Article de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "La Tribune" du 28 octobre 1999, sur le rôle du syndicalisme dans le cadre du droit du travail et des droits des salariés et la représentativité syndicale dans l'exercice de ces droits.

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« Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme. » Condorcet (1743-1794). « Le système capitaliste est certes cruel, injuste et destructeur, mais il fournit la marchandise. » J. Schumpeter (1883-1950).
Le marché n’est pas l’horizon indépassable de l’Histoire. Tous ceux qui ont tenté d’assigner un horizon à l’Histoire ou de lui supposer (pour lui imposer ?) une trajectoire déterminée se sont trompés. Si elle se déroule dans un champ de forces qui préexiste à tous les acteurs, ce qui fait que « du passé nous ne pourrons jamais (heureusement !) faire table rase », l’Histoire est ouverte : il n’y a pas de fatalité du bonheur, pas plus que du malheur, il y a une espérance qui trouve sa source dans la confiance qui anime ceux qui sont prêts à s’investir dans le mobilisation et l'action collective. Comme le dit l’économiste Robert Boyer : « Dans les sociétés modernes, les choix essentiels ne peuvent être éclairés par le fonctionnement du marché, mais doivent l’être par l’action collective et politique. » Le problème posé n’est pas de faire un diagnostic, puis un pronostic, sur l’aptitude de la France à s’adapter « au monde qui vient ». L’important n’est pas d’interpréter la dynamique instantanée du monde pour se couler, « au bénéfice du doute », dans la représentation que les oligarchies dominant la planète parviennent à en imposer, mais de « la transformer » en modifiant le rapport de forces partout où le compromis utilitariste de Schumpeter étouffe la réalisation du projet de Condorcet.
Nous ne pouvons laisser perdurer ni les phénomènes de paupérisation minant les sociétés développées ni l’aggravation du fossé entre nations riches et nations pauvres. La dynamique du capital est une force productive gigantesque mais aveugle. Elle ne contient même pas en elle un principe de cohérence globale qui permettent de garantir la réalisation se son dessein, « l’accumulation perpétuelle ». Elle ne peut pas se passer des médiations qui conduisent à des régularités macroéconomiques rendant de dessein compatible avec la cohésion sociale. Sans elles, la main invisible du marché se fourre le doigt dans l’œil !
Un des terrains essentiels où s’opèrent ces médiations entre le micro et le macroéconomique est celui de l’entreprise. Comme le dit Michel Aglietta, « les entreprises sont des organisations spécifiques, puisqu’il s’y exerce un pouvoir hiérarchique pour produire des marchandises en vue d’accumuler de l’argent ». Dans ce cadre fondamental, le rôle du syndicat au XXIe siècle comme au XXe est et restera de défendre les salariés et l’essentiel de cette défense continuera à s’exercer face à l’employeur, quelle que soit sa nationalité.
Pour autant, l’ensemble des conditions qui délimitent ou encadrent la relation de subordination du salarié à l’employeur n’est pas déterminé par le seul face-à-face direct entre les deux « contractants », sous l’euphémisme mystificateur des partenaires sociaux. L’histoire du XXe siècle a une trame : l’avènement de la société salariale en Occident et sa généralisation au monde entier. L’histoire du mouvement syndical en Europe est celle de luttes âpres au cours desquelles s’est édifié un compromis salarial sous la forme de droits et de garanties qu’il faut sans cesse défendre, actualiser ou conquérir.
Ces droits et ces garanties s’inscrivent dans des ensembles qui ont acquis une cohérence à travers de grandes fonctions institutionnalisées comme la protection sociale et plus généralement le faisceau des services publics. Eléments majeurs du système salarial comme de la démocratie, ces grands services constituent un terrain essentiel de l’action syndicale. Sur lui se focalisent les débats idéologiques et les luttes revendicatives les plus significatives, dans le contexte de la crise persistante du travail et de l’emploi et des nouvelles phases de la construction européenne. A leur sujet, il serait sain de rompre avec le rituel des formules toutes faites construites sur des concepts sans aucune signification réelle. Le plus bel exemple est celui des « prélèvements obligatoires » qu’on s’obstine à présenter comme excessifs en France tout en concédant que « ce ne sont pas des sommes gelées, mais servant à financer, outre la justice, la police et l’armée, des investissements dans l’éducation, la santé et les infrastructures » et donc qu’ils « contribuent à la compétitivité ». Après la catastrophe libérale de Paddington, on comprend sans doute mieux les raisons pour lesquelles le taux de prélèvements obligatoires anglais se situerait à 38,8 %.
Pour être efficace tant au niveau national qu’européen, le mouvement syndical français doit se rassembler pour construire progressivement un noyau revendicatif cohérent, tout en renforçant sa capacité à nourrir la confrontation des idées et des stratégies dans les entreprises et dans la société. C’est pourquoi ce rassemblement ne s’inscrit pas dans la perspective d'une fusion dans la confusion : l’émergence d’une seule organisation syndicale pour la France sur le modèle des trade-unions britanniques ou du DGB allemand (qui d’ailleurs évoluent) n’est pas à l’ordre du jour parce qu’elle n’est pas souhaitable, pas plus que l’actuelle atomisation du syndicalisme français. L’essentiel réside dans la modification du rapport aux salariés. Dans l’avenir, il nous faudra concevoir les syndicats comme les agents d’exercice de droits dont les salariés sont les vrais dépositaires et dont ils ne doivent jamais être dessaisis. A cet effet, il faut en tous lieux instituer l’accès en droit et en fait à une activité syndicale démocratique, en lui donnant les moyens d’être à la fois constructive et représentative de l’opinion des salariés . Ainsi affermis dans leur légitimité, les syndicats doivent disposer du pouvoir de peser sur les instances de décision à la confrontation de leur point de vue avec celui des employeurs, qu’ils dirigent ou qu’ils possèdent. C’est le socle minimal de la modernisation des infrastructures sociales, et c’est le premier défi du siècle à venir pour le syndicalisme et pour la société.