Texte intégral
Le Nouvel Observateur. – Dans le gouvernement Jospin vous incarnez le social-libéralisme…
Dominique Strauss-Kahn. – Comment pouvez-vous dire cela ? Depuis dix ans je dis que le libéralisme est une phase de désorganisation du capitalisme qui se produit périodiquement entre deux phases de régulation. On a vécu une phase de régulation très longue au lendemain de la guerre, à partir de l’Etat-providence. Cette phase-là s’est épuisée dans les années 70. Les années 80-90 ont été des années libérales de déconstruction. A Strasbourg, Lionel Jospin a clairement marqué que la mission de la gauche est d’inventer de nouvelles régulations. Je constate aujourd’hui que le libéralisme est en recul au niveau international comme au niveau national. Sur le temps long de l’histoire économique, le libéralisme est l’exception, la régulation est la norme.
N.O. – Mais votre volonté de baisser l’impôt sur le revenu vous colle néanmoins une étiquette de libéral.
D. Strauss-Kahn. – Le gouvernement réforme, en profondeur, la fiscalité. Cela peut se faire à prélèvement constants, par exemple en faisant en sorte que la fiscalité des entreprises soit plus favorable à l’emploi ou, plus largement, en rééquilibrant fiscalité du travail et fiscalité du capital. Mais, de plus en plus, la croissance permet de conduire ces réformes en diminuant le poids des impôts : fiscalité indirecte cette année avec la baisse de la TVA ; la fiscalité directe l’année prochaine avec l’impôt sur le revenu et la taxe d’habitation – impôt injuste qui ne peut être réformé, l’expérience le prouve, qu’à condition d’être allégé.
N. O. – En se dépouillant de ses leviers traditionnels, les gouvernements n’ont-ils pas accru leur impuissance ? La politique monétaire, ce n’est plus vous, ce sont les gouverneurs de banques centrales, la politique budgétaire est tributaire des accords de Maastricht…
D. Strauss-Kahn. – Faux, archi-faux ! Pendant les vingt dernières années, notre politique monétaire était en effet à la remorque de la politique monétaire allemande et des spéculations des marchés financiers La mise en place de l’euro constitue un gain de souveraineté pour la France. Désormais tous les pays de la zone euro ont voix au chapitre dans l’élaboration de la politique suivie.
N. O. – Si le gouverneur de la Banque centrale européenne décide qu’il y a un risque d’inflation et relève les taux, qu’y pouvez-vous ?
D. Strauss-Kahn. – La France, je l’ai dit, était dépendante sur le plan monétaire et elle était totalement contrainte sur le plan budgétaire par l’obligation de respecter les critères de convergence vers l’euro. Aujourd’hui, un vrai dialogue existe entre le Conseil de l’euro et la Banque centrale. Il permet un regain d’influence des gouvernements. Bref, une politique mieux maîtrisée. Il y a un an, j’ai préconisé une politique budgétaire suffisamment rigoureuse pour autoriser une politique monétaire suffisamment souple. Nous y sommes ! La volonté de baisser le déficit budgétaire n’a rien à voir avec Maastricht, et tout à voir avec la volonté de préparer l’avenir en inversant dès cette année, et pour la première fois depuis vingt ans, la spirale de la dette.
N. O. – Prenons un cas correct : que pouvez-vous faire dans une économie de marché, comme la France, lorsque qu’éclate une affaire Michelin ?
D. Strauss-Kahn. – D’abord dire, exprimant ainsi largement l’opinion des Français, qu’il est infiniment choquant qu’une entretien puisse à la fois faire d’énormes bénéfices et dire qu’elle supprime des emplois sans avoir exploré tous les moyens de les préserver. Ensuite agir en encourageant justement le dialogue social – en lien, par exemple avec la loi sur la réduction du temps de travail – ou en refusant d’apporter son soutien à une entreprise si son comportement ne retient pas suffisamment compte des objectifs en matière d’emploi. C’est ce qu’annonce le Premier ministre.
N. O. – Vous ne pouvez pas interdire à une entreprise privée de réduire ses effectifs.
D. Strauss-Kahn. Le rôle de l’Etat est de veiller à ce que tous les acteurs prennent en compte l’emploi… Mais dans des économies extrêmement changeantes comme le sont les nôtres, le problème n’est pas seulement de conserver au maximum les emplois qui existent, mais de permettre la création de nouveaux emplois. La gauche le dit depuis des années : nous sortons d’un système qui garantit un emploi à la vie dans une entreprise ; un salarié aura plusieurs emplois dans sa vie, dans plusieurs entreprises. D’où, plus que jamais, l’importance de la formation.
