Interviews de M. Alain Juppé, Premier ministre et président du RPR, à France 3 le 9 mai 1997 et Europe 1 le 13, sur les projets de la majorité pour les 40 jours après les élections législatives notamment l'emploi des jeunes, la fiscalité, l'allègement des charges sociales et la poursuite de la réforme de l'assurance-maladie.

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Média : Europe 1 - France 3 - Télévision

Texte intégral

Date : Vendredi 9 mai 1997
Source : France 3 / Édition du soir

France 3 : Monsieur le Premier ministre, est-ce que vous allez répondre à L. Jospin, ou lui poser à nouveau des questions, ou réitérer vos questions ?

A. Juppé : Oui, bien sûr, puisque vous l’avez observé, les réponses ne sont pas venues. Mais je voudrais d’abord dire que ce que je souhaite profondément, c’est que la campagne maintenant change de ton. Depuis quinze jours, elle a été surtout faite d’attaques contre les personnes, et puis de petites phrases partisanes. Et je crois que le temps est passé de ce genre de comportements. Les Français attendent qu’on évoque maintenant devant eux les vrais problèmes, et c’est ce que nous allons faire dans les jours qui viennent. Le problème de l’emploi, le problème de l’organisation de l’État, la proximité dont nos concitoyens sont très demandeurs, les problèmes de cohésion sociale, voilà toute une série de sujets sur lesquels j’espère, maintenant, nous allons pouvoir dialoguer sérieusement.

France 3 : Ce que l’on constate aussi depuis le début de cette campagne, c’est que beaucoup de gens s’écrivent, on s’écrit beaucoup. Alors est-ce vous ne pensez pas qu’il faudrait maintenant envisager un débat télévisé face-à-face, par exemple, entre L. Jospin et vous ?

A. Juppé : Nous avons proposé, au RPR et à l’UDF, ce débat, le seul vrai débat aujourd’hui, avant le premier tour, c’est-à-dire le débat entre la majorité actuelle du RPR et de l’UDF et puis l’alliance du PS et du PC qui prétend devenir la majorité. Et c’est comme cela, je pense, que nous pourrions éclairer nos concitoyens. Reprenons l’exemple des dépenses qui figurent dans le programme socialiste. M. Jospin a promis 700 000 emplois publics entièrement payés par l’État ou payés à 80 % par l’État. Cela va coûter des dizaines de milliards de francs. J’aimerais que M. Jospin me réponde : peut-il chiffrer exactement la dépense, et peut-il me dire exactement comment il va la financer ? Pour l’instant, cette question importante, puisque c’est un des éléments les plus forts du programme socialiste, n’a pas reçu de réponse. Le deuxième exemple, sur l’immigration. M. Jospin, semble-t-il, a reconnu un certain nombre d’erreurs du passé. Alors que nous propose-t-il ? De recommencer précisément les erreurs du passé en la matière. En 89, il avait, enfin ses amis, il était au gouvernement, ou il allait y entrer, avait abrogé la loi Pasqua-Pandrau, et on a vu ce que ça a donné. Aujourd’hui, il veut abroger à nouveau les lois Pasqua-Debré. Eh bien, moi, je dis qu’on ne lutte pas contre l’immigration illégale…

France 3 : M. Juppé, vous dites que les socialistes ne sont pas crédibles, qu’ils ne seraient pas capables de gouverner, c’est cela que vous êtes en train de dire ?

A. Juppé : Je pose des questions précises. Je dis sur l’immigration, si on abroge les lois Pasqua-Debré, par lesquelles nous nous sommes dotés d’un certain nombre d’instruments reconnus par le Conseil constitutionnel comme respectueux des grands principes de la République et des droits de l’homme, si on enlève cela, qu’est-ce que l’on met à la place ? Voilà, je ne veux pas faire de phrases, je ne veux pas dire crédible. Je demande qu’on me dise ce qu’on fera à la place. Nous nous disons ce que nous ferons.

France 3 : Mais quand L. Jospin emploie neuf fois dans sa lettre le mot respect, qu’est-ce que vous avez envie de lui répondre ? Il compte faire beaucoup sur le plan de la morale, par exemple. J. Chirac a cité dix fois, dans sa lettre, le mot entreprise.

A. Juppé : Oui, mais moi, j’ai aussi mes valeurs. Qu’on nous fasse le crédit de ne pas croire que d’un côté, il y a des socialistes qui auraient de la morale, et de l’autre côté, le RPR et l’UDF qui n’en auraient pas. Je ne cesse de dire dans mes réunions que nos valeurs, ce sont les valeurs de la République – Liberté, Égalité, Fraternité, Laïcité –, les valeurs de l’humanisme – c’est-à-dire le respect de la personne humaine, la tolérance, l’ouverture – et enfin, les valeurs du patriotisme, c’est-à-dire l’attachement à notre langue, notre histoire, à notre identité. Voilà, ce que sont nos valeurs. M. Jospin a les siennes, je les respecte, je demande simplement qu’on respecte aussi les nôtres qui sont fortes et qui sont cohérentes.

France 3 : Les derniers sondages donnent majorité et opposition pratiquement à égalité. On ne peut pas dire que ce soit véritablement un très bon bilan au bout de deux semaines de campagne ?

A. Juppé : Cela prouve simplement qu’il y a encore beaucoup d’indécis et cela nous incite à continuer la campagne et à le faire sur des propositions précises. Je vais prendre un exemple qui devrait être au cœur de la campagne : l’emploi. Sur l’emploi, nous faisons, en ce qui nous concerne, cinq grandes propositions : premièrement, baisser les impôts et les charges pour stimuler la croissance qui est en train de revenir ; deuxièmement, simplifier la vie des toutes petites entreprises qui sont créatrices d’emplois ; troisièmement, ouvrir la voie de l’alternance, c’est-à-dire de l’apprentissage, des contrats de qualification, des premières expériences professionnelles à l’université à 400 000 jeunes ; quatrièmement, aménager intelligemment le temps de travail, c’est-à-dire non pas en imposant une norme à tout le monde, mais en utilisant la loi Robien ou d’autres dispositifs de ce type et enfin développer les emplois de proximité. Je pense aux emplois de ville et aux tout nouveaux emplois qui vont permettre d’aider les personnes âgées dépendantes que nous mettons en place à partir du 1er juin prochain.

