Texte intégral
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, avec le journal turc « Milliyet », (Ankara, 31 mars 1997)
Q. : Actuellement la Turquie dessine le profil d'un pays à deux têtes, dont l'une est plutôt tournée vers l'Orient (M. Erbakan) et l'autre vers l'Europe. La France croit-elle vraiment à un destin européen de la Turquie ? Si oui, pourquoi ?
R. : Les relations de la Turquie avec l'Europe remontent loin dans l'Histoire, l'événement fondateur étant sans doute l'alliance passée par l'empire ottoman de Soliman le Magnifique et le royaume de France de François Ier. La Turquie moderne fondée par Kemal Atatürk a choisi l'empire sans ambiguïté. Ce choix se traduit aujourd'hui par l'appartenance de la Turquie aux organisations politiques et de sécurité européennes et par des échanges commerciaux tournés à plus de 50 % vers l'Union européenne.
L'ancrage européen de la Turquie ne doit pas pour autant remettre en cause les héritages historiques et les racines de ce pays. Au contraire, il doit contribuer à renforcer le rôle fondamental de pont que doit jouer la Turquie entre l'Occident et l'Orient.
Q. : L'Allemagne et la France sont consécutivement les premier et deuxième partenaires économiques européens de la Turquie. Or, M. Klaus Kinkel n'a pas mâché ses mots vis-à-vis de la politique « mégaphone » de M. Erbakan et tint un discours plutôt dur lors de son voyage à Ankara. Êtes-vous d'accord avec ses propos qu'il a tenus « en tant que ministre européen » au nom de l'Europe à Ankara, y a-t-il une concertation entre vous et M. Kinkel ?
R. : Il ne m'appartient pas de commenter la visite d'un ministre allemand en Turquie. Pour ce qui est de la coopération franco-allemande vous savez qu'elle est particulièrement active au sein de l'Union européenne. S'agissant de la Turquie, la France et l'Allemagne partagent la même volonté de poursuivre le rapprochement entre celle-ci et l'Union européenne. Je rappellerai à cet égard que c'est la concertation étroite entre les présidences successives allemande et française qui a permis d'obtenir l'accord du 6 mars 1995 sur l'union douanière entre la Turquie et l'Union européenne. Aujourd'hui, nos deux pays ne ménagent aucun effort pour que l'Union européenne tienne ses engagements, notamment financiers, pris le 6 mars 1995. Nous sommes conscients des frustrations que génèrent en Turquie les blocages intervenus en 1996. Mais si l'Union doit faire des efforts, la Turquie a aussi des pas importants à accomplir pour répondre aux attentes européennes, notamment en matière de droits de l'homme et de détente des rapports gréco-turcs. La Turquie doit nous aider à l'aider.
Q. : L'Union européenne n'a pas « une » mais plusieurs politiques à propos de la Turquie. Surtout la divergence entre la France et l'Allemagne surprend. Pourquoi cette divergence ?
R. : Il n'y a pas plusieurs politiques de l'Union européenne vis-à-vis de la Turquie. Les quinze, comme ils l'ont encore démontré à Apeldoorn, ont adopté une ligne directrice qui a pour objectif de concrétiser, le moment venu, la vocation européenne de la Turquie. Il s'agit bien entendu d'un processus complexe mais continu depuis 1963 (accord d'association d'Ankara), qui doit être réalisé par étapes parce qu'il suppose des évolutions en profondeur de la Turquie politiques, économiques et sociales.
Q. : Êtes-vous d'accord avec l'Allemagne qui ne veut pas de la Turquie en Union européenne, mais propose « une formule spéciale » d'adhésion ?
R. : L'accord d'association de 1963 ouvre une perspective d'adhésion. Pour atteindre cet objectif, il y a bien entendu des étapes à franchir et des critères à remplir. Des étapes, nous en avons déjà franchi de manière décisive avec l'accord d'association de 1963 et surtout l'accord d'union douanière du 6 mars 1995. Les critères, ce sont les mêmes pour tous les candidats comme cela a été rappelé à Apeldoorn, y compris pour la Turquie. Il appartient à la Turquie de s'y conformer en matière de droits de l'homme ou de droit des minorités par exemple.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, avec le journal turc « Sabah », (Ankara, 31 mars 1997)
Q. : Votre appui en faveur de la Turquie à Apeldoorn dès le début des discussions a influencé le déroulement de la réunion. C'est quand même la première fois que la France dit aussi haut et fort son appui non seulement à la candidature mais aussi au traitement égal de la Turquie dans la course de l'élargissement. Pourquoi ?
R. : La France considère que la Turquie a une vocation européenne. Elle estime, qu'au moment où se définissent les contours de l'Europe du XXIe siècle, cette vocation européenne de la Turquie doit être aujourd'hui réaffirmée, confirmée, comme un acte politique fort vis-à-vis du peuple turc et vis-à-vis de son gouvernement.
Q. : Vous avez déclaré que la Turquie doit être traitée avec les mêmes critères que les PECO. Cela se traduira par quels faits ? Par exemple, la Turquie sera-t-elle invitée au même titre que les autres candidats à chaque réunion des présents ? Précisément, qu'est-ce qui va changer pour la Turquie dans les semaines et les mois qui viennent ?
R. : S'il est vrai que la Turquie a une vocation européenne, il est bon que cette vocation se traduise par des actes. Nous estimons, pour notre part, que la Turquie devrait figurer sur ce que l'on appelle « la photo de famille », et participer, selon des modalités qui pourront être précisées à la conférence européenne que la France a proposée.
Q. : L'initiative de la France sur l'organisation de la « conférence européenne » a quel but ? Quand, où, comment, avec qui sera-t-elle organisée ? Vu son désir de faire partie de la photo de famille, la Turquie pourra-t-elle se réconforter par sa participation à cette conférence ?
R. : À Apeldoorn, nos collègues de l'Union européenne ont accepté le principe de cette conférence européenne. Son objectif général est d'accompagner le processus d'élargissement et de réunir l'ensemble des pays candidats. Ce projet va maintenant faire l'objet de discussions et de travaux entre les quinze pour que ses modalités soient précisément définies. La France estime que la Turquie devrait participer à cette conférence européenne.
Q. : Le conseil d'association peut-il se réunir le 29 avril prochain si la Grèce continue à maintenir son veto ? Et quand seront débloqués les fonds promis à la Turquie ?
R. : Nous souhaitons que le conseil d'association du 29 avril se réunisse et qu'il soit une réussite. Cela nécessite des efforts de part et d'autre. Nous souhaitons que les engagements financiers pris par l'Union soient respectés et que l'on parvienne à rétablir un climat de confiance dans les relations gréco-turques sur la base de principes déjà énoncés.
Q. : Quelle est la position de la France sur l'adhésion de Chypre ? Accepteriez-vous l'adhésion de Chypre où la partie turque ne sera pas représentée ?
