Article de M. François Bayrou, président de l'UDF et de Force démocrate, dans "Le Figaro magazine" du 4 septembre 1999, en réponse au discours de rentrée de Lionel Jospin, intitulé "Lettre ouverte au Premier ministre".

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Média : Le Figaro Magazine

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,

Votre intervention de rentrée a frappé les esprits. Essentiellement par un chiffre. Pour la première fois, on vous a entendu dire : « il me faut dix ans pour que soit accompli le résultat de ma politique, le retour à l'emploi. »

Dix ans ! Ce chiffre marque, vous savez bien pourquoi ! Dix ans, c'est trois plus sept. Les trois ans qui restent à votre législature et les sept années que dure, selon l'actuelle Constitution, un mandat présidentiel. Et c'est la première décennie du prochain siècle.

Et ce chiffre prononcé fait une espèce d'électrochoc pour les Français : votre politique correspond-elle à l'attente d'un nouveau siècle ?

J'ai écrit « votre politique » plutôt que « socialisme ». C'est que le socialisme, comme vision, comme doctrine a disparu. Le socialisme reposait en effet tout entier sur l'idée que seule la collectivisation des principaux outils de production permettrait la libération des classes opprimées. Cette idée s'est effondrée sur elle-même en même temps que le mur de Berlin. Vous-même. Vous privatisez larga manu. Vous êtes devenu le champion des privatisations ce qui satisfait bien des esprits mais ne paraît pas vraiment « socialiste ». Reste la social-démocratie, jadis honnie. Mais elle a tant de lectures de Blair à Schröder, que j'attendrai pour user à nouveau du mot de savoir ce qu'est la chose.

Pour parler de votre vision de l'avenir, il faut donc partir de votre action présente et de ce que vous avez entrepris.

Si beaucoup de Français ont eu un sursaut en pensant à vos « dix ans », si beaucoup se sont dit : « Vraiment, ce n'est pas possible ! » malgré les bons chiffres, malgré les incertitudes de l'opposition, c'est que, sans pouvoir dire exactement pourquoi, ils éprouvent un malaise en face de votre politique. Essayer de traduire clairement ce malaise, c'est le service que l'opposition leur droit.

Le premier critère d'une politique, c'est d'être juste. À la fois de ne pas se tromper et d'être équitable. De sorte que la justesse et la justice y trouvent leur compte.

Pour beaucoup de Français, votre politique n'est pas juste. Elle se trompe, et en se trompant, elle ne rend pas service à ceux qui en auraient le plus besoin.

Par exemple en matière d'emploi. La décision la plus forte que vous avez prise. Ce sont les 35 heures. Pour l'instant cette décision ne s'est appliquée qu'aux entreprises les moins dépendantes du coût de la main-d'oeuvre. Elle a eu la vertu,c'est vrai, d'introduire dans ces entreprises une réflexion inhabituelle sur la flexibilité de l'organisation du travail. Mais elle n'a pas créé d'emplois. Toutes les statistiques le montrent. Les emplois créés aujourd'hui le sont malgré les 35 heures et non pas grâce à elles. En revanche cette décision a bel et bien bloqué l'évolution des salaires. Bientôt elle contraindra tous les employeurs. Et elle risque de bloquer le développement de l'emploi.

Dans un pays où tout le monde convient que le coût du travail - salaires plus charges sociales - est le principal handicap au dégel de centaines de milliers d'emplois, on ne peut pas prétendre qu'on s'intéresse à l'emploi et prendre une décision qui augmente de fait de 10 % le coût de l'emploi pour les entreprises. Vous répondez que des subventions d'État compenseront ce surcoût. Mais ces subventions qui les paiera ? Forcément les mêmes ! Forcément les contribuables ! Forcément le travail des Français et le résultat des entreprises ! D'ailleurs dans quelques semaines de nouveaux impôts sur les entreprises (éco-taxe et impôt sur les bénéfices) pour un montant de plusieurs dizaines de milliards le montreront clairement. Ce n'est pas juste pour l'économie française. Et ce n'est pas juste pour tous les exclus du chômage de longue durée, pour les jeunes Jamais entrés dans l'emploi qui auraient pu attendre que la croissance retrouvée leur rende le travail qui leur manque.