France 3 : Vous n’avez pas l’impression que les Français attendent un changement peut-être même d’ailleurs avec cette majorité ?

A. Juppé : Quand je parle de notre projet, il y a un moment où je sens que vous voulez m’interrompre. C’est de cela qu’il faut parler, ce n’est pas de la continuité. Cela c’est une politique qui permet de donner un nouvel élan, c’est une politique cohérente. J’ai parlé de cinq grands axes. C’est de cela qu’il faut parler plutôt que de savoir si on change ou pas. Est-ce que cette politique correspond véritablement à ce qu’attend aujourd’hui l’économie française ? Je le pense. Il y a, là, cinq propositions qui méritent d’être encore précisées. Je vais le faire tout au long de la semaine prochaine. En face, dans le programme socialiste, qu’est-ce qu’il y a ? C’est de cela dont il faut parler et pas de tactique politique. Il y a les 700 000 emplois publics dont on ne nous a pas dit comment les financer et il y a les 35 heures dont beaucoup de gens pensent qu’elles ne créeront, en réalité, pratiquement pas d’emplois.

France 3 : Sur un point précis, sur le rôle de l’État, par exemple, pour le budget 1998, sur le nombre de fonctionnaires qui vont partir en retraite, combien de postes, seront-ils remplacés ou pas ?

A. Juppé : Je crois que notre campagne n’est pas une campagne sur des… j’ai dit d’experts-comptables et j’ai vexé beaucoup les experts-comptables ! Je crois que ce qui compte, c’est de donner la direction générale. Notre direction générale, c’est que nous pensons que la France, aujourd’hui, ne peut plus continuer à créer des emplois de fonctionnaires supplémentaires. Le Parti socialiste et le Parti communiste proposent d’en créer des centaines de milliers. Nous, nous disons qu’il faut stabiliser les choses. Nous en avons, non pas supprimé, mais je dirais non renouvelé 5 000 en 1997, ça n’a pas dégradé la qualité de nos services publics. Voilà une tendance que l’on peut continuer. Mais surtout, ceci n’a de sens que dans le cadre d’une vraie réforme de l’État. Il faut moins de ministères à Paris parce que là, l’administration centrale se transforme vite en bureaucratie et il faut plus de services publics locaux sur le terrain. De même, il faut donner de nouvelles responsabilités aux régions, aux départements et aux communes. C’est ça, une politique cohérente. Ça n’est pas simplement discuté sur les effectifs de la fonction publique, c’est de voir dans quelle perspective on se situe.

France 3 : Est-ce que cela veut dire qu’à partir d’aujourd’hui, vous allez mener une campagne beaucoup plus justement sur vos propositions et moins sur la critique socialiste et le bilan qui remonte maintenant à il y a quatre ans, ce qui était le cas ces derniers jours notamment ?

A. Juppé : Sur ce qui s’est fait depuis quatre ans, je crois que nous avons beaucoup de choses à dire. Nous avons redressé le pays et engagé de vraies réformes dont on voit dans toutes les enquêtes d’opinion que les Français comprennent maintenant l’utilité. Ils comprennent surtout que cette utilité va s’affirmer au fil des mois et des années qui viennent. Donc, il n’est pas question de renoncer à dire ce que nous avons fait. Mais c’est vrai que je souhaite axer les choses plus encore qu’il y a 15 jours sur ces différents thèmes. Je viens de parler de l’emploi, il faut que nous disions précisément ce que nous allons faire en matière de réorganisation de l’État et de décentralisation. Je le dirai, par exemple, à Clermont-Ferrand, lors de ma prochaine réunion publique. Je parlerai de l’Europe également la semaine prochaine à Strasbourg, pour bien préciser ce que nous entendons par la politique européenne de la France, de cohésion sociale et également d’emploi. Je viens d’en dire un mot aujourd’hui.

France 3 : Est-ce que vous n’avez pas le sentiment tout de même de conduire, j’allais dire, un petit peu seul cette campagne. Est-ce que vous souhaitez notamment que vos amis politiques s’investissent beaucoup plus dans cette campagne ?

A. Juppé : Bien entendu, mais je ne me sens pas du tout seul. Tous les mardis, nous réunissons notre équipe de campagne et je vois surtout, partout en France, beaucoup de responsables de la majorité faire campagne aux côtés de nos candidats, en meeting ou tout simplement dans des petites réunions. Je ne vais pas tous les citer mais ils sont très présents et vous voyez que dans tous les débats que vous organisez, il y a de très nombreux responsables de la majorité qui proposent le même objectif : une société d’initiative et de partage.

France 3 : Vous ne vous sentez pas tout de même un peu surexposé ?

A. Juppé : Mais non, moi, je vous parle du fond, je ne vous parle pas de ma modeste personne…

France 3 : C’est tout de même le fond quand on entend V. Giscard d’Estaing, par exemple, dire qu’il faut peut-être changer de politique en cas de victoire de la majorité, ce n’est pas tout à fait le fait de serrer les coudes à l’intérieur de cette majorité tout de même ?

A. Juppé : J’étais en train de vous dire que nous voulons une société d’initiative et de partage. Initiative, c’est-à-dire esprit d’entreprise, innovation, technologies nouvelles, créativité parce que c’est comme ça qu’on crée des emplois. Et partage, parce que devant les difficultés de notre société, il est bon que ceux qui le peuvent partagent avec ceux qui sont les plus démunis. Vous me parlez ensuite de certains aspects de la campagne. Moi, j’ai bien écouté M. Giscard d’Estaing, il a dit des choses tout à fait censées et que j’approuve notamment, qu’il faut gouverner autrement. Mais quand je vous dis, il faut moins d’État dans les ministères et plus de service public sur le terrain, ça veut dire précisément une manière de gouverner autrement.


Date : Mardi 13 mai 1997
Source : Europe 1 / Édition du matin

J.-P. Elkabbach : À chaque jour son émotion, vous entendiez S. Attal avec les sondages. Ces élections ne sont pas une partie de plaisir, est-ce que vous vous attendiez à autant d’incertitudes et, d’une certaine façon, de mécontentements ?

A. Juppé : Je ne vis pas les choses ainsi, je crois qu’une campagne électorale, c’est toujours un moment fort dans une démocratie parce que c’est le moment où les responsables du pays vont à la rencontre des Françaises et des Français pour s’expliquer avec eux. C’est vrai que le débat est parfois un petit peu rude, mais c’est la démocratie.