N. O. – Dans un pays qui connaît un taux de chômage aussi fort, c’est facile à dire, pas à faire.
D. Strauss-Kahn. – Une partie de l’emploi se déplace de secteurs traditionnels vers des activités nouvelles de services ou de nouvelles entreprises industrielles. Le rôle de l’Etat est de faire en sorte qu’il y ait suffisamment de créations d’emplois pour que le plus de gens possible aient un travail. Le Premier ministre a tracé un horizon vers 2010, où le seuil de chômage sera faible au point que l’on pourra se considérer proche du plein-emploi. En Europe il y a déjà quatre pays au-dessous de 5 % de chômage. Regardez chez nous : 1 million d’emplois marchands seront créés entre juin 1997 et fin 2000 : 2 fois plus que dans les années 60 et 6 fois plus que dans les années 80.
N. O. – Revenons à l’affaire Michelin. On a le sentiment qu’en matière de régulation le premier réflexe de la gauche est de créer des taxes nouvelles.
D. Strauss-Kahn. – Lorsque le gouvernement parle de moduler les cotisations chômage en fonction de l’attitude d’une société en matière d’emplois, ce n’est pas pour le plaisir de taxer, c’est pour mettre en place une régulation de l’activité de l’entreprise. Dans une économie de marché, les décisions sont prises en fonction d’un système de prix. Réguler, c'est aussi modifier le système de prix, notamment par la modulation des cotisations de chômage. Dire « il faut interdire les licenciements » n’a pas de sens. Mais modifier les prélèvements sur les entreprises pour que l’emploi soit pris en compte c’est efficace. C’est ce que nous avons déjà largement fait avec la réforme de la taxe professionnelle et des cotisations patronales.
N. O. – Prenons l’exemple de la bagarre BNP-Société générale, ou celui du départ du siège social de Péchiney à New York. Vous subissez plus que vous n’agissez !
D. Strauss-Kahn. –Le rapprochement de Thomson et Alcatel, vous trouvez qu’on a subi ? Et celui d’Aerospatiale et de Matra ? A chaque fois, c’est la politique industrielle du gouvernement qui a été appliquée. En matière bancaire, nous avons agi là où nous avions le pouvoir, c’est-à-dire sur le secteur public. Pour le Crédit Lyonnais tout le monde rend justice au gouvernement d’avoir géré ce dossier difficile de la meilleure manière possible. Quant aux privations du CIC et du GAN, imposées par Bruxelles, ratées par Alain Juppé parce que les syndicats étaient dans la rue, non seulement on les a réussies mais on a été félicités par les syndicats sur la façon dont ça s’est passé. Je revendique sur toutes ces opérations une rupture politique : on est passé des privatisations purement financières d’avant 1997 – la vente à l’encan sur les marchés ayant conduits aux OPA sur Paribas ou sur les AGF – à de vraies restructurations stratégiques avec un partenaire industriel solide.
N. O. – Vous avez été prévenu 48 heures seulement avant la décision des dirigeants de Péchiney. C’est un cas doublement symbolique parce qu’il s’agit d’une entreprise privatisée et parce que la régulation à la française n’a rien pu contre la mondialisation anglo-saxonne !
D. Strauss-Kahn. – On peut gloser sur Péchiney mais alors il faut aussi gloser sur Lafarge qui rachète son concurrent britannique, ou sur Renault qui reprend Nissan. Péchiney a regroupé ses forces avec le canadien Alcan qui est plus gros. C’est pour cela que le nouveau siège se retrouve à New York avec un président qui sera français. En l’occurrence il n’y a pas perte d’influence publique puisque Péchiney était déjà privée. Si on fait le bilan sur ces dernières années de l’emprise des sociétés françaises sur leurs concurrences étrangers et réciproquement, il est pour le moins équilibré.
N. O. – Vous avez dit au début de l’entretien que le libéralisme est en recul. On a de la peine à vous suivre ! Que constate-t-on ? Qu’il n’existe plus qu’un seul marché, d’où la taille croissante des entreprises, et que les Etats bloqués dans leurs frontières sont de plus en plus impuissants. On a l’impression que c’est la régulation publique qui est remise en cause et non pas la mondialisation !
D. Strauss-Kahn. – Je ne crois pas que les Etats soient paralysés. En septembre 1997, j’ai dit à mes collègues ministres des Finances du G7 : les paradis fiscaux offshore ça ne peut plus durer comme cela. Ils m’ont regardé en pensant assez fort : ce DSK est à la fois socialiste et français, ce qui additionne deux défauts et deux archaïsmes ! Aujourd’hui, on discute des règles à mettre en place pour contrer ces centres offshore. Le climat a changé. Beaucoup de dirigeants dans le monde ont compris que, face à la mondialisation, il faut de nouvelles régulations. C’est à la gauche de les inventer. Elles doivent être moins étatiques, faire davantage appel à la société civile et aux acteurs sociaux, être plus transparentes et se situer davantage à l’échelle européenne ou internationale. Une telle régulation implique parfois une perte de pouvoir du gouvernement, mais pas de la puissance publique. Dans l’affaire Société générale-Paribas, ce n’est pas le marché qui a décidé, c’est le comité des établissements de crédit et il a décidé de faire le contraire de ce que le marché proposait : permettre à la BNP d’avoir 37 % de la Société générale. Il s’agit bien donc d’une décision publique. Et le fait que les salariés détenaient plus de 9 % du capital a aussi beaucoup joué.
