de prévention et de soutien technique a grandement contribué à ce processus de démocratisation.

Je souhaite vivement qu’une solution puisse rapidement être trouvée pour que le bureau du haut-commissaire aux droits de l’homme en Colombie ouvre et effectue les tâches innovatrices que vous avez définies récemment.

Quelles orientations pouvons-nous tracer pour qu’à l’avenir les droits de l’homme s’inscrivent non seulement dans les textes, mais aussi dans la réalité ?

Parmi les sujets dont notre commission doit se préoccuper en priorité, j’en évoquerai trois.

1) Le racisme tout d’abord.
Monsieur le président,
Nos États doivent rester vigilants. Dans le monde nouveau qui se dessine, délivré de la logique des blocs et des affrontements, se réveillent parfois les vieux démons du nationalisme, du fanatisme et de la haine raciale. Continuons à nous mobiliser, continuons à lutter. Il est de notre devoir à nous tous ici présents, d’alerter continuellement et constamment nos proches, nos voisins, nos amis, notre famille, sur le sort réservé à l’humanité en cas de débordement pernicieux et de malveillance lancinante.
Nos sociétés sont toutes confrontées, à des degrés divers, aux problèmes de l’intolérance et du racisme. Toutes, elles ont à définir les modalités de la difficile conciliation entre le respect de la liberté d’expression, qui est l’une de nos libertés les plus précieuses, et la nécessité de la lutte contre les messages de haine, de repli xénophobe et d’intolérance. Il ne faut pas laisser les appels à l’exclusion, à la haine et à la violence s’abriter derrière la liberté d’expression. Il ne faut pas laisser impunément nier l’égale dignité des hommes et des femmes, ni prôner la ségrégation entre les races.

2) Certains droits de l’homme restent trop négligés.
La question des droits économiques, sociaux et culturels devrait être l’objet de notre attention tout autant que celle des droits civils et politiques. Les uns et les autres sont indissociables et interdépendants. Les uns, sans les autres, n’ont aucun sens. Le thème de l’éradication de l’extrême pauvreté, soulevé en 1987 par le père Wresinski, fondateur de l’organisation ATD Quart Monde, est toujours d’une actualité pressante.
La lutte contre l’exclusion et contre la misère, le droit au développement, font partie intégrante de la défense des droits de l’homme. En effet, être libre, c’est aussi avoir un emploi, un logement, des conditions d’existence décentes et qui permettent une vie familiale normale. C’est recevoir une formation, accéder aux soins et bénéficier de la protection sociale.
En France, pour traiter la fracture sociale que le président de la République à diagnostiquée, j’ai élaboré un projet de loi de cohésion sociale qui permettra aux exclus d’avoir accès aux soins, au travail, au logement, au vote, à ces droits économiques et sociaux que nous nous sommes engagés à fournir à nos citoyens.
La commission des droits de l’homme devrait donc, à notre sens, relayer ces préoccupations.

3) Le sort des défenseurs des droits de l’homme, enfin, me tient particulièrement à cœur.
Partout, des militants des droits de l’homme et de la dignité de la personne humaine, des membres d’organisations humanitaires, exposent leur vie et leur liberté, pour que l’emporte une certaine vision de l’homme et de la solidarité entre les êtres humains et entre les peuples. Des hommes, des femmes, des enfants parfois, sont emprisonnés, torturés, persécutés, ou disparaissent, pour avoir cru aux idéaux que nous affirmons ici, à Genève, à la commission des droits de l’homme. En cette période de crise de l’humanitaire, en ces temps où les belligérants et les seigneurs de guerre nous mettent au défi, nous font souffrir en nous privant des nôtres par des méthodes lâches et cruelles, je suis inquiet du sort réservé au combat en faveur des droits de l’homme.

Je tiens aujourd’hui, monsieur le président, si vous me le permettez, à saluer la mémoire des quatre membres du CICR assassinés au Burundi en juin dernier, des trois membres de MDM Espagne et de cinq observateurs des droits de l’homme tués au Rwanda ainsi que des six délégués du CICR décédés dans les mêmes circonstances en Tchétchénie.

Depuis douze ans, un projet de déclaration est à l’étude dans le cadre d’un groupe de travail de cette commission. Ce groupe de travail n’a pu à ce jour aboutir à un accord sur les principaux éléments du projet de déclaration qui doit consacrer les droits des défenseurs des droits de l’homme.

Monsieur le président, il est de notre responsabilité à tous, ici, à Genève, de faire aboutir, dès que possible, tous les projets susceptibles de contribuer à une plus grande protection de ces personnes, nous devons nous engager fermement dans cette voie.