R. : C'est lors du conseil ministériel du 6 mars 1995 que l'Union a adopté un accord dont les éléments constituent pour nous un paquet indissociable : d'un côté, la mise en oeuvre d'une union douanière avec la Turquie et, de l'autre, l'ouverture des négociations d'adhésion de Chypre à l'Union après la fin de la CIG et en tenant compte des conclusions de celle-ci.
Dans l'intervalle qui nous sépare de la date d'ouverture des négociations d'adhésion, tout doit être mis en oeuvre en vue d'obtenir un règlement politique car l'Union souhaite accueillir une Chypre réunifiée et paisible, conformément à la déclaration du 6 mars qui stipule que l'adhésion doit être au bénéfice de l'ensemble de l'île.
Nous souhaitons donc vivement que la perspective européenne facilite l'émergence d'un règlement. Je demeure convaincu que les chefs de deux communautés sauront saisir la chance historique qui s'offre à eux de faire entrer Chypre réunifiée et pacifiée dans l'Union européenne.
Q. : Selon Maastricht, il a été établi un lien entre l'élargissement de l'UEO et l'appartenance à l'Union européenne. Il existe donc une relation entre l'élargissement de ces institutions européennes. La Turquie, de son côté, avance qu'il devrait y avoir une relation entre l'élargissement de l'Otan et celui de l'Union européenne. A-t-elle tort ?
R. : Aux termes du traité de Maastricht et de la déclaration des États de l'UEO qui lui est annexée, les pays qui deviennent membres de l'Union européenne ont aussi vocation à devenir membre ou observateurs à l'UEO. L'élargissement de l'Union européenne accroîtra donc le nombre des pays qui deviendront soit observateurs, soit membres de l'UEO. De même, l'élargissement de l'OTAN aura des conséquences sur l'UEO.
Aujourd'hui les membres pleins de l'UEO sont, à la fois membre de l'Union européenne et de l'OTAN.
Y a-t-il une relation entre l'élargissement de l'OTAN et celui de l'Union européenne ? Nous pensons que ce sont les deux aspects d'un même processus, celui de la reconstitution de la famille européenne. Toutefois, il ne serait ni utile, ni constructif d'établir un quelconque lien de conditionnalité entre les deux processus en cours.
Q. : Puisque vous avez évoqué l'application des critères objectifs et égaux aux candidats à Apeldoorn, si aujourd'hui la Turquie avait résolu ses problèmes de démocratie et de droits de l'homme définis au sommet de Copenhague 1993, quelle place lui auriez-vous donnée parmi les pays candidats ? Plutôt parmi les premiers ou parmi les derniers ?
R. : Il n'y a ni premier, ni dernier et l'entrée dans l'Europe n'est pas une course. Tous les pays candidats doivent être traités selon mes mêmes critères. Ces critères doivent permettre d'apprécier leurs mérites propres, sur le plan politique comme sur le plan économique, et de se prononcer en toute connaissance de cause sur leur capacité à intégrer l'Union mais aussi sur la capacité de l'Union à les intégrer. Il est naturellement impossible de préjuger aujourd'hui le résultat de cet examen, cela pourrait d'ailleurs faire naître des doutes sur son objectivité. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la Turquie se verra appliquer les mêmes critères que les autres et qu'il va de soi que tous ces critères ne pourront pas être remplis du jour au lendemain.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, avec l'agence « Anatolie », (Ankara, 1er avril 1997)
Q. : Pensez-vous que l'Union européenne doive appliquer les mêmes critères à tous les pays candidats à l'entrée dans l'Union européenne ?
R. : Tous les pays candidats doivent être traités selon les mêmes critères. Ces critères doivent permettre d'apprécier leurs mérites propres, sur le plan politique comme sur le plan économique, et de se prononcer en toute connaissance de cause sur leur capacité à intégrer l'Union mais aussi sur la capacité de l'Union à les intégrer.
Q. : Dans un entretien au Figaro, vous avez récemment souligné, en plus de l'élargissement vers l'Est, que l'Union européenne ne devait pas ignorer les pays du sud de l'Europe. Dans ce cadre, comment voyez-vous la candidature de la Turquie à l'entrée dans l'Union européenne ?
R. : L'élargissement à l'Est ne doit en effet pas conduire l'Europe à négliger sa relation avec les pays du Sud. Elle doit, au contraire, avoir une politique méditerranéenne ambitieuse et la France est particulièrement attachée au processus de Barcelone. Cette ambition répond à un souci partagé de promouvoir la paix et la stabilité dans le cadre méditerranéen. Dans cette perspective, j'espère que nous pourrons oeuvrer ensemble au succès de la conférence euro-méditerranéenne qui s'ouvrira à La Valette dans quinze jours.
Q. : Que pensez-vous de la déclaration récente des chrétiens-démocrates européens qui laisse entendre que la Turquie ne peut pas être un pays membre de l'Union européenne à cause de ses différences de culture et de religion ?
R. : Comme vous le savez, les positions exprimées par le Parti populaire européen ne sauraient engager les gouvernements. En ce qui concerne la France, dont les liens avec la Turquie sont anciens et solides, elle mène une action déterminée en faveur de l'ancrage de votre pays à l'Europe. Nous souhaitons donc que la Turquie poursuive son chemin vers l'Europe où elle a toute sa place comme cela a été rappelé à Apeldoorn à l'occasion d'une rencontre des quinze ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne.
Q. : Pouvez-vous détailler la proposition récente du gouvernement français de tenir une « conférence européenne permanente » en ce qui concerne l'élargissement de l'Union européenne ? Pensez-vous que la Turquie doive aussi participer à cette conférence ?
R. : À Apeldoorn, nos collègues de l'Union européenne ont accepté le principe de cette conférence européenne. Son objectif général est d'accompagner le processus d'élargissement et de réunir l'ensemble des pays candidats. Ce projet va maintenant faire l'objet de discussions et de travaux entre les quinze pour que ses modalités soient précisément définies. La France estime que la Turquie devrait participer à cette conférence européenne.
Tribune accordée par le ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, aux quotidiens turques « Yeni Yuzyil », « Radikal » et « Turkish Daily News », (Ankara, 2 avril 1997)
La visite en Turquie du ministre français des Affaires étrangères vient une nouvelle fois illustrer l'amitié ancienne et profonde de nos deux pays. Sans remonter au passé ottoman, nos relations se sont affirmées alors que la Turquie moderne était encore en gestation. La France et la Turquie viennent de fêter le 75e anniversaire des accords d'Ankara par lesquels la France a été la première puissance étrangère à reconnaître l'État-nation en Turquie et à en tirer les conséquences politiques. Depuis, malgré les aléas de l'Histoire contemporaine, ces liens se sont développés, fondés sur une vision à long terme et des intérêts communs.