J.-P. Elkabbach : La dissolution, est-ce qu’elle annonce, par rapport aux quatre années passées – comme le dit N. Sarkozy – une rupture ?

A. Juppé : Évidemment non, ni rupture, ni continuité. Pas de rupture parce que le Président de la République a été élu en 1995, il a fixé des objectifs pour sept ans et nous gardons ces objectifs, à savoir, libérer les initiatives et réduire la fracture sociale. Mais pas la continuité non plus parce que depuis quatre ans, nous avons, je crois, réussi le redressement dans notre pays. On ne dira jamais assez dans quel état nous l’avons trouvé en 1993 et maintenant, il faut franchir une nouvelle étape et donc le président a lui-même indiqué le cap, un élan partagé.

J.-P. Elkabbach : Si ce n’est pas la rupture et si ce n’est pas vraiment le changement, qu’est-ce qu’il y a de neuf et de symboliquement neuf ?

A. Juppé : Ce qu’il y a de neuf, c’est que d’abord, le redressement a été accompli et qu’aujourd’hui, les fondations sont consolidées. Nous pouvons passer à une nouvelle étape. Et pour répondre plus précisément à votre question, l’accent doit être mis désormais sur la croissance par la baisse des impôts et des charges. Chaque fois que je rencontre, dans cette campagne et où que ce soit, des personnes qui ont des responsabilités en matière d’emploi, toutes me disent : ce qui nous pénalise aujourd’hui, c’est le poids excessif des charges, des impôts, des contraintes. Et donc, maintenant, la priorité, après le redressement, doit être donnée à cette libération des énergies dans notre pays par la baisse des impôts et des charges et j’ai fait des propositions, nous avons fait des propositions très concrètes pour les 40 premiers jours.

J.-P. Elkabbach : Mais quand je parle à ma mère et que je lui parle de redressement et de croissance, elle ne comprend pas ?

A. Juppé : Si vous lui parlez du fait que, pour le sixième mois consécutif, le chômage des jeunes a baissé dans notre pays, peut-être comprend-elle, peut-être a-t-elle des enfants encore menacés par le chômage.

J.-P. Elkabbach : F. Léotard voudrait que soient faites, je le cite, des choses symboliques avant le 14 juillet. Vous parlez des 40 jours, est-ce que cela veut dire une réforme par jour ?

A. Juppé : Ça veut dire, un ensemble de mesures qui répondront aux attentes des Français. Premièrement, je l’ai dit, baisse des impôts et des charges et je prends un exemple très précis : les petites et moyennes entreprises qui emploient de la main-d’œuvre peu qualifiée sont asphyxiées par les charges. Si nous avons la majorité, nous baisserons les charges sociales dans des proportions comparables à ce que nous avons fait pour le textile et qui a permis de sauver 35 000 emplois. Voilà une proposition concrète.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que vous l’étendez à d’autres secteurs d’activité ?

A. Juppé : J’ai cité un certain nombre de secteurs, le bâtiment et les travaux publics qui souffrent encore aujourd’hui, le commerce, la chaussure, d’autres secteurs d’activité où la main-d’œuvre peu qualifiée est abondante. Deuxième exemple, pour créer des emplois, il faut créer des entreprises et donc, nous prendrons une mesure importante pour la détaxation de l’argent investi dans la création de toutes petites entreprises. Et aussi, nous amplifierons notre travail de simplification. Je vais prendre un exemple pour bien montrer que tout cela n’est pas du flou. Vous allez me dire que votre maman n’est pas très concernée mais enfin, beaucoup d’employeurs en France le sont ! La feuille de paie…

J.-P. Elkabbach : Elle est concernée dès que c’est simple et qu’on lui explique calmement et simplement.

A. Juppé : Merci de me donner l’occasion de le faire. Prenons un exemple peut-être un peu éloigné de ses préoccupations quotidiennes, la feuille de paie. Vous avez beaucoup de tout petits patrons qui ont un, deux ou trois salariés, qui remplissent la feuille de paie de leur personnel à la main. Jusqu’à il y a 15 jours ou trois semaines, il y avait plus de 20 lignes sur cette feuille de paie. Désormais, grâce au travail de simplification que nous avons entrepris, il y en aura la moitié. Moitié moins, ça n’a l’air de rien, mais ça change complètement la vie de beaucoup de Français qui travaillent et qui emploient. Il faut amplifier cela et c’est la raison pour laquelle j’ai indiqué que nous essayerions de définir, avec les partenaires sociaux, un véritable statut juridique, fiscal, administratif de la toute petite entreprise, celle qui a un, deux ou trois salariés et qui ne doit pas être traitée comme la multinationale qui emploie 10 ou 15 000 personnes.

J.-P. Elkabbach : Et ça, ça ne pouvait pas être réalisé avant ?

A. Juppé : On ne peut pas tout faire, Monsieur Elkabbach. Vous savez, moi, je suis Premier ministre depuis deux ans. Si je vous donne la liste des réformes que nous avons faites, l’assurance-maladie, le prêt à taux zéro, nous avons fêté hier le 200 millième bénéficiaire d’un prêt à taux zéro. C’était un jeune couple de Moulins, qui a des revenus modestes, et qui peut enfin accéder à la propriété grâce au prêt à taux zéro. Les mesures que nous avons prises en matière de sécurité, ce que nous avons fait sur l’immigration, ça a été beaucoup de travail, beaucoup d’efforts des Françaises et des Français et maintenant, il faut évidemment amplifier et passer à une autre étape.

J.-P. Elkabbach : Donc, vous ne serez pas effrayé de réaliser une réforme par jour pendant les 40 premiers jours après ?

A. Juppé : Je ne veux pas comptabiliser comme ça parce que ce serait un petit peu du gadget. Ce que je veux dire, c’est que l’une des raisons de la dissolution, c’est précisément que le président de la République a voulu avoir une perspective de cinq ans au cours de laquelle nous allons pouvoir passer à la vitesse supérieure et donner le coup d’accélérateur nécessaire.

J.-P. Elkabbach : Par étapes, naturellement par étapes ?

