Déclaration de M. Robert Badinter, ministre de la justice, sur la Ligue des droits de l'homme et l'oeuvre de la gauche en matière de libertés, Marseille le 17 mars 1984.

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Circonstance : Réunion de la Ligue des droits de l'homme à Marseille le 17 mars 1984 à la mémoire de M. Victor Basch

Texte intégral

Rassemblés pour honorer la mémoire de Victor Basch.
Noguères a rappelé sa vie d’universitaire, de socialiste, de défenseur des droits de l’homme, une vie toute entière consacrée au progrès de l’esprit et des libertés,
Et puis son sacrifice final, qui donne à la fois la mesure de l’héroïsme de Basch et de l’ignominie des bourreaux.

À cet instant où ces hommes jeunes, armés, français (oh honte !) abattent ces deux vieillards fragiles que les Allemands eux-mêmes n’avaient pas voulu arrêter, nous voyons à nu, à travers 40 années écoulées, le visage authentique du fascisme.

Que les jeunes générations sachent à tout moment s’en souvenir.
Mais au-delà du chagrin et de la pitié, la vie exemplaire de Victor Basch, combattant et martyr de la liberté, nous est enseignement.

A) D’abord, la lutte de Victor Basch nous rappelle qu’il n’y a point de combat contre une injustice particulière, celle qui accablait Dreyfus – qui ne débouche, sauf à être stérile, sur le combat contre l’injustice en général partout où elle s’exprime.

Ainsi que la lutte pour les droits de l’homme ne peut être qu’une lutte constante et universelle. C’est ce que, dès 1902, Ludovic Trarieux exprimait : « Dans l’ordre de la justice, nous n’avons pas de frontières. Rien de ce qui paraît injuste ne doit nous laisser insensibles. Toutes les injustices qui se commettent dans le monde peuvent à une heure donnée nous créer le devoir d’élever notre protestation. Nous n’y avons pas manqué à diverses reprises, soit qu’il s’agit de la pauvre Arménie, soit qu’il s’agit de la douce Finlande, soit qu’il s’agit des juifs de Roumanie… ».

Quatre ans seulement venaient de s’écouler depuis la fondation de la ligue par Trarieux. Le message n’a pas été perdu,  il est la loi de notre action internationale, n’est-il pas vrai cher Daniel Mayer, qui fûtes notre président de la Ligue internationale des droits de l’homme.

Et puis, au-delà du caractère universel du combat pour les droits de l’homme, Victor Basch nous enseigne que la protestation individuelle des consciences révoltées par l’injustice est vouée à la stérilité si elle ne s’inscrit pas dans une démarche collective, organisée et permanente. Cette exigence d’un foyer pour la défense des droits de l’homme, rassemblant une phalange de militants des libertés, est à l’origine même de la Ligue des droits de l’homme.

Là aussi, je citerai Trarieux, évoquant au procès honteux fait à la Ligue des droits de l’homme en 1899 :
« Les hommes de bonne volonté, au nombre d’une dizaine environ… Qui avaient vu avec douleur le formidable effort tenté pour étouffer la plainte d’un malheureux condamné apportant les preuves de l’erreur judiciaire… Ils sortaient du prétoire ou pendant huit mortelles journées, ils avaient entendu les clameurs retentissantes de “à bas et à mort les juifs”… Ce n’était pas seulement la cause isolée d’un homme qui était à défendre, c’était derrière cette cause, la justice, l’humanité, l’intérêt même de la République et l’avenir des pays qui leur paraissaient menacés… »
De cette prise de conscience est née la ligue. Basch fut de ses premiers membres. Il lui a donné ses forces. Il lui a sacrifié jusqu’à sa vie. Car c’est bien le président de la Ligue des droits de l’homme, le combattant infatigable des libertés que les miliciens ont abattu en 1944. Pour le juif Basch et sa femme, le convoi ordinaire vers Auschwitz eut suffi.

Cette leçon là aussi n’a pas été perdue. Elle nous dit que l’engagement pour les libertés ne s’accomplit que s’il est un engagement total, à la mesure des exigences mêmes du combat. Dans les temps pacifiques et dans les pays démocratiques l’engagement demeure essentiellement moral. Ce n’est point qu’il soit facile, « les hommes de boue et les feuilles immondes » comme les dépeignait Zola sont toujours là. Et avec eux la calomnie, le mensonge et la haine. Mais que se lèvent les temps d’épreuve pour les libertés, que le fascisme et la dictature exercent à force ouverte le pouvoir, et l’exigence du combat se fait autre physiquement. Alors l’engagement des hommes de liberté s’exprime physiquement en un combat où ils prennent la première place. Il est significatif à cet égard que nos trois présidents présents, Daniel Mayer, Henri Noguères et Yves Jouffa, aient assumé chacun leur part dans les combats de la Résistance.