C'est assez dire que, pour la France, la vocation européenne de la Turquie ne fait pas de doute. Les dirigeants français ont été les avocats infatigables de la cause turque dans les instances européennes. Cela s'est vérifié en 1995, à toutes les étapes de la conclusion et de l'approbation de l'accord d'Union douanière, ce n'est pas moins vrai aujourd'hui où la Turquie s'inquiète de l'évolution de ses relations avec l'Union européenne. La marche vers l'Europe implique pour votre pays des mutations profondes et difficiles, politiques, économiques et sociales, mais la France et, j'en suis persuadé, l'ensemble de ses partenaires européens, est prête à l'aider dans cet effort gigantesque.
Enfin, la Turquie est une puissance régionale au carrefour de plusieurs mondes et, malheureusement de plusieurs zones de conflits. Il y a là, pour nos deux pays, de vastes champs de concertation et de coopération car, comme vous le savez, la France est aussi très présente dans la région, par exemple en Bosnie, dans l'affaire du Haut-Karabagh ou dans le processus de paix au Proche-Orient. Le souci partagé de promouvoir la paix et la stabilité trouvera également à s'exprimer dans le cadre méditerranéen, auquel la France est particulièrement attachée, et j'espère que nous pourrons oeuvrer ensemble au succès de la conférence euro-méditerranéenne qui s'ouvrira à La Valette dans quinze jours.
Alliés, associés, partenaires, la France et la Turquie ont un passé et, mieux encore, un futur commun. Car la France a clairement manifesté sa confiance dans les capacités et l'avenir de la Turquie. En témoignent le dynamisme de nos hommes d'affaires, qui sont les premiers investisseurs étrangers dans le pays, et l'essor de nos échanges commerciaux, qui nous place désormais au 4e rang de vos fournisseurs. Il ne s'agit pas seulement de vendre et de produire pour le marché local mais d'intégrer la Turquie à l'espace européen.
La même foi en l'avenir nous a conduit, dans le domaine culturel, à nous engager ensemble dans cette expérience unique qu'est l'université francophone de Galatasaray, ouverte en 1993, dont la montée en puissance s'achèvera en l'an 2000. Ce partenariat exemplaire, destiné à former des élites administratives et économiques francophones, s'inscrit également dans une perspective européenne avec la mise en place, en cours, d'un centre d'études européennes (documentation, enseignement et recherche) qui formera par exemple, en étroite liaison avec le centre d'études européennes de Strasbourg, à partir de novembre 1997, les premiers experts turcs de l'Institut national de la concurrence qui vient d'être créé à Istanbul.
Nos relations sont déjà très denses, mais je dirai, et je m'en félicite, qu'elles sont encore largement en devenir et que l'amitié qui nous lie doit être au service de ces grandes ambitions communes, au premier rang desquelles je citerai la construction d'une grande Europe, libre, prospère et démocratique, prête à affronter le XXIe siècle.
Point de presse du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, à l'issue de son entretien avec le vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères turc, Mme Tansu Ciller (Ankara, 2 avril 1997)
Merci beaucoup, madame la ministre. Je suis en effet très heureux de me trouver à Ankara aujourd'hui à l'invitation du gouvernement turc et à votre invitation personnelle. J'aurai l'occasion de rencontrer beaucoup de dirigeants turcs et en particulier le président de la République, le Premier ministre et vous-même, madame. Nous allons certainement évoquer beaucoup de questions d'intérêt commun entre la France et l'Europe, d'un côté, la Turquie, de l'autre. Les relations entre la France et la Turquie sont, comme vous l'avez dit, des relations très anciennes, très étroites et très importantes pour les uns et les autres.
Sans remonter dans le temps de façon trop lointaine, chacun voit qu'aujourd'hui entre la France et la Turquie, il y a un réseau très étroit de relations politiques, économiques et culturelles très intenses. Nous sommes de notre côté extrêmement attentifs aux évolutions que connaît la Turquie. Nous suivons de très près les évolutions politiques dans votre pays. Nous participons de façon très volontaire et très enthousiaste au développement économique de votre pays, et nous partageons avec vous les réflexions qui sont les vôtres sur l'avenir de l'Europe, et le fait que dans cette période l'Europe travaille et prépare son avenir. Nous l'avons fait d'une façon informelle et en principe officieuse, il y a quelques jours, en Hollande, sous la présidence néerlandaise à Apeldoorn.
Nous avons beaucoup de sujets à évoquer ensemble. La Turquie est présente dans la solution des crises dans les Balkans. La Turquie est une grande puissance régionale qui a beaucoup d'implications dans tout ce qui se passe dans cette partie du monde. Ensemble nous travaillons à faire de la Méditerranée une région de paix et de développement. Bref, nous avons de nombreuses questions sur lesquelles nous devons partager nos responsabilités, et je constate avec plaisir que, dans presque tous les cas, nous sommes du même avis. Il y a une entente naturelle franco-turque. Je suis venu pour en parler avec Mme Ciller et naturellement pour l'approfondir et la développer. Merci.
Conférence de presse du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette (Ankara, 3 avril 1997)
Mesdames et messieurs, bonjour. J'espère ne pas vous avoir fait attendre. Notre emploi du temps aujourd'hui a été assez compliqué. Je me demande si je dois parler d'ailleurs devant vous. J'ai déjà assez abondamment parlé depuis que je suis arrivé. Je me demande si vous ne savez pas déjà tout ce que je vais vous dire. Mais enfin, je veux quand même vous dire quelques mots, ensuite je vous laisserai poser quelques questions et aborder tous les sujets que vous jugerez opportun d'aborder.
La visite que je suis venu rendre en Turquie, à l'invitation du gouvernement turc, vient à un moment particulièrement important pour la Turquie, pour l'Europe et pour la France. Dans ce contexte il y avait des interrogations et peut-être même des inquiétudes sérieuses en Turquie sur l'attitude de l'Europe à l'égard de votre pays. En même temps, j'attache une particulière importance à la qualité des relations entre nos deux pays.
Je suis arrivé ici avec quelques messages extrêmement simples.
Le premier concerne l'Europe et la Turquie. Je sais qu'à la suite de la réunion d'Apeldoorn, où les quinze ministres des Affaires étrangères se sont rencontrés, d'ailleurs de façon informelle, il y a eu un certain nombre d'échos ici même. Je suis donc venu ici confirmer, pas seulement aux dirigeants, mais aussi au peuple turc, que la France considère de façon très claire, très nette, très ferme, que la Turquie a vocation d'adhérer à l'Union européenne, si elle le souhaite. Cette question n'est pas nouvelle, puisqu'elle a déjà été évoquée et même traitée dans l'accord d'association qui date de 1963, c'est-à-dire il y a 34 ans.