Quelles stratégies pouvons-nous, ensemble, élaborer pour tenter de faire progresser la cause des droits de l’homme ?

1) La commission des droits de l’homme est le lieu où se définissent les relations entre États sur la question des droits de l’homme.
Les violations graves appellent bien évidemment la condamnation. La communauté internationale doit rappeler qu’il y a des limites imprescriptibles à ne pas franchir, que la vie et la liberté des êtres humains sont nos références communes, universelles, les plus précieuses. Il nous incombe donc de continuer à défendre notre vision des droits de l’homme par la dénonciation des violations graves, où qu’elles soient commises.
Ceci ne peut toutefois résumer notre action et doit s’accompagner d’un volet complémentaire : le dialogue. Nous devons convaincre tout autant que condamner. Nous devons montrer combien le développement et la croissance sont liés aux progrès de la démocratie et des libertés.
Pour renforcer les libertés, nous devons avant tout convaincre des dirigeants, aider des démocrates, conseiller des juristes, accompagner les transitions démocratiques. Au-delà de l’urgence, militer en faveur des droits de l’homme dans le monde, c’est mener un travail de longue haleine en faveur du développement de la démocratie et de l’État de droit.

2) Le consensus n’est pas un but en soi et ne peut être la seule règle du jeu. Le dialogue en revanche doit constituer cette règle, de même que la coopération avec les mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme.
Je ne saurais trop réaffirmer, monsieur le président, l’impérieuse nécessité de la pleine coopération des États avec les mécanismes de la commission des droits de l’homme comme avec les comités conventionnels des Nations unies.

Ceux-ci ont fait l’objet, au cours de l’année écoulée, de critiques fondées sur le champ de leur mandat. Il est de notre responsabilité de protéger le mandat de ces mécanismes, qui ne font que remplir la tâche pour laquelle ils ont été créés. La France sera particulièrement vigilante sur ce point. Cette vigilance trouvera tout particulièrement à s’exercer lors du renouvellement des mandats qui arrivent à échéance au cours de cette session.

3) Nous devrions regarder au-delà de la commission des droits de l’homme.

Monsieur le président,
Je souhaite par-là insister sur la nécessité de développer, à la commission des droits de l’homme, une approche qui dépasse cette enceinte. Il s’agit de faire des propositions en ce qui concerne la place des droits de l’homme dans l’ensemble du système des Nations unies, comme de promouvoir les droits de l’homme dans la politique, intérieur et extérieure, de l’ensemble des États. Les droits de l’homme ne se résument pas à six semaines à Genève chaque année. Ils doivent devenir une préoccupation constante de nos États, à travers les instances de l’ONU, et dans nos politiques nationales.

4) Pour ce faire, nous devrions aussi nous appuyer davantage sur la société civile.
La société civile a un rôle considérable à jouer. Ainsi, les institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme, qu’il s’agisse de médiateurs ou « d’ombudsmen », qu’il s’agisse de commissions nationales des droits de l’homme, ont un rôle éminent. Ces institutions permettent de favoriser l’équité, et jouent un rôle de conseil auprès des États. Il convient de saluer la mise en place de ces institutions dans un nombre croissant de pays.
Nous devrions nous interroger sur les moyens de renforcer les liens de notre commission avec la société civile, sur la base des recommandations du conseil économique et social des Nations unies. Ainsi, il convient d’appuyer la possibilité pour les organisations non gouvernementales de participer aux débats. Nous pourrions aussi, à terme, explorer les voies d’un renforcement de leur capacité d’initiative.
Nous pourrions enfin, me semble-t-il, encourager une meilleure médiatisation des travaux de la commission des droits de l’homme, et de ses mécanismes, qui sont trop peu connus du grand public.

Monsieur le président, mesdames et messieurs les délégués,

Ma délégation continuera à défendre l’engagement adopté à Vienne en 1993 : « S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales. »

Dans la perspective du cinquantenaire de la déclaration universelle des droits de l’homme, en 1998, qui constituera aussi l’année de l’examen de la mise en œuvre de la déclaration de Vienne, mon pays est de ceux qui souhaitent privilégier une gestion concrète de ces questions. Il serait aussi utile d’engager nos États dans un nouveau mouvement de ratification des grands textes de protection des droits de l’homme.

Nous pourrions aussi nous donner pour but de dégager les ressources nécessaires au bon fonctionnement du centre pour les droits de l’homme – un objectif de 2% du budget ordinaire des Nations unies paraît à ce titre un objectif simple et raisonnable.

Je vous remercie, monsieur le président.