Enfin, au-delà de l’engagement sans faille qu’implique le combat pour les droits de l’homme, Victor Basch nous invite à la lucidité.

S’adressant aux membres de la ligue en octobre 1927, Basch disait déjà : « On pourrait être tenté de trouver que la ligue disperse ses efforts, qu’elle s’occupe de causes qui n’ont pas immédiatement trait à l’objet propre qu’elle vise, et qu’à poursuivre des buts trop nombreux, elle néglige de réaliser avec assez de force son dessein essentiel ?
Quel est-il ?
C’est la réalisation de la justice. Or, la justice n’est pas confinée dans le domaine judiciaire. À côté de la justice juridique, il y a la justice politique, la justice fiscale, la justice sociale. La justice est une et indivisible. Il faut tenter de la réaliser dans toutes les relations que nouent les hommes les uns aux autres. C’est là ce qui explique que l’unité de buts de la ligue se manifeste dans une multiplicité et une variété extrême d’activités… »

Cet élargissement du rôle de la ligue, ce passage de l’enceinte judiciaire à l’espace tout entier de la cité, cette présence de la ligue dans tous les domaines où se jouent les libertés, bref cette conception globale et moderne du combat pour les droits de l’homme ont toujours guidé la ligue. Et à cet égard, Henri Noguères a été le digne continuateur de Victor Basch. Car au-delà du combat toujours recommencé pour les grandes libertés qui sont le fondement même de la démocratie, il est d’autres domaines où Noguères a marqué la présence, l’inspiration et l’efficacité de la ligue : la démocratisation de l’institution militaire, la sauvegarde de l’environnement, la recherche de l’expression moderne du concept de laïcité, thème du congrès d’aujourd’hui, sont des exemples de ces avancées de la ligue.

Et comment ne pas se rappeler la mobilisation de la ligue à l’appel de Noguères au moment de la discussion de la loi « sécurité et liberté » ou sa prescience en dénonçant parmi les premiers la montée du racisme et de l’extrême droite. Celle-ci ne s’y est d’ailleurs pas trompée.

En septembre 1980, l’attentat auquel il a échappé témoigne plus clairement encore que nos propos que les fascistes savent bien reconnaître leurs adversaires. C’est l’hommage cynique du vice à la vertu même s’il est des reconnaissances éclatantes dont on se passerait volontiers.

Et voici que Yves Jouffa lui succède.
J’ai déjà évoqué son passé. Il a connu les camps de concentration comme juif, et le maquis comme résistant. Avocat, juriste, il a toujours figuré au premier rang des combats pour les libertés judiciaires. Je ne rappellerai pas ici les services éminents qu’il a rendu à la ligue. Nous savons qu’il sera le digne continuateur de son prédécesseur, à cet instant difficile de l’histoire de la gauche française. Et puisque celle-ci doit beaucoup à la ligue, et en particulier à Victor Basch, un des fondateurs du Front populaire, laissez-moi en cette enceinte privilégiée vous faire part de mes sentiments à propos du combat pour les libertés où se mêlent étonnement, indignation et inquiétude.

1. L’étonnement
Je le ressens à propos de l’attitude de la gauche devant ses propres réalisations en matière de liberté.

S’agissant des libertés judiciaires, ceux-là qui aujourd’hui se posent champions des libertés.
De quelle justice était-il les défenseurs ?

Celle qui comportait :
– peine de mort ;
– juridiction politique d’exception ;
– juridiction militaire d’exception ;
– lois pénales d’exception ;
– loi anticasseurs et sécurité et libertés ;
– refus du recours individuel pour violation des droits de l’homme devant les instances européennes ;
– un système pénitentiaire dont le fleuron était les QHS.

Toutes ces bastilles sont tombées et je rappellerai aussi le renforcement des droits de la défense ainsi que l’amélioration des droits des victimes.

Jouffa vous l’a dit : il y a eu plus de progrès déjà accomplis pour les libertés judiciaires en France en trois ans qu’à aucun moment de l’histoire depuis la Constituante.

Et nous ne nous en tiendrons pas là :
– avant la fin de la législature, le tribunal de l’application des peines donnera toutes les garanties judiciaires au domaine si important de l’exécution des peines ;
– demain une loi nouvelle instaurera enfin toutes les garanties de l’habeas corpus en France puisque nul ne pourra plus être placé en détention provisoire sans un débat préalable et contradictoire entre le ministère public et l’avocat devant le juge d’instruction ;
– demain au-delà des peines de substitution déjà votées, un nouveau code pénal à la mesure des exigences de notre temps sera enfin proposé au Parlement en remplacement du code Napoléon.