A. Juppé : Bien sûr, par étapes, j’ai dit les 40 premiers jours. Dans les 40 premiers jours, nous avons parlé des mesures fiscales, nous voulons aussi prendre des initiatives fortes et rapides sur le temps de travail ; je donne d’autres exemples : nous voulons réinscrire tout de suite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ce grand texte novateur et généreux qu’est la loi de cohésion sociale, nous voulons créer l’assurance maladie universelle, c’est-à-dire pour tous, pour que tous puissent en bénéficier, et enfin, ça vous paraîtra peut-être un peu sectoriel, mais beaucoup de nos concitoyens l’attendent, faire voter la grande loi d’orientation agricole qui donnera à l’agriculture française des perspectives pour 20 ans comme nous l’avions fait en 1960-62 du temps de M. Debré.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que vous vous engagez pour le prochain Premier ministre ?

A. Juppé : Non, pour la majorité, c’est un programmé de majorité. On ne choisit pas un Premier ministre dans cette élection, on choisit une majorité.

J.-P. Elkabbach : Mais le prochain Premier ministre a déjà son programme tout tracé ?

A. Juppé : Bien sûr, puisque le RPR et l’UDF le proposent aux Français. C’est ça la démocratie. Nous ne demandons pas à être élus pour faire n’importe quoi, nous disons ce que nous ferons si nous sommes élus.

J.-P. Elkabbach : Et, de toutes façons le RPR et son président, c’est vous.

A. Juppé : Oui, ça c’est un constat, mais ça n’a rien à voir avec le Premier ministre.

J.-P. Elkabbach : Mais ça inspire peut-être le programme.

A. Juppé : Je joue mon rôle dans la campagne parce que je suis tout à fait – je ne sais pas si le mot convient, on me le reprochera peut-être, mais je n’en trouve pas d’autre – je suis fier du travail qui a été accompli depuis 1993 et tout particulièrement depuis 1995. Je crois qu’on a beaucoup avancé et donc je fais campagne à la fois sur ce qui a été réalisé et sur le nouvel élan qu’il faut donner.

J.-P. Elkabbach : Hier soir, vous étiez à Clermont-Ferrand, sur la même tribune que V. Giscard d’Estaing, on y a vu une sorte de réconciliation avec un assaut d’admiration réciproque, de compliments, est-ce qu’il y a un Giscard des villes et un Giscard des champs ?

A. Juppé : Je n’ai jamais été brouillé avec M. Giscard d’Estaing alors je ne vois pas pourquoi je parlerais de réconciliation. Il m’a toujours aidé par ses conseils.

J.-P. Elkabbach : Même mercredi dernier en demandant que l’on gouverne autrement ? Vous avez pensé que c’était un conseil, vous allez en tenir compte. Alors, justement, est-ce que toutes ces épreuves que vous avez traversées depuis deux ans, on ne peut pas le nier, vous rendent capable de gouverner d’une façon encore plus simple, plus proche des Français ?

A. Juppé : Excusez-moi de dire que le problème n’est pas là. Nous ne sommes pas en train de débattre ici du choix du Premier ministre. Nous sommes en train de débattre du projet de gouvernement. Qu’il faille gouverner autrement, je l’ai dit moi-même hier soir, à Clermont-Ferrand. Mais ça veut dire quoi ? Moi, j’aime toujours être assez concret et assez précis. Ça veut dire qu’il faut moins d’État en haut et plus de service public sur le terrain, plus près des gens. Il y a une grande réforme à faire : moins de ministères, une réforme de la formation des hauts fonctionnaires pour qu’ils soient plus proches du terrain…

J.-P. Elkabbach : C’est une question de style et de méthode ?

A. Juppé : Non, de fond. Moi, j’aime bien le fond plutôt que la mousse. Et également, une nouvelle vague de décentralisation pour donner à nos régions de nouvelles compétences. Je vais prendre un petit exemple concret là aussi. Nos régions sont compétentes pour une partie de la formation professionnelle et pas pour l’autre, ça n’a pas de sens. Il faut leur donner la totalité des compétences dans ce domaine parce qu’elles le font bien. Elles ont fait en matière d’apprentissage et de rénovation de nos lycées, un travail tout à fait considérable. Voilà donc ce que j’entends par gouverner autrement, plus de proximité, plus de participation, plus de concertation et ça, ce n’est pas simplement une question de style, ce sont des réformes en profondeur de l’État et de l’organisation des pouvoirs en France.

J.-P. Elkabbach : Quel que soit celui qui sera à Matignon ?

A. Juppé : Si notre majorité gagne, parce que si nous ne gagnons pas alors, on irait vers quelque chose de tout à fait différent, on en parlera peut-être tout à l’heure.

(Interview interrompue par la Revue de presse de M. Grossiord, qui cite entre autre, un article de France Soir présentant A. Juppé et L. Jospin comme des mal-aimés. Le journal reprend notamment un poème de G. de Nerval et publie une photo d’A. Juppé portant un béret basque).

A. Juppé : J’aime beaucoup G. de Nerval. C’est un de mes poètes préférés.

J.-P. Elkabbach : Et le poème ne vous surprend pas, il est assez connu ?

A. Juppé : Non, je l’ai dit et redit, souvent, quand j’étais adolescent, un peu romantique.

J.-P. Elkabbach : Et pourquoi ce leitmotiv sur l’absence de chaleur et de cœur ?

A. Juppé : Je ne vais pas vous déballer mes entrailles et mes tripes ici. Vous connaissez mon style. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

J.-P. Elkabbach : Oui, vous allez dire, c’est la France, donner un élan partagé au président de la République. Mais vous entendez la revue de presse et les commentaires des uns et des autres sur votre sort, votre avenir, même sur vous, sur votre absence de sentiment, de sensibilité ou de cœur.

A. Juppé : Ben voilà, je me dis que je cache bien mon jeu finalement, sans doute. J’étais hier, puisque vous voulez absolument me faire parler de moi, ce n’est pas le sujet je le répète…

J.-P. Elkabbach : Un peu, la politique ça s’incarne.

A. Juppé : Non, pas vraiment, ce n’est pas une élection présidentielle. Je vous disais qu’hier, j’ai passé une heure et demie avec un panel, comme on dit dans un mauvais français, de lecteurs d’un de vos confrères, Le Parisien, pour parler des vrais problèmes. On a parlé de la lutte contre la pédophilie, de l’immigration, du chômage. Et à la fin de la réunion, la dizaine de personnes qui étaient là m’ont dit : « dites donc, on ne pensait pas que vous étiez comme ça, vous êtes sympa et ça ne se voit pas quand on vous voit à la télé. » Vous voyez, il suffit de remplacer les émissions de télé par des panels pour les journaux.