C'est vrai qu'il y avait une attente et une chance à saisir dans l'aménagement du temps de travail. Mais il fallait inciter et non pas contraindre uniformément et quelles que soient la taille le type d'activité à la concurrence internationale toutes différentes selon les entreprises. C'est ce que faisait la loi Robien et c'est ce que vous avez défait.

En même temps, on ressent de l'incohérence dans votre politique. On ne peut pas être à la fois le premier ministre des 35 heures contraintes et forcées et, en même temps, affirmer que les gouvernements modernes n'ont plus rien à dire sur la création d'un grand groupe bancaire national. Si l'un est vrai, l'autre est faux. Si, d'un côté, il était vrai qu'ont peut ignorer superbement, pour les règles de l'emploi, ce qui se passe dans les pays voisins, alors il n'est pas possible d'accepter de se taire sur les grands groupes qui structureront un secteur clé comme la banque. Cela aurait été plus juste pour la France de prendre en compte la réalité des lois économiques qui régissent le travail et d'assumer le besoin de groupes nationaux majeurs dans un secteur stratégique comme la banque.

Dans votre politique, les Français devinent de l'immobilisme, et donc de l'impuissance.

Tous les Français, tous les responsables politiques, s'accordent, en public et en privé, pour reconnaître qu'il y a, au-dessus de notre tête, deux épées de Damoclès. La première est celle des retraites ; la seconde est celle de la dépense publique. Dans les deux cas, vous avez choisi, pour l'instant, de ne rien faire. Or, ce sont deux grands sujets nationaux. Pour les retraites, vous avez demandé des rapports. Pour la dépense publique, vous l'avez augmentée, en deux ans, de manière telle que notre endettement national, malgré la croissance, a continué à croître, crevant pour le première fois le plafond des critères européens. Nous sommes le seul pays de l'Union pour qui la dette nationale continue ainsi à augmenter.

Dans votre politique, enfin, et c'est le plus grave, il y a le choix d'opposer les Français entre eux.

Vous y recherchez, bien entendu, un profit politique. Quand on est un champion des privatisations et qu'on laisse faire le marché sur les grands sujets de l'avenir national, il faut bien trouver quelque chose pour paraître de gauche. Rien de tel qu'un sujet passionnel de société pour y parvenir. Alors on cherche l'épreuve de force sur le Pacs, par exemple. Au lieu de réfléchir aux problèmes concrets et au besoin de reconnaissance de nos concitoyens homosexuels, par une démarche responsable, en cherchant le consensus, on se réjouit de l'affrontement, on le cultive et on s'en frotte les mains. Pour l'opposition, c'est un piège. Elle ne sait pas l'éviter. Mais dans la communauté nationale, on fait resurgir des fantasmes et des affrontements qu'il convenait au contraire, d'exorciser. Le Pacs suffisait-il ? Le sujet risque assez vite de s'épuiser, par exemple lorsqu'on découvrira qu'il ne répond pas vraiment aux attentes des uns ni aux idéaux des autres. Il faut alors ranimer le brasier éteint d'un débat sur IVG. C'est ce que vous vous employez à faire. L'intérêt politique y gagnera peut-être. Mais la compréhension entre Français la générosité réciproque la défense de valeurs communes y perdront beaucoup. La communauté nationale a besoin de rapprocher ceux qui ont besoin de repères stables et ceux qui expriment un besoin de changement au lieu de les opposer.

Et tout cela. Monsieur le Premier ministre ce n'est ni moderne ni généreux ! Toul cela. Ce n'est pas le XXIe siècle comme nous le voulons. Au lieu de tourner la page des idéologies dépassées comme Tony Blair cherche à le faire. Nous avons choisi d'en conserver les restes et d'en utiliser les recettes. Et cela. Monsieur le Premier ministre, si l'opposition retrouve sa vocation si elle sait inventer des chemins nouveaux pour un monde nouveau, si elle sait être généreuse du côté de l'intérêt général - et non pas partisan -, les Français ne voudront pas que cela dure dix ans !