Voilà pour la justice.

Au-delà de la justice, quel est le bilan de ce qui a été fait depuis trois ans dans le domaine des libertés ?

1. – La décentralisation
Qui brise le carcan jacobin et assure des libertés nouvelles aux communes, départements et régions.

2. – Les lois Auroux
Qui constituent la plus grande avancée des droits des travailleurs depuis la Libération.

3. – Les étrangers
À la loi Bonnet a succédé la loi du 20 octobre 1981. En matière d’expulsion comme de reconduites à la frontière, quelles que soient ses difficultés d’application, nous avons instauré le système le plus protecteur des droits des étrangers existant dans toute l’Europe occidentale.

4. – Dans l’audiovisuel
Où la droite a oublié ses pratiques antérieures et rêve d’une privatisation sans frein.
La communication radiophonique a cessé d’être un monopole d’État et n’est soumise qu’à une autorisation libéralement accordée.
La Haute Autorité assure des garanties d’indépendance ignorées jusque-là.

5. – Et je pourrais rappeler la lutte contre le sexisme, les mesures prises contre la discrimination fondée sur le sexe et la loi assurant la promotion de l’égalité professionnelle dans le travail.

6. – Enfin la lutte contre le racisme
Le projet de loi est prêt qui va faire du mobile raciste en matière de violences volontaires une circonstance aggravante et va ouvrir à toutes les organisations contre le racisme et donc à la ligue des moyens d’action plus larges.

Alors, au regard d’un tel bilan, de tels progrès des libertés, comment ne pas être à la fois fier de ce qu’il y a été fait et étonné devant l’attitude d’une grande partie de la gauche elle-même ?

Je l’ai dit bien des fois à propos de la justice au long de l’automne 1981 et jusqu’en 1983,
la gauche devrait saluer avec enthousiasme et fierté ces victoires de la liberté au lieu de les tenir pour une sorte de régularisation sans importance de ses engagements ou comme des risques pris à l’égard d’un électorat timoré.

J’ai vu ainsi des réformes essentielles s’accomplir, attendues depuis des siècles ou des décennies, dans une sorte d’indifférence, voire de timidité honteuse, si grand étant le tintamarre conduit par ceux qui opposaient odieusement le progrès des libertés et la lutte contre l’insécurité.

En un mot, nous avons fait faire aux libertés des progrès et dans le domaine de la justice des avancées historiques. Seulement le public n’en a pas pris conscience en partie à cause de l’attitude frileuse de la gauche française à l’égard de ses propres réalisations dans le domaine des libertés.

2. L’indignation
Tandis que la gauche s’abstenait de saluer chaque progrès des libertés, la droite sentant l’opinion publique incertaine mesurait que l’occasion était unique. Et s’emparait sans vergogne du blason des libertés.

On assiste ainsi au plus étonnant spectacle : tels anciens ministres du précédent septennat, dont les noms sont liés à des lois liberticides ou à des pratiques hostiles aux libertés, s’en déclarent les champions.

Je sais bien que les vieilles libertines deviennent volontiers de grandes dévotes, mais il y a quand même des conversions qui stupéfient.

S’entendre donner des leçons de liberté par ceux qui pendant 23 ans les ont souvent bafouées sans vergogne, il y a de quoi vous couper les bretelles.

Et Mme Veil peut toujours brandir l’oriflamme des libertés. Derrière elle, c’est M. Hersant qui va, grâce à son élection au Parlement européen, pouvoir en toute immunité violer la loi de la République, à commencer par l’ordonnance de 1944, toujours en vigueur, voulue par le général de Gaulle et la Résistance pour défendre la liberté de la presse.

C’est sans doute là ce que l’on appelle « défendre la liberté menacée par la gauche ».

Depuis six mois en effet, nous assistons sur ce thème à la plus extraordinaire mystification. D’abord à propos du projet de loi sur la presse. On peut le critiquer, le trouver insuffisant, ne prenant pas assez en compte la difficile réalité économique de la presse ou les formidables bouleversements techniques de la communication.

Mais qu’on ose déclarer que ce texte attente à la liberté de la presse, voilà qui laisse pantois tout juriste sérieux.

Car la liberté de la presse, c’est d’abord la liberté d’écrire, de publier, d’imprimer, définie par la grande loi républicaine de 1881. Et le texte n’y touche en rien.

C’est ensuite le statut du journaliste. Et le projet améliore les garanties d’indépendance de l’équipe rédactionnelle.