J.-P. Elkabbach : L. Jospin et les dirigeants du Parti socialiste ont répété en le martelant que « la droite gagnante, ce serait une prime au mensonge, la poursuite de l’échec actuel, les pressions sur les magistrats et l’accaparement de tous les pouvoirs.

A. Juppé : J’ai posé à M Jospin un certain nombre de questions sérieuses : je lui ai demandé, par exemple, par quoi il remplacerait les lois Pasqua-Debré sur l’immigration illégale ; je lui ai demandé quel était son vrai projet en ce qui concerne les fonds d’épargne-retraite, s’il les supprime, comme il l’a dit, il y a cinq-six jours, ou bien s’il les limite, comme il l’a dit il y a deux ou trois jours. Je lui ai demandé comment il envisageait la gestion des entreprises publiques pour éviter de nouveaux Crédit Lyonnais. Et voilà comment il répond ! Par la polémique, par la virulence. Je trouve que c’est un peu dommage. Je ne veux pas me situer sur ce terrain-là, et Dieu sait si j’aurais à dire, en rappelant des souvenirs pas très anciens, 1993, sur tous les sujets qu’évoque M. Jospin. Mais je préfère ne pas le faire. Il vaut mieux parler de l’avenir et de ce que nous voulons faire pour la France et les Français.

J.-P. Elkabbach : L’avenir, c’est aussi la pression sur les magistrats, tous les pouvoirs accaparés ?

A. Juppé : Je réponds par des propositions précises et concrètes. Nous avons engagé – cela n’a jamais été fait avant – une grande réflexion sur la réforme de la justice et plus précisément, sur le lien entre le garde des Sceaux, c’est-à-dire le ministre de la Justice, et le parquet, c’est-à-dire les procureurs généraux et les procureurs. Une commission est au travail. Elle est composée de personnalités de toutes sensibilités. Elle doit remettre un rapport au président de la République avant l’été. Là, nous aurons les éléments d’une réforme sérieuse pour traiter un problème de fond autrement que par l’invective et la polémique.

J.-P. Elkabbach : Quand vous parlez de réforme de l’État, y mettez-vous aussi l’impartialité de l’État ?

A. Juppé : Bien entendu. Mais là aussi, je ne veux pas faire de comparaisons par rapport à une époque antérieure. Assurer l’impartialité de l’État, c’est d’abord faire des réformes de fond, faire en sorte que les ministères soient moins tout puissants qu’ils ne le sont aujourd’hui, lutter contre la bureaucratie et la technocratie parisiennes, donner davantage de pouvoirs à la fois aux collectivités locales et aux échelons de terrain de l’administration. C’est cela que recherchent les Français, c’est du contact, de la proximité, de la participation.

J.-P. Elkabbach : Nous reviendrons sur les questions que vous avez posées au Parti socialiste et pour lesquelles vous estimez n’avoir pas eu encore de réponse.

A. Juppé : Je vous ai donné quelques exemples. Pour l’instant, j’écoule, mais je n’ai pas eu de réponse.

J.-P. Elkabbach : L’assemblée défunte avait voté la réduction de l’impôt sur le revenu, de 75 milliards en cinq ans. Vous dites que vous voulez poursuivre la baisse de cet impôt. Cela veut dire que vous ferez la même chose, davantage ou bien une des actions prioritaires serait la décrue fiscale ?

A. Juppé : Je l’ai dit tout à l’heure : l’une des actions prioritaires, c’est la baisse des impôts, sur cinq points, et je voudrais être précis : nous mettrons en œuvre la baisse de l’impôt sur le revenu telle que vous venez de l’évoquer, 75 milliards en cinq ans, ce qui est considérable puisque c’est une baisse d’un tiers qui profitera principalement aux familles. Là aussi, je pose une question : est-ce que le PS et le PC, s’ils revenaient au pouvoir, remettraient en cause le barème que nous avons fait voter ? Deuxième point d’application des baisses d’impôt : l’extension de l’allègement des charges sociales à de nouveaux secteurs, PME-PMI. Troisième point : la baisse des cotisations d’assurance-maladie des salariés cette fois-ci – ce n’est plus une baisse sur les entreprises, c’est une baisse sur les salariés – par transfert sur la CSG. M. Jospin a fait une proposition qui n’est pas sérieuse, puisqu’il propose de porter la CSG à 8 %, ce qui serait très excessif. Nous proposons un transfert d’un peu plus de 2 points, qui améliorera la feuille de paie, comme nous l’avons fait au mois de janvier dernier. Quatrième point d’application : la baisse des impôts sur la création et la transmission de PME, il faut aller plus loin que ce qui a été fait. Cinquième point d’application : une réforme des modalités de calcul de la taxe professionnelle. Voilà les cinq mesures fiscales que nous engagerons soit dans les 40 premiers jours, soit dans les six premiers mois, pour alléger le poids qui pèse sur ceux qui travaillent dans notre pays.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que vous tiendrez sûrement la promesse de les baisser. Pas davantage ?

A. Juppé : Si : sur un certain nombre de points, c’est davantage que ce qui est déjà voté. Je viens de l’expliquer, puisque je vous ai parlé d’extension et d’accélération. C’est donc davantage, mais nous le ferons. Je voudrais simplement rappeler que, sur certains points, nous avons commencé : la baisse des charges sur les entreprises du textile, que nous nous proposons de généraliser à d’autres secteurs, a été un remarquable succès. Elle a sauvé 35 000 emplois en France. Donc, il ne faut pas nous faire le procès d’intention de ne pas tenir ce que nous annonçons. Nous l’avons fait et nous aurons, sur la base des élections législatives, la possibilité d’aller évidemment plus vite et plus loin.

J.-P. Elkabbach : Vos adversaires prédisent, pour le mois prochain, c’est-à-dire tout de suite après les élections, une phase d’austérité.

A. Juppé : C’est là aussi de la polémique. Rien dans ce que nous annonçons ne leur permet de dire cela.

J.-P. Elkabbach : Mais il y a ce qu’on annonce en campagne électorale, et après, la réalité, quand on découvre ou redécouvre des déficits, une dette publique extrêmement importante.