Il reste qu'elle se pose en termes nouveaux, parce qu'aujourd'hui il y a une procédure d'élargissement de l'Union européenne qui se prépare pour un certain nombre de pays. Et du même coup, il n'est pas étonnant que les autorités turques ou le peuple turc s'interrogent en se demandant si ce processus signifie que la Turquie en fait partie ou non. C'est pourquoi il nous paraît en effet nécessaire de confirmer en ce moment important de l'Histoire européenne que la Turquie a plus que jamais vocation à adhérer à l'Union européenne. Cette vocation à adhérer à l'Union européenne tient en particulier au caractère historiquement européen de la Turquie moderne. C'est la position française. Je crois pouvoir dire que c'est aussi et que ce sera la position européenne.
Le second point concerne les relations entre la France et la Turquie. Ces relations sont fortes. Nous avons des relations économiques extrêmement intenses : la France est le deuxième investisseur en Turquie ; il y a beaucoup de projets en chantier devant nous, nous voulons encore investir ici. Il y a quinze ans, cinq entreprises françaises étaient présentes en Turquie, aujourd'hui elles doivent être au nombre de deux cents. Nous nous intéressons naturellement aux grands contrats publics, mais nous souhaitons aussi développer de façon particulièrement active la présence de petites et moyennes entreprises françaises. Toutes nos grandes entreprises françaises sont présentes ; les petites ou les moyennes entreprises ont encore beaucoup à faire pour être à leur vraie place.
Mais il s'agit aussi du dialogue politique. Nous avons un très grand nombre de sujets d'intérêt commun, qu'il s'agisse de l'avenir de la Méditerranée, sujet vital, sujet majeur pour nous, et bien sûr aussi pour vous, qu'il s'agisse de la situation au Proche-Orient, où nous sommes désormais pleinement impliqués, parce que nous avons des intérêts majeurs, comme vous, dans cette partie du monde qu'il s'agisse de l'architecture européenne de sécurité et de la démarche française en vue de l'organisation d'une défense européenne au sein de l'Alliance atlantique, qu'il s'agisse de la situation dans la Caucase.
Ce sont autant de sujets qui sont pour nous extrêmement importants, qui sont évidemment pour vous des sujets essentiels parce qu'ils concernent votre voisinage immédiat. Je constate que sur tous ces points, nous avons des vues très largement convergentes. C'est pourquoi j'ai exprimé au ministre des Affaires étrangères turc, Mme Ciller, notre souci de donner à cette relation politique un contenu plus fort, une intensité plus vigoureuse, parce que nous avons des intérêts communs à faire valoir.
Enfin, je voudrais témoigner devant vous, mesdames et messieurs, de l'émotion que j'ai ressentie à constater que l'amitié entre nos deux peuples est une réalité que j'ai vécue tout au long de ces deux jours de façon très pratique, très concrète et pour moi très touchante. Au nom du président de la République française, M. Jacques Chirac, j'ai exprimé auprès du président Demirel l'invitation du président français à venir en visite à Paris, dès que ce sera possible.
Voilà ce que je voulais dire pour ouvrir notre échange de vues, et maintenant je m'en remets à vos questions.
Q. : Monsieur le ministre, avant d'arriver à Ankara, vous étiez à Bakou et Erevan. Vous avez indiqué que la question du Karabakh pourrait éventuellement être réglée dans le courant de cette année. Comment voyez-vous la solution à cette question ?
R. : Comme vous le savez, il y a un fait nouveau important qui est intervenu, c'est la décision par la présidence de l'OSCE de désigner une co-présidence comprenant trois pays : la Russie, les États-Unis et la France. La présence de ces trois pays en charge désormais d'une première responsabilité dans le processus de Minsk constitue, pour les parties intéressées à résoudre la crise une occasion à ne pas rater, une chance exceptionnelle pour que, avec les parties, une solution soit recherchée à la crise. Le conflit maintenant dure depuis plus de trois ans, il faut en sortir. Et d'ailleurs si on veut vraiment le résoudre, il y a évidemment des solutions. C'est pourquoi j'ai pressé les deux parties concernées d'agir vite, d'agir avec détermination. J'ai en effet indiqué que, d'ici la fin de l'année 1997, il faut que des résultats substantiels soient obtenus.
Q. : Certains pays européens pensent que la Turquie a le droit d'adhérer à l'Union européenne, d'autres non. Pourquoi n'y a-t-il pas une convergence de vues à ce sujet ?
R. : Naturellement, pour répondre très directement à votre question, l'adhésion à l'Union européenne demande l'ouverture d'une négociation qui suppose l'accord de l'ensemble des pays membres de l'Union européenne. Je crois très franchement que l'Union européenne est d'accord pour confirmer la vocation européenne de la Turquie. La France le dit, elle continuera de le dire, elle continuera de travailler dans ce sens…
Q. : Qu'attendez-vous de la Conférence permanente européenne ?
R. : Elle aurait pour fonction d'organiser un dialogue politique étroit entre les pays de l'Union européenne et ceux qui ont vocation à adhérer à l'Union européenne. La position française, c'est que doivent participer à cette conférence permanente non seulement les onze pays de l'Europe centrale et orientale, mais bien entendu aussi la Turquie. Ce sera la meilleure façon de confirmer cette vocation européenne que nous avons inscrite dans notre accord d'association de 1963, et le fait que la porte est en permanence ouverte.
Q. : Ce matin vous avez rencontré le chef d'état-major. Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d'avoir cet entretien ? Quels sujets avez-vous abordés au cours de cet entretien ? Avez-vous notamment discuté de l'achat d'armements en France ?
R. : Aujourd'hui, j'ai rencontré beaucoup de responsables et de dirigeants turcs. Très souvent, trop souvent, les visites d'un ministre des Affaires étrangères sont concentrées autour de son collègue auquel il va rendre visite. Dans mes nombreux déplacements, je rencontre le ministre des Affaires étrangères, souvent le Premier ministre, parfois le président, quand il y en a un, et puis beaucoup de diplomates. Ceci est excellent. Je pense aussi qu'il est très important de pouvoir échanger avec des hommes et des femmes qui exercent des responsabilités importantes dans la vie politique et institutionnelle, en l'occurrence de la Turquie. C'est dans cet esprit que j'ai rencontré le chef d'état-major, comme j'ai rencontré le président de l'Assemblée nationale de Turquie, comme je suis allé devant la commission des Affaires étrangères du Parlement, comme j'ai rencontré les chefs des principaux partis politiques.
J'y ai éprouvé beaucoup d'intérêt pour deux raisons : d'abord parce que ça m'a permis de mieux comprendre quelles étaient les préoccupations turques. Par exemple, j'ai pu constater que cette question de la vocation européenne de la Turquie était une question absolument centrale pour les dirigeants, pour le peuple turc. De même, j'ai pu constater que le terme d'amitié franco-turque signifiait quelque chose. En même temps, ça m'a permis de m'expliquer sur la politique française, sur les hommes politiques, sur ce que signifient les propos que nous tenons, et je préfère les expliquer directement moi-même. Nous n'avons pas parlé d'hélicoptères.