Enfin, c’est la liberté du lecteur qui doit pouvoir bénéficier d’une presse pluraliste et savoir à qui appartient le journal qu’il achète. D’où le principe de la transparence proclamé par l’ordonnance de 1944 qui n’a jamais été dénoncée comme liberticide. Cependant, à mesurer ces difficultés d’application, l’ordonnance de 1944 appelait un aggiornamento. C’est tout l’objet du projet de loi. Et ceux qui l’attaquent à grand renfort d’indignation feinte savent bien à quoi s’en tenir.

Sans doute défendent-ils une liberté ! Non pas la liberté de la presse, mais bien la liberté de faire des affaires dans la presse. Ce qui n’est pas la même chose – sauf dans l’esprit de M. Hersant et de ses affidés.

Pire encore est la conclusion qui s’est instaurée à propos du statut de l’école privée. De partout, et parfois par des gens bien intentionnés, on entend clamer que la gauche veut attenter à la liberté dans l’enseignement ou à la liberté de choix des parents.

Quelle scandaleuse affirmation au regard du projet présenté par Alain Savary et du résultat atteint par son infinie patience ! Car dire que la liberté des parents serait atteinte parce que l’option serait donnée aux enseignants du privé de bénéficier à leur demande au bout de six ans – et avec quelles précautions – du statut d’enseignant du public c’est défier le bon sens. Et cependant, le fait est là. Voici la gauche porteuse de liberté, artisan de ses progrès depuis 1981, mise en accusation d’attentat à la liberté.

Et par quels hommes ? Porteurs de quelles cicatrices d’arbitraire, et de mépris pour les libertés ? Et la gauche se tait ? Et peu s’en faut que certains baissent la tête devant ce flot de mensonges.

Il n’est que temps que la gauche se reprenne, qu’elle présente son bilan, et qu’elle revendique haut et fort sa mission et ses réalisations.

3. L’inquiétude
Mais surtout, au-delà de cette mystification politicienne à laquelle – peut-être par notre faute – une partie des Français se laisse prendre, ce qui pour les militants des droits de l’homme doit inspirer leur action, c’est l’inquiétude devant la résurgence des vieux démons que la ligue a toujours combattus.

Car il ne faut point s’y méprendre. Si les propos de Le Pen trouvent un écho et parfois un assentiment dans une certaine partie de l’opinion, ce n’est pas qu’il ait plus de talent qu’auparavant – ce sont les mêmes formules qu’il y a 10 ans. Mais certaines sensibilités ont changé, certaines défenses se sont altérées. La crise accroît plus les antagonismes qu’elle ne suscite la solidarité. Elle exaspère les intérêts plus qu’elle ne renforce la communauté nationale.

Dans ce climat de tension prospèrent aisément le racisme quotidien et la violence politique d’abord contenue puis sans retenue qui ruinent la démocratie.

Le fascisme ne se lève pas dans les pays développés comme la tempête en une nuit. Il est d’abord rampant, dissimulé, ordinaire. Il progresse par les mille voies de la haine avivée par les difficultés économiques. Il s’empare des cœurs avant de pervertir les esprits puis de prendre le pouvoir.

De divers côtés, nous voyons apparaître les signes prémonitoires de cette résurrection sinistre. Ici, ce sont les insultes raciales proférées dans des meetings d’extrême droite contre des ministres ou d’anciens ministres de la République, majorité et opposition confondues dans la même haine. Là, ce sont des cris immondes proférés dans le cadre de conflits sociaux contre des travailleurs immigrés.

Ailleurs, c’est l’amalgame monstrueux que l’on voudrait faire naître dans l’esprit du public entre délinquants et immigrés.

Enfin, c’est la violence raciste elle-même, qui, comme libérée de sa honte, s’exerce à force ouverte et parfois jusqu’au crime contre ceux dont le tort inexpiable serait d’apparaître tels qu’ils sont : des hommes venus d’ailleurs, nos frères.

Le gouvernement, pour sa part, s’opposera avec toute l’énergie nécessaire à de telles entreprises. J’ai déjà évoqué les mesures législatives en préparation pour réprimer plus sévèrement les crimes racistes. Je rappellerai moi-même par circulaire au parquet que les réquisitions doivent être à cet égard toujours empreintes de la plus grande fermeté.
Mais le cœur du combat est ailleurs. Il se situe au niveau des sensibilités des mentalités collectives. Et parce que dans ce combat contre le racisme se joue l’essentiel : une certaine idée de l’homme et de la liberté, je sais que vous serez au premier rang comme hier le fut jusqu’à sa mort le grand Victor Basch.