A. Juppé : Oui, il est vrai que nous avons un lourd héritage à porter. Ce qui est clair dans l’hypothèse où le PS et le PC reviendraient au pouvoir, c’est qu’il faudrait bien trouver l’argent pour financer 700 000 emplois publics. 350 000 emplois de fonctionnaires supplémentaires, c’est 35 milliards ; 350 000 emplois subventionnés par l’État à hauteur de 80 %, c’est une somme également importante, de l’ordre de plus de 20 milliards : cela fait 55 milliards. Où les trouve-t-on ? Cela, c’est un engagement qui a été pris par le PS. Comment fait-il ? Question posée à de multiples reprises et restée sans réponse. Est-ce que c’est 55 milliards de déficit de plus, c’est-à-dire 55 milliards de dettes de plus, et donc des impôts pour 1999, ou bien est-ce des impôts tout de suite ? Voilà un point précis. Moi, je ne propose pas d’augmenter les dépenses publiques de 55 milliards.

J.-P. Elkabbach : Les socialistes vous répondront.

A. Juppé : Non, ils ne me répondent pas. Peut-être que par le truchement d’Europe 1 me répondront-ils !

J.-P. Elkabbach : Quand la gauche promet de créer 700 000 emplois, cela vous rend prudent ? Vous ne vous fixez aucun chiffre ?

A. Juppé : Les Français ont compris, en la matière : M. Mitterrand leur avait dit, en les regardant droit dans les yeux, en 1981 : « dans l’année qui suivra mon élection, je créerai 1 million d’emplois. »

J.-P. Elkabbach : N’aviez-vous pas dit 700 000 créés, en juin 1995 ?

A. Juppé : Non. J’avais dit : « des jeunes dans l’entreprise. »

J.-P. Elkabbach : Vous voyez que c’est difficile !

A. Juppé : D’ailleurs, nous avons créé des emplois. Je voudrais rappeler que depuis 1993, depuis fin 1993, la France a créé 250 000 emplois. Pas assez pour résorber le chômage, mais elle a créé des emplois.

J.-P. Elkabbach : Il ne faut pas donner de chiffres, donc.

A. Juppé : Je crois qu’il faut surtout regarder les choses en face et ne pas dire que toutes les politiques se valent en matière d’emploi. La dernière législature socialiste, fin 1988-fin 1993 : 700 000 chômeurs de plus. Depuis fin 1993, le chômage s’est stabilisé. Je l’ai dit : il y a 100 000 jeunes de moins au chômage. Cela n’est pas un succès mirifique. Je ne m’en félicite pas. C’est très en deçà de ce que nous voulions faire mais c’est déjà un changement de tendance. Je dis que si nous mettons en œuvre la politique que j’ai rappelée tout à l’heure, notamment la baisse des charges, 400 000 jeunes en alternance, c’est-à-dire en apprentissage ou dans les futures unités d’expérience professionnelle à l’université, si nous développons le statut de la toute petite entreprise, si nous développons également les emplois de proximité, le mouvement qui a été engagé, et qui permet la stabilisation du chômage, se transformera en un recul du chômage. Je ne veux pas promettre des chiffres mais je donne une direction et je définis une stratégie.

J.-P. Elkabbach : Y aura-t-il d’autres privatisations avec vous, s’il en reste à faire ?

A. Juppé : Oui, bien sûr, parce que l’expérience a prouvé que les entreprises publiques qui sont dans le secteur concurrentiel sont mal gérées par l’État : le Crédit Lyonnais, mais on a oublié le Crédit foncier, le Comptoir des entrepreneurs, le Gan. Ce sont des dizaines et des dizaines de milliards de déficits parce que l’État ne sait pas gérer les entreprises.

J.-P. Elkabbach : Ce n’est pas un dogme ?

A. Juppé : Pas du tout : c’est un pragmatisme. On le constate. Je voudrais prendre un exemple pour montrer à quel point les socialistes – je ne sais trop pourquoi d’ailleurs, peut-être pour faire plaisir aux communistes, je n’en sais rien…

J.-P. Elkabbach : Et hop, une polémique, une claque au passage !

A. Juppé : Accordez-moi que c’est la première depuis le début, peut-être si vous interprétez cela comme une polémique. En quoi le fait de dire que le PS et le PC veulent se faire plaisir réciproquement pour gagner les élections est-il une polémique ? C’est un constat. Je n’ai pas honte de mes alliances. Alors, j’aimerais que chacun les affiche clairement. Donc, je disais que l’exemple le plus clair du caractère passéiste du programme PS-PC, c’est France Télécom : voilà un secteur d’activité, les télécommunications, qui est extrêmement porteur : on va créer des milliers d’emplois avec les nouvelles technologies dans ce domaine. Or, pour que notre entreprise, qui est forte, puisse se développer, il faut qu’elle ait un statut comparable à celui de ses concurrents allemand ou britannique, de façon à pouvoir faire des alliances. C’est en cours, avec l’adhésion du personnel de France Télécom, qui a bien compris l’enjeu et qui est maintenant disposé à cette évolution. Et que nous annonce-t-on ? On va bloquer ce système, cette évolution qui pourtant profite à l’usager puisque cela nous permet de baisser les tarifs.

J.-P. Elkabbach : Ne pensez-vous pas que s’ils arrivaient au pouvoir, ils feraient comme d’autres, ils tiendraient compte des réalités ?

A. Juppé : Non, je ne peux pas croire ça. Voter dans cet état d’esprit, c’est vraiment la négation de la démocratie. Il faut que les Français votent en regardant les propositions qui leur sont faites et non en se mettant dans la tête qu’on ferait le contraire de ce qu’on promet, parce que ce n’est pas ma conception de la politique. Ça, c’est vraiment l’immoralité absolue.

J.-P. Elkabbach : La réforme Juppé de la Sécurité sociale, il faut, quoi qu’il arrive, la poursuivre ?

A. Juppé : Elle est déjà engagée à 90 %.

J.-P. Elkabbach : Mais il faut la continuer ? Aller jusqu’à la carte hospitalière ?