Q. : Monsieur le ministre, actuellement en Turquie, il y a un débat sur le Conseil national de sécurité, sur sa fonction. Il y a des interrogations également en Europe sur le fait de savoir si cette institution est réellement démocratique ou non. Est-ce que vous avez abordé ce sujet lors de votre entretien avec le chef d'état-major et quel message vous ont donné les militaires en ce qui concerne l'adhésion de la Turquie à l'Europe ?
Deuxièmement, on sait que la France et la Syrie ont de bonnes relations. On sait également que la Turquie a des problèmes avec la Syrie, notamment en ce qui concerne le terrorisme du PKK. Le ministre des affaires étrangères turc a déclaré qu'il vous avait fait part de ses préoccupations en ce qui concerne la Syrie. Est-ce qu'il est question que la France joue un rôle d'intermédiaire ou est-ce que le gouvernement turc vous a adressé une certaine demande en ce qui concerne un message à faire passer au gouvernement de Damas ?
R. : D'abord sur la première question, il n'y a pas de raison que j'intervienne de quelque façon qui soit, que je me mêle de quelque façon que ce soit des questions de politique intérieure turque qui relèvent de la souveraineté turque. D'abord, je n'ai pas de jugement à émettre sur ce sujet. Il y a des débats en Turquie, c'est un très bon signe ; il n'y a que là où il n'y a pas de démocratie qu'il n'y a pas de débats. Je vous rassure, il y a des débats en France, et c'est ainsi.
Ce qui est vrai, c'est que, comme amie de la Turquie, la France suit avec beaucoup d'attention et d'intérêt ce qui se passe chez vous. Nous sommes très désireux que la Turquie résolve ses problèmes. Pour vous la laïcité c'est quelque chose qui a une signification. Il y a eu pendant presque un siècle des débats en France sur ce sujet. Nous nous sommes déchirés entre nous à ce propos jusqu'au dernier quart du dix-neuvième siècle, jusqu'à il y a quelques années. Nous sommes parvenus finalement en France à passer d'une idée de la laïcité qui était une idéologie de combat à une idée qui convient à tout le monde, et maintenant il y a un consensus entre nous à ce sujet. Ce débat a été très difficile, mais je n'ai pas à participer à un débat qui est propre aux Turcs.
En ce qui concerne la question sur la Syrie, je le disais à l'instant, nous avons des relations d'amitié entre la France et la Turquie. Il faut que vous sachiez que nous avons des relations excellentes avec la Syrie. Depuis deux ans, je me suis rendu à plusieurs reprises en Syrie, d'abord pour des raisons qui tiennent aux relations bilatérales, que je voulais renforcer là aussi, et ensuite à cause de la participation française au processus de paix. Nous aimons bien que nos propres amis s'entendent bien. Nous avons parlé abondamment avec Mme Ciller sur ce sujet et j'espère que cela pourra être utile.
Q. : Lors de vos entretiens, vous avez dit que la question européenne représentait une question centrale. Lors de votre rencontre avec le général Karadayi, avez-vous eu l'impression que cette question était réellement un sujet fondamental du point de vue de l'armée ?
R. : J'ai eu le sentiment très franchement que tous mes interlocuteurs m'ont parlé de la vocation européenne de la Turquie comme de leur sujet prioritaire ; j'ai eu le sentiment d'un consensus. J'ai aussi ressenti que c'était une question forte et qu'il fallait donc une réponse forte de l'Europe. Nous sommes un certain nombre de pays installés autour de la Méditerranée qui avons la même attitude et la même démarche, les Italiens, les Espagnols (je ne parle pas des Grecs pour l'instant parce que vous ne m'avez pas encore interrogé sur ce sujet), les Français, trois pays européens, méditerranéens, qui naturellement se tournent vers les Turcs de façon spontanée, car nous savons bien que nous avons les mêmes intérêts. Pour nous aussi c'est important, et nous sommes particulièrement bien placés pour comprendre que pour vous c'est une question essentielle.
Q. : Est-ce que, comme certains autres pays d'Europe, la France veut imposer des préconditions à l'adhésion de la Turquie à l'Europe, c'est-à-dire le règlement l'affaire de Chypre, l'amélioration des relations avec la Grèce, la solution du problème kurde, l'amélioration de la situation des droits de l'homme ? Et deuxièmement, est-ce que la France considère que les attaques racistes et xénophobes à l'encontre des citoyens turcs en Europe ces derniers temps font partie également des questions des droits de l'homme ?
R. : D'abord, il n'y a pas de préconditions. Pour adhérer à l'Union européenne, il faut être européen et remplir un certain nombre de conditions. Ce sont des critères d'appréciation sur la base desquels les chefs d'État et de gouvernement seront appelés à prendre leurs décisions le moment venu. Ces critères sont valables pour tout le monde. Par exemple, ce sont les critères politiques : est-ce les institutions politiques et sociales du pays concerné sont conformes aux normes européennes ? C'est d'autant plus actuel que beaucoup de pays d'Europe centrale viennent de régimes dictatoriaux et d'oppression étrangère et qu'ils sont en train de créer de nouvelles institutions. Est-ce que ces institutions sont conformes aux normes ? Il y a des critères économiques : est-ce que l'économie du pays concerné est apte à affronter l'adhésion ? Est-ce que aussi, en sens inverse, l'adhésion ne va pas provoquer la déstabilisation de certains secteurs économiques dans l'Union européenne ? En plus, il y a des critères qui tiennent au statut des minorités et aux relations avec les voisins. En Europe, les problèmes sont très précis, ils se sont posés ; par exemple, il y a des minorités hongroises importantes en Roumanie : la Hongrie et la Roumanie ont conclu des arrangements très importants et qui étaient nécessaires, parce que la Hongrie voulait entrer dans l'Union européenne.
Il n'y a pas de critère religieux. Il ne faut pas nécessairement être chrétien pour être dans l'Union européenne. Que ce soit bien clair. Nous sommes nous-mêmes un pays dans lequel il y a quatre millions de musulmans, la première communauté musulmane en Europe, et de loin. Nous n'avons aucun problème, nous sommes un pays tolérant, nous sommes un pays laïque comme vous dans lequel la religion est une affaire privée, où il n'y a pas de confusion entre le pouvoir et les églises. Nous avons une longue histoire commune avec les musulmans et nous avons une compréhension, une affection naturelle pour eux.