N. O. – Autre exemple : que pouvez-vous faire face à la concentration des grands groupes capitalistes, dans la distribution ?
D. Strauss-Kahn. – Ces groupes ont offert aux Français une grande diversité de produits à des prix très serrés. Mais cela pose deux types de problèmes. D’abord vis-à-vis du consommateur, lorsqu’une enseigne devient dominante dans un espace géographique donné où elle détient 50 à 60 % du marché. Puis il y a aussi la question des relations avec leurs fournisseurs, les PME. Le problème n’est pas seulement la fusion Carrefour/Promodès, mais aussi le regroupement des centrales d’achat entre Leclerc et Système U, et entre Cora et Casino. J’ai transmis ces dossiers au Conseil de la Concurrence. Et Lionel Jospin a annoncé une loi pour garantir un minimum d’équilibre entre ces puissances colossales et la PME du coin qui vend ses tournevis. La gauche a toujours été pour la lutte contre les grands monopoles. Et ce combat passe par la concurrence. La régulation de la concurrence, c’est par exemple forcer un regroupement de grandes surfaces à vendre des hypers là où il est en situation trop dominante.
N. O. – Le gouvernement veut développer l’actionnariat salarié, c’est une révolution pour la gauche.
D. Strauss-Kahn. – Voilà une nouvelle régulation nécessaire : les salariés qui travaillent dans une entreprise doivent pouvoir bénéficier de son succès au-delà de leur propre salaire et être davantage partie prenante aux décisions. Le Premier ministre, dans son discours de Strasbourg, a parlé du pouvoir des salariés dans l’entreprise. L’épargne salariale doit permettre un autre partage de la valeur ajoutée. Mais, pour limiter les risques, l’épargne salariale doit s’accompagner d’une mutualisation, c’est-à-dire que le salarié ne doit pas seulement investir dans l’entreprise qui l’emploie.
N. O. – La transformation des salariés en capitalistes, c’est la fin de la lutte des classes ?
D. Strauss-Kahn. – Il s’agit, à l’intérieur de l’économie de marché, de modifier le rapport de forces en faveur des salariés.
N. O. – Pour lutter contre la spéculation financière, certains préconisent l’instauration d’un prélèvement sur les flux de capitaux : la taxe Tobin.
D Strauss-Kahn. – C’est une idée généreuse et séduisante, parce qu’elle introduit un « grain de sable » dans des mouvements spéculatifs. Ma responsabilité, c’est de réfléchir aux conditions de son succès : les conditions techniques – par exemple, lorsqu’un banquier fait une opération entre Hongkong et le Mexique, par internet, il n’en reste aucune trace – et les conditions politiques – car mes interlocuteurs, américains par exemple, seraient évidemment très intéressés à ce que la France ou l’Europe applique seules cette taxe. Ces conditions étant longues à réunir – si on y arrive –, ma responsabilité, c’est de me battre pour les mêmes objectifs avec d’autres moyens : la lutte contre les centres offshore, le contrôle des hedge-funds, le soutien aux pays en développement qui mettent en place des instruments de régulation des entrées de capitaux, l’association du secteur privé à la résolution des crises. Et sur ces sujets, on avance.
N. O. – Il y a un autre problème : la fuite des capitaux privés en cas de crise de change.
D. Strauss-Kahn. – C’est pour cela qu’il faut impliquer davantage les acteurs privés. Depuis quelques années, il y a eu un changement profond. Le rapport entre les investissements publics et privés s’est inversé en faveur de ces derniers. Il faut donc que le secteur privé prenne sa part en cas de crise. Tous les Etats, y compris les Américains, en sont désormais d’accord…
Ainsi au sein du Club de Paris, on rééchelonne régulièrement les dettes publiques des différents pays. C’est bien. Mais on ne peut pas conserver un système où il y a socialisations des pertes et privatisations des profits. Aujourd’hui les investisseurs privés ont des taux de rendement formidables et ils fuient dès qu’il y a un problème. Le forum de stabilité qui a été mis en place par le G7 fera un rapport au printemps prochain. Cela vient en partie de la pression que nous avons exercé avec quelques autres.
N. O. – Vous prônez la transparence au niveau international, mais en France il reste du chemin à parcourir, si l’on en juge par les montants de stock-options que se distribuent les patrons dans le secret des conseils d’administration.
D. Strauss-Kahn. – En bien, la transparence est un des éléments des nouvelles régulations. C’est une exigence démocratique. C’est aussi un des moyens d’éviter des excès que le corps social des entreprises n’accepterait pas s’ils étaient connus.