A. Juppé : Quand on a fait 90 %, on ne s’arrête pas en rase campagne, si je puis dire. Elle commence à donner des résultats. Nous n’avons pas diminué le remboursement des assurés sociaux. C’est la première fois dans une réforme de la Sécurité sociale. Nous n’avons pas rationné les soins, or, les dépenses sont en train de se modérer parce que chacun fait preuve du sens des responsabilités. Et une fois encore, je dis aux médecins de France pour qui j’ai respect et considération : réfléchissez bien, c’est la dernière chance de la médecine libérale, c’est-à-dire d’un système dans lequel le patient peut choisir son médecin, dans lequel le médecin peut s’installer là où il veut et bénéficier du conventionnement avec la Sécurité sociale. Je crois vraiment que c’est une réforme qui est maintenant en passe de réussir.

J.-P. Elkabbach : Et vous la prolongerez normalement, comme c’est prévu, par la carte hospitalière, la réforme des hôpitaux ?

A. Juppé : La réforme des hôpitaux et puis également l’assurance maladie universelle. Il y a encore 300 000 à 400 000 Français qui n’ont pas accès à la couverture maladie. Il faut la leur donner. Le texte est prêt. Si nous gagnons, nous l’inscrirons rapidement à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et de même, il faut aller vers une appréciation aussi individuelle que possible du comportement des médecins et pour cela, il faut informatiser les cabinets médicaux, doter chaque assuré social d’une carte à puce qui permettra de suivre les choses et donc d’avoir un appel à la responsabilité de chacun et non pas à une responsabilité collective.

J.-P. Elkabbach : C’est extraordinaire, vous avez réponse à tout et avec une rigueur et une précision technique…

A. Juppé : Eh bien, parce que je fais mon travail et que je travaille. Tout à l’heure, on parlait de popularité. Moi, je pose la question : est-ce qu’il vaut mieux avoir un gros jovial qui ne connait pas les problèmes ou un sec, peut-être un peu moins jovial, qui les connaît ?

J.-P. Elkabbach : Mais il y avait aussi un gros jovial sympathique, R. Barre, qui était impopulaire aussi, qui prenait des décisions.

A. Juppé : Oui, mais il connaissait ses dossiers, lui. Est-ce qu’il était vraiment jovial ? À l’époque, je n’en sais rien…

J.-P. Elkabbach : Et est-ce qu’il suffit d’être impopulaire pour avoir raison ?

A. Juppé : Non, ce n’est pas ce que j’ai dit et ce n’est pas ce que je recherche, mais je voulais simplement répondre à votre question puisque c’est vous qui dites que je connais mes dossiers. Ce n’est pas moi qui le dis.

J.-P. Elkabbach : Quelle va être votre stratégie pour les 12 jours qui restent ?

A. Juppé : Continuer à faire campagne sur le terrain parce que rien n’est acquis, rien n’est gagné, les sondages se succèdent et se contredisent. En fait, il y a une assez grande stabilité avec une variation de un point ou deux points dans un sens ou dans l’autre. Donc, je crois qu’il faut continuer à expliquer aux Français ce que nous ferons et également leur ouvrir les yeux sur ce qui se passerait si… Nous sommes l’objet, à l’heure actuelle, d’attaques convergentes de tout le monde, systématiques et virulentes. Quand je vois maintenant le Front national exprimer sa préférence pour une Assemblée nationale socialiste, je me dis qu’on marche un peu sur la tête…

J.-P. Elkabbach : Oh, mais vous n’êtes pas surpris. Le Pen avait déjà dit qu’il préférait Jospin à Chirac.

A. Juppé : Je ne sais pas si j’ai à être surpris ou pas surpris mais enfin, je trouve que cette coalition hétéroclite, qui va du PC au Front national, devrait faire réfléchir les électrices et les électeurs. Est-ce que c’est comme cela que la France pourra être gouvernée ?

J.-P. Elkabbach : Vous pensez que cela aura des effets sur les électeurs, même du Front national, au deuxième tour ?

A. Juppé : Je n’en sais rien mais à chacun de bien réfléchir à ce qu’il veut. Un vote, ce n’est pas simplement une manifestation de mauvaise humeur. Il y a beaucoup de raisons de mauvaise humeur, je le conçois volontiers, parce que les choses sont difficiles c’est vrai, mais il faut penser aux cinq ans qui viennent, quel sera l’avenir du pays ?

J.-P. Elkabbach : Hier, en installant S. Veil au Haut comité à l’intégration, vous avez dit : il faut faire face à deux dangers : celui des anathèmes généraux sur les étrangers et celui d’un discours plutôt angélique qui rend quasi impossible la lutte contre l’immigration clandestine. Vous mettez les deux dans le même sac ?

A. Juppé : Oui, je crois que les deux sont dangereux. Faire croire aux Français que c’est en chassant les étrangers de France qu’on résoudra nos problèmes, c’est d’abord contraire à nos valeurs fondamentales et c’est ensuite faux. D’un autre côté, se priver de tout instrument pour lutter contre l’immigration illégale et le travail clandestin, comme le Parti socialiste annonce qu’il le fera en supprimant les lois Pasqua-Debré, jugées parfaitement conformes aux droits de l’homme par le Conseil constitutionnel, c’est un angélisme extrêmement dangereux et qui donnera les mêmes résultats qu’en 1990-1991.

J.-P. Elkabbach : M. Juppé, si nous n’étions pas en campagne électorale, vous pourriez dire ou laisser dire que les socialistes, s’ils arrivaient au pouvoir, ouvriraient les frontières du pays ?

A. Juppé : Mais ils l’ont fait, M. Elkabbach, voyons. Ce n’est pas un procès…

J.-P. Elkabbach : On n’est pas forcé de refaire les mêmes erreurs.

A. Juppé : Mais si. Alors, qu’ils me disent, à ce moment-là : nous conserverons les lois Pasqua-Debré ou nous mettrons à la place telle et telle disposition. Ils ne le disent pas. Votre question est quand même tout à fait savoureuse. Est-ce qu’ils ne l’ont pas fait en 1982-1983, en régularisant, en France…

J.-P. Elkabbach : Mais vous avez dit vous-même qu’il y a des erreurs que l’on ne recommet plus.

A. Juppé : Eh bien oui, mais alors qu’on le dise, qu’on le dise. Et, à ce moment-là, qu’on dise : nous avons fait des erreurs et la loi Pasqua-Debré est finalement une loi conforme aux grands principes de la démocratie. S’ils disaient cela en réponse à mes questions, ce serait un élément important du débat.