J'aimerais vous parler de ce que vous avez appelé les attentats xénophobes et racistes. L'Allemagne est l'amie de la France. Il n'y a pas de peuples qui aient tant entrepris et réussi pour passer d'une longue situation de guerre à une entente et une amitié très fortes. Nous restons absolument décidés, Français et Allemands, à demeurer de plus en plus amis. On discute toujours ensemble et on finit toujours par s'entendre. Qu'il y ait des problèmes en Allemagne avec l'immigration, ce n'est pas la France qui va lui jeter la pierre, parce que, nous aussi, nous avons nos problèmes. Vous, ça vous touche, parce que la communauté turque en Allemagne est très importante. Cela provoque chez vous beaucoup d'émotion, je le comprends très bien. Ce n'est pas le gouvernement allemand qui est en question, ce sont des excès comme il y en a. Nous-mêmes, nous comprenons à la fois vos sentiments et nous savons bien que chez nous aussi il y a des choses de ce genre. Nous avons intérêt à travailler ensemble pour écarter de nous toute forme d'extrémisme, si nous voulons partager le même destin européen.
Propos à la presse du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, à l'issue de son entretien avec le Premier ministre turc, M. Necmetin Erbakan, (Ankara, 3 avril 1997)
Q. : Comment s'est passé l'entretien avec M. Erbakan ?
R : J'ai été très heureux de m'entretenir avec le Premier ministre, M. Erbakan. Comme je l'avais annoncé, nous avons fait ensemble le bilan des très nombreux entretiens que j'ai eus depuis hier. Nous sommes convenus de donner un nouvel élan encore plus intense à la coopération franco-turque déjà excellente. Nous sommes tombés d'accord pour dire que l'amitié franco-turque était très importante à la fois pour les Turcs et pour les Français.
Q. : Monsieur le ministre, vous avez rencontré une seconde fois Mme Ciller. Pourquoi ?
R. : Vous pouvez me poser la question, je m'étonnais qu'on ne l'ait pas posée avant. Parce que nous n'avions pas terminé. Nous avions beaucoup d'autres sujets à évoquer, c'était trop court. C'est moi qui le lui ai demandé parce que je voulais pouvoir poursuivre ces échanges de vue très importants et très intéressants.
Q. : Sur quels sujets, monsieur le ministre ?
R. : Sur de nombreux sujets. Nous avons parlé bien sûr, au cours de ce nouvel entretien, de tout ce qui concerne les relations entre la France et la Turquie, notamment sur le plan économique. Il y a un certain nombre de projets auxquels nous attachons de l'importance. Nous avons évoqué aussi tout ce qui concerne la situation dans le Caucase, et en particulier l'importance de la relance du groupe de Minsk. Nous avons parlé de l'Albanie. Il est probable qu'il y aura à la fois des troupes françaises et des troupes turques, une nouvelle fois côte à côte, comme elles le sont en Bosnie.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec la chaîne « ATV » (Ankara, 3 avril 1997)
Q. : Monsieur le ministre, on a bien compris que la France soutient la vocation de la Turquie à entrer dans l'Union européenne. Mais est-ce que vous pouvez dire clairement que vous êtes d'accord pour que la Turquie devienne une partie de l'Europe et que la Turquie va être sur la liste des candidats à Amsterdam ?
R. : On peut dire très clairement que la Turquie a vocation à adhérer à l'Union européenne. Cela veut dire que, quand la Turquie elle-même le souhaitera, quand les conditions seront remplies comme pour les autres pays, elle pourra négocier son adhésion à l'Union européenne. En même temps, de notre point de vue, cela signifie que pour nous, la France et pour les quatorze partenaires de l'Union européenne, il n'y a pas de raison que la Turquie ne fasse pas partie de cette conférence permanente européenne que nous avons en projet pour réunir les quinze pays de l'Union européenne d'un côté, et ceux qui ont vocation, ceux qui ont le projet d'entrer dans l'Union européenne, de l'autre. Il y a tous les pays d'Europe centrale et orientale, et il y a aussi la Turquie.
Q. : Donc, pour le moment, ce n'est pas possible ; vous êtes d'accord avec M. Kinkel. Il y a des conditions.
R. : Il y a les mêmes conditions pour la Pologne, pour la Hongrie, pour la République tchèque. Ce sont les mêmes règles pour tout le monde. Ce que j'ai expliqué ici, au contraire, très clairement, c'est que pour tous les pays qui avaient vocation à entrer dans l'Union européenne, il fallait qu'il y ait les mêmes critères, les mêmes conditions, les mêmes circonstances, la même méthode de travail.
Q. : Parlons de la religion et de la culture. La Turquie a été très choquée quand M. Kohl a dit que la Turquie ne faisait pas partie de l'Europe…
R. : La France est un pays dans lequel il y a quatre millions de musulmans. Ça ne pose aucun problème. Nous avons avec la religion musulmane une vie très ancienne, et toujours très fraternelle. Nous n'avons pas de problèmes de ce genre. Nous sommes une république laïque, comme la Turquie depuis Atatürk : la religion est une affaire ; il y a des catholiques, des protestants, des musulmans, des juifs, des bouddhistes. Ça se passe très bien. Je le répète, nous sommes le pays qui a la plus grande communauté musulmane d'Europe.
Q. : La position de l'Allemagne est très claire. La France est-elle assez puissante pour surmonter ce problème ?
R. : Il ne faut pas présenter les choses de façon conflictuelle, comme un affrontement entre les uns et les autres. Cela ne se passe pas comme ça. L'Union européenne c'est comme une famille. Tout le monde n'est pas toujours de notre avis, mais c'est comme dans les familles, on finit toujours par trouver une solution et par s'entendre. Entrer dans l'Union européenne, c'est entrer dans une famille ; il ne peut pas y avoir de conflit, de combat les uns contre les autres. Il doit y avoir de l'entente, du travail en commun : d'une certaine façon, c'est un mariage.
Q. : En matière de démocratisation et des droits de l'homme, croyez-vous que la Turquie a fait ce qu'elle devait faire ? Êtes-vous satisfait ?
R. : Ce n'est pas à moi d'en juger, mais je vais vous dire une chose : beaucoup de progrès ont été faits, il y en a encore sans doute à faire.
Q. : Donc, vous êtes optimiste ?
R. : Bien sûr, je suis d'un tempérament optimiste.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec la chaîne « KANAL D » (Ankara, 3 avril 1997)
Q. : Récemment, les partis chrétiens-démocrates des pays membres de l'Union européenne, à la tête desquels se trouve entre autres le chancelier Kohl, se sont déclarés contre l'adhésion de la Turquie à l'Europe pour des raisons d'ordre religieux et culturel. Quelle est la position de la France ?
R. : Je représente ici le gouvernement français. Naturellement la France fait partie de l'Union européenne mais la vie des partis politiques c'est une chose, et les responsabilités gouvernementales c'en est une autre. Je suis venu dire ici des choses extrêmement simples : la France considère de façon tout à fait nette et précise que la Turquie a vocation à faire partie de l'Union européenne. Ce n'est pas nouveau, mais c'est vrai qu'aujourd'hui la question vient sur la table parce qu'on parle de l'adhésion des pays d'Europe centrale et d'Europe orientale. Donc je peux dire très clairement, non seulement aux dirigeants turcs mais aussi au peuple turc, que la Turquie a vocation à participer à l'Union européenne le moment venu, quand elle est prête.