J.-P. Elkabbach : Eh bien voilà, on y contribue.

A. Juppé : Oui mais, enfin, ne nous faisons pas d’illusion M. Elkabbach. Je ne pense pas qu’ils le diront.

J.-P. Elkabbach : Soyons patients. Sinon, cela vous donnera encore un argument.

A. Juppé : Effectivement, je ne veux pas préjuger.

J.-P. Elkabbach : Cet après-midi, vous parlerez à Strasbourg de l’Europe. Comment faire croire que la meilleure croissance pour le XXIe siècle passe par l’euro et que l’euro, c’est de l’emploi et des avantages pour les Français ?

A. Juppé : Commençons à ne pas être ingrats avec l’Europe. Si nous avons la paix en Europe, c’est à cause de la construction européenne. Et là où il n’y a pas la paix en Europe – parce qu’il y a des endroits où il n’y a pas la paix, il y a la guerre ou la semi-guerre – c’est parce qu’il n’y a pas l’Union européenne. Je pense aux Balkans. Deuxième chose, et pour répondre très directement à votre question : je me souviens du temps où j’étais étudiant, dans les années 60 et 70, et où on m’expliquait que si la croissance en France était ce qu’elle était, c’est-à-dire forte à l’époque, nous le devions en grande partie au marché commun. Eh bien, je pense qu’il faut refaire la même chose demain. Il faut faire de l’euro un instrument à la fois de stabilité mais aussi de croissance. Stabilité ? On parlait du textile tout à l’heure. Eh bien, je peux vous dire que tous les Français qui travaillent dans les industries du textile savent ce que leur a coûté la dévaluation compétitive de la lire. Du chômage, du chômage ! Et nous n’avons arrêté cela que par la baisse des charges sociales. Eh bien, il faut s’interdire cela demain en Europe et l’euro le permettra. Deuxièmement, il faut que l’euro soit un instrument de croissance. Moi, je ne me résigne pas à une croissance européenne faible, de l’ordre de 1,5 à 2 %.

J.-P. Elkabbach : Les prévisions de croissance pour la France, c’est quoi ?

A. Juppé : C’est de l’ordre de 2,8 à 2,9 % l’année prochaine.

J.-P. Elkabbach : L’année prochaine, c’est 1997 ou 1998 ?

A. Juppé : Fin 1997, 1998. Ce qui est bien et qui est un retour de la croissance par rapport à la récession de 1993. Et moi, je veux soutenir et amplifier ce mouvement les années suivantes. Là aussi, cela pose un petit problème politique, excusez-moi d’y revenir, mais on est en campagne électorale. Certains alliés de L. Jospin, je pense aux Verts et à Mme Voynet en particulier, nous expliquent que la croissance, c’est dangereux. Il ne faut pas faire n’importe quelle croissance bien entendu, mais je dis que si nous n’avons pas de la croissance, nous n’aurons pas de l’emploi. Et donc, il faut utiliser l’euro pour cela. Et l’utiliser comment ? Eh bien, faire en sorte – excusez-moi d’entrer un peu dans la technique – que la parité entre le dollar et l’euro soit réaliste et qu’elle corresponde aux réalités et nous permette donc de nous défendre dans la compétition internationale et de créer des emplois. C’est cela que nous voulons faire avec l’euro. Ce n’est pas la rigueur, c’est la croissance !

J.-P. Elkabbach : Quel est le portrait idéal du Premier ministre pour l’an 2000 ?

A. Juppé : Vous savez, l’art du peintre est de faire des autoportraits. Je ne suis pas peintre.

J.-P. Elkabbach : Je ne vous demande pas un autoportrait.

A. Juppé : C’est le risque dans ce genre d’exercice. Je vois bien le piège. Alors, je préfère que ce soit vous qui fassiez le portrait idéal. C’est votre rôle, ce n’est pas le mien.

J.-P. Elkabbach : Si je dis qu’il faut de la volonté et du caractère ?

A. Juppé : Oui, cela me paraît effectivement de bonnes qualités.

J.-P. Elkabbach : Il faut braver l’impopularité en attendant que cela se transforme, peut-être, en courage ?

A. Juppé : Cela devient déjà tendancieux, vous voyez.

J.-P. Elkabbach : Il faut avoir de la vision ?

A. Juppé : Sans doute.

J.-P. Elkabbach : De la simplicité ?

A. Juppé : S’il y est forcé, oui.

J.-P. Elkabbach : Du sens de la proximité, peut-être ?

A. Juppé : Je l’ai dit, c’est ce qui manque, sans doute.

J.-P. Elkabbach : Et en même temps, accepter de dénouer la cravate de temps en temps ou de mettre un béret basque ou un chapeau de cow-boy ?

A. Juppé : C’est en bonne voie.

J.-P. Elkabbach : En l’an 2000, vous pensez qu’il faut un certain nombre de qualités pour un Premier ministre ?

A. Juppé : Oui mais, beaucoup d’hommes répondent, je crois, dans la classe politique française, à ces conditions. Au moins dans notre majorité.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous sortirez différent de ces deux ans à Matignon et de cette campagne ?

A. Juppé : Assurément.

J.-P. Elkabbach : Qu’est-ce que vous aurez appris ?

A. Juppé : Que lorsqu’on exerce cette fonction, il est normal d’être la cible de toutes les attaques et que, finalement, il faut l’accepter d’une certaine manière.

J.-P. Elkabbach : Cela fait partie du jeu.

A. Juppé : Cela fait partie du jeu. Il faut que cela se cristallise sur quelqu’un mais cela, vous l’avez observé, n’empêche pas de continuer à faire campagne avec enthousiasme.

J.-P. Elkabbach : On a lu et entendu récemment : « A. Juppé finit par en avoir assez ». Comme s’il y avait une lassitude. Est-ce que vous êtes quelqu’un qui est entamé par les critiques ou qui renaît de ses blessures ?

A. Juppé : Je ne comprends pas pourquoi vous me posez cette question. Tout le monde sait bien que je suis un ordinateur insensible. Donc, il n’y a pas lieu de me poser la question.

J.-P. Elkabbach : Encore une fois, la machine gagne. On revient à ce que disait tout à l’heure M. Grossiord.