Q. : Vous parlez de partis, mais le chancelier Kohl est à la tête du gouvernement allemand et a un poids très important dans l'Union européenne…
R. : Si vous voulez demander l'avis du chancelier Kohl, allez l'interroger.
Q. : Ma question est autre. Est-ce que vous pensez qu'il y a un risque que l'Union européenne devienne en quelque sorte un club de chrétiens et comment pourrions-nous faire pour lutter contre cela ?
R. : Certainement pas. Nous, nous ne pouvons même pas imaginer cela puisqu'en France, il y a quatre millions de musulmans. Il y a, en France, la plus grande communauté musulmane de tous les pays européens et nous vivons très bien : nous n'avons aucun problème parce que nous avons un principe qui est le même que le vôtre depuis Atatürk, c'est-à-dire celui de la laïcité. Il y a l'État d'un côté, la religion de l'autre : la religion est une affaire privée, la vôtre, la mienne, celle de chacun de ceux qui nous écoutent qui sont les uns chrétiens, les autres musulmans, les autres bouddhistes. Ce ne sont pas les affaires de l'État. C'est ainsi en France, ça marche bien, il n'y a pas de problème. Je vous répète que nous avons quatre millions de musulmans en France qui, je crois n'éprouvent aucun problème.
Q. : C'est la position de l'État. Ceci dit, nous avons été extrêmement bouleversés par les actes de terreur qui ont eu lieu en Hollande et en Allemagne contre des citoyens turcs. Il y a une montée de racisme et il y a également une montée de nationalisme, même dans votre pays, avec le Front national de M. Le Pen. Est-ce que les gouvernements font assez pour lutter centre ce racisme ?
R. : En France, oui. Sans aucun doute. Le gouvernement français, je le sais, lutte contre cela, le gouvernement allemand et le gouvernement néerlandais aussi. Mais il faut bien comprendre que nous devons avoir une politique d'immigration ferme. La France a une politique très sage : les immigrés qu'elle a accueillis, elle est prête à les intégrer et elle leur donne volontiers toutes les possibilités d'intégration. En même temps, nous avons une politique ferme de lutte contre l'immigration clandestine. Ce ne sont pas des Turcs qui sont concernés, ce sont les ressortissants d'autres pays, notamment des pays du Sud de la Méditerranée. Nous avons une politique ferme, mais ceux qui sont là, ceux que nous avons accueillis, nous nous efforçons de bien les accueillir. C'est cette fermeté qui est la meilleure protection possible contre la montée de ces incidents en effet tragiques et très malheureux et qui causent ici naturellement, je le comprends bien, beaucoup d'émotion, beaucoup de peine et même de scandale et qui, croyez-le bien, causent autant d'émotion et autant de scandale chez nous, en Europe.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec la chaîne « SHOW-TV » (Ankara, 3 avril 1997)
Q. : Monsieur le Ministre, d'après ce que vous nous avez dit, si j'ai bien compris, la France a proposé de mettre la Turquie sur la liste des onze comme la douzième, pour participer à la conférence permanente européenne, accepter d'être dans l'antichambre avec les autres et participer au mécanisme pour préparer les candidats. Est-ce que j'ai bien compris ?
R. : Oui, je crois que vous avez compris. L'essentiel de ce qu'il faut noter c'est d'abord que nous considérons que la Turquie a vocation à adhérer à l'Union européenne.
Q. : C'est déjà acquis.
R. : Oui, mais apparemment il y avait des discussions et des doutes en Turquie même parce qu'il y a l'arrivée des pays d'Europe centrale et orientale. Comment ces pays peuvent-ils y avoir accès ? C'est le mécanisme de cette Conférence permanente européenne. C'est une idée française, c'est moi qui l'ai proposée. Il a été convenu qu'elle serait créée par nous. Nous, les Français, nous disons qu'il faut mettre la Turquie autour de la table de cette Conférence européenne puisque c'est la table de ceux qui ont vocation à adhérer à l'Europe.
Q. : Je vais être plus précis. Vocation d'accord, participation à cette Conférence, ça veut dire non pas onze plus un, mais douze.
R. : Ce sont des subtilités qui m'échappent complètement, mais douze si ça vous va. Il n'y a pas de réticences de la part de la France, c'est ça qu'il faut bien garder présent à l'esprit.
Q. : Est-ce que vous êtes assez puissants pour faire passer ces idées, est-ce que vous pouvez convaincre les Allemands ?
R. : J'ai le sentiment qu'il y a maintenant en Europe un accord général sur cette idée, mais nous allons voir comment cela va se passer. En tout cas, sachez que la France sera l'avocat de cette idée de façon très claire. Je ne crois pas qu'il y ait d'hostilité de quiconque.
Q. : Est-ce que vous croyez que si l'Allemagne s'oppose à une idée en Europe, cette idée peut être acceptée ?
R. : Vous savez, la France et l'Allemagne, sont deux pays devenus très amis. Nous ne l'étions pas autrefois. Nous avons fait en cinquante ans un travail formidable. Je ne connais pas de problème ou de question importante dont nous n'ayons pas discuté sans parvenir à un accord, parce que c'est ainsi que nous sommes. Nous ne sommes pas toujours d'accord sur tout, mais nous discutons et nous finissons toujours par nous mettre d'accord parce que nous sommes deux très bons amis.
Q. : L'amitié c'est une chose, mais dès qu'on commence à parler de l'entrée de la Turquie, les Allemands sont très réticents. Pourquoi à votre avis ?
R. : Je ne sais pas, je n'ai pas entendu des tels propos. Posez-leur la question. Moi, je défends l'avis de la France et je crois pouvoir vous dire que cet avis sera partagé par les pays de l'Union européenne. En tout cas, la France va y travailler parce que la France se considère comme l'amie de la Turquie. Nous voulons développer nos relations bilatérales et nous voulons que vous puissiez voir consacré cet objectif d'adhésion à l'Union européenne.
Q. : Vous avez dit qu'il n'y a pas de préconditions, mais tout de même, il y a des conditions.
R. : Comme pour tout le monde, parce qu'on ne peut pas entrer dans l'Union européenne comme cela. C'est un mariage. Quand on se marie, on vérifie quand même que le fiancé est d'accord.
Q. : Oui, mais nos fiançailles ont duré trop longtemps et on va commencer à se demander si le marié a changé d'idée.
R. : Non. Il n'a pas changé.
Q. : Vous avez énuméré les critères politiques, les critères économiques, etc. Corrigez-moi si j'ai tort, vous parlez de la question chypriote, du problème kurde, des Droits de l'Homme et bien sûr de la situation économique. Est-ce bien cela ?
R. : Oui, probablement. Mais cette question elle se pose de la même façon pour la Pologne-ou à la République tchèque…
Q. : Est-ce que ce sont des critères que la Turquie aussi doit remplir ?
R. : Oui, sans doute. Nous n'en avons encore jamais parlé avec la Turquie.
Q. : Qu'est-ce qui peut empêcher de manière certaine la candidature de la Turquie ? Par exemple, une intervention des militaires que nous sommes en train de discuter chez nous ?
R. : Vous pensez bien que je ne vais pas prendre parti dans les débats politiques turcs.
Q. : Je ne vous parle pas de la Turquie. Je vous pose la question : est-ce qu'un pays peut devenir membre de l'Union s'il est gouverné par des militaires ?
R. : J'ai assez de problèmes à résoudre avec ceux que j'ai sur la table pour ne pas vous demander de m'en chercher d'autres qui n'existent pas.
Q. : Maïs c'est une supposition.
R. : C'est pour ça que ce n'est pas un sujet à résoudre.
Q. : La réponse c'est que vous ne voulez pas répondre.
R. : Ce ne sont pas des problèmes actuels, ce ne sont pas des problèmes réels. Interrogez-moi sur les choses de la vie et je vais vous répondre.
Q. : Ce sont des choses de la vie pour la Turquie, des choses très importantes. C'est pour cela que je vous ai posé la question. Est-ce que c'est la première fois que vous voyez le chef d'état-major quand vous visitez un pays ?
R. : Cela m'arrive de rencontrer des dirigeants politiques, civils, militaires, dans ces circonstances. Je vais vous donner un exemple : j'ai reçu l'autre jour, au ministère des Affaires étrangères à Paris, le chef d'état-major de l'armée chinoise. Personne n'a trouvé cela bizarre. Il était en visite à Paris, à l'invitation de mon collègue, le chef d'état-major de l'armée française. Il a demandé à me voir, j'ai parlé avec lui. Nous n'avons pas parlé des choses militaires mais de la Chine, parce qu'il s'intéresse à la Chine et moi aussi. Et là, nous avons parlé de la Turquie.
Q. : J'ai vu beaucoup de ministres des Affaires étrangères français qui sont venus ici et jamais je n'ai eu l'occasion d'en voir un parler avec l'état-major.
R. : Eh bien, avouez que je suis différent des autres.
Q. : Était-ce pour sentir ce que l'on pense du côté du pouvoir ?
R. : Je le répète, la France a un vrai sentiment d'amitié pour la Turquie. J'ai été frappé ici que tous mes interlocuteurs m'aient exprimé cette amitié de la Turquie pour la France. J'en ai été très touché et je crois que c'est un aspect très important dans la vie des relations internationales, l'amitié c'est une chose qui compte. Il y a entre nos deux peuples des liens très profonds, très anciens et très intenses. J'ai l'intention de continuer à les développer.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec « Radio France Internationale » (Ankara, 3 avril 1997)
Q. : D'abord un petit mot sur le début de votre voyage, une tournée caucasienne, après laquelle vous avez fait des déclarations plutôt optimistes. Est-ce que cela reflétait le sentiment de vos interlocuteurs ?
R. : Le processus, en Arménie et en Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabakh, est désormais placé sous la responsabilité des trois nouveaux co-présidents de la Conférence de Minsk, c'est-à-dire la Russie, qui y est de façon permanente, les États-Unis et la France. C'est donc le moment de donner une nouvelle impulsion puisque vous avez là les plus grandes puissances du monde et des puissances européennes. Tout cela crée des éléments positifs et il faut saisir cette opportunité pour aller de l'avant. J'ai eu le sentiment qu'aussi bien à Erevan qu'à Bakou il y avait un réel désir d'en sortir. Je ne méconnais pas pour autant qu'il y a encore beaucoup de difficultés dans la zone. Donc c'est un problème qui, je l'espère, va entrer maintenant dans une phase décisive et j'ai bien dit à tous mes interlocuteurs qu'il fallait agir maintenant avec une forte volonté politique et de l'audace.
Q. : Pour en revenir à votre venue ici, en Turquie, quel est le sentiment sur cette question du Nagorny-Karabakh et principalement des Turcs qui sont, eux, plutôt du côté des Azéris mais relativement méfiants, qui ne s'engagent pas trop ?
R. : La Turquie a des relations étroites avec l'Azerbaïdjan. On peut le comprendre, ce sont des pays qui sont à tous égards très proches l'un de l'autre. Et en même temps, la Turquie s'efforce d'avoir des relations de bon voisinage avec tous ses riverains et l'Arménie est l'un de ceux-là. Vous savez que la frontière entre l'Arménie et la Turquie est fermée, au moins officiellement, et je crois qu'il y a le désir des Turcs de rétablir des relations de bon voisinage. La Turquie est un élément d'apaisement et d'incitation à la modération de part et d'autre. C'est utile.
Q. : Concernant l'Europe maintenant, qu'avez-vous pu dire à Mme Ciller pour la rassurer un petit peu plus ?
R. : La question qui se pose est de savoir si la Turquie peut être considérée comme un pays ayant une vocation à adhérer à l'Union européenne. Sur cette question, en réalité, l'affaire a été tranchée il y a très longtemps, puisque dans l'accord d'association entre la Turquie et l'Europe qui date de 1963, il y a un article, l'article 28, qui le dit expressément. La position française est celle de la continuité. Nous devons maintenir cette position : la Turquie a vocation à adhérer à l'Union européenne dès lors qu'elle en remplira les critères, comme tous les autres, sur les mêmes bases, sur un pied d'égalité, selon une appréciation objective des choses.
Quels sont ces critères ? Ce sont des critères politiques. Est-ce que les institutions sont en conformité avec les normes européennes ? Ce sont des critères qui touchent à l'État de droit : est-ce que les normes juridiques appliquées sont les mêmes que celles qui ont cours dans les pays européens. Des critères de niveau de développement économique, d'organisation de l'économie de marché. Ce sont aussi des critères très importants qu'on voit beaucoup en Europe centrale et orientale, et dont l'essentiel concerne la question des minorités ou h question des conflits, des tensions ou des difficultés avec les voisins. Il y a beaucoup de cas où ces problèmes sont aigus. Tout cela parce que l'Union européenne est un ensemble de nations qui partagent un même idéal et qui veulent travailler ensemble de façon très calme, main dans la main. Dès lors, il ne s'agit pas de faire entrer dans l'Union européenne un pays qui aurait des problèmes avec ses voisins. Il faut d'abord qu'il les règle. Nous sommes d'avis que ces critères s'appliquent à tous, s'appliquent à la Turquie également, et doivent être appliqués de façon objective, c'est à dire égale pour tous. Il faut placer la Turquie sur une position égale et il faut lui confirmer cette perspective qui est la sienne, à laquelle elle tient beaucoup, de pouvoir nous rejoindre.