Texte intégral
Stéphane Paoli : Combien de lectures de la loi sur les 35 heures existe-t-il ? Alors que le Medef ne veut pas de cette loi, le partenariat social s'applique-t-il à ce qui constitue la réorganisation la plus importante du travail et du temps qui y est consacrée ? Les salariés sont-ils partie prenante à ce débat et sont-ils les acteurs du changement ? La représentativité des grands syndicats est-elle à la mesure de ce bouleversement social ?
Mme N. Notat, un petit mot d'abord. Je vous voyais sourire en écoutant D. Bromberger, il n'empêche qu'il nous dit des choses assez pertinentes sur la journée d'hier.
Nicole Notat : Oui, je trouve que son propos avait un côté très caustique. Mais j'ai du mal à penser, un petit peu, qu'il n'est pas fondé.
Stéphane Paoli : Oui, mais « lutte des classes » , est-ce que c'était une journée de lutte des classes, est-ce que le Medef menait une action politique ?
Nicole Notat : La lutte des classes vous savez, ce n'est pas d'abord une affaire politique. La lutte des classes c'était une opposition entre les tenants du capital, les tenants de la propriété de l'entreprise et ceux qui faisaient, qui assuraient le travail. Donc c'était plutôt entre les patrons et les salariés. De ce point de vue-là, hier, on a pu voir, effectivement une espèce d'écho, de retour dans les représentations. Je crois que, dans les faits, dans la réalité des entreprises, les choses ont évolué.
Stéphane Paoli : La CFDT a mené une enquête là-dessus, parlons des principaux concernés, les salariés : on ne les-entend pas beaucoup.
Nicole Notat : Oui et c'est la raison pour laquelle, dans cette cacophonie, dans ce moment, il faut bien le dire, un peu de confusion prédomine. Mais je crois qu'il est normal, à l'occasion d'un débat parlementaire que des positions différentes s'affirment, que des visions, des uns et des autres puissent être entendues. Tout cela me paraît normal. Mais je crains que la politisation excessive du débat social ne nuise finalement à l'efficacité des décisions qui doivent être prises. Et c'est la raison pour laquelle, dans ce contexte un peu troublé, nous avons, nous, souhaité finalement faire entendre la parole des salariés. Faire connaître le point de vue de ceux qui sont déjà passés aujourd'hui aux 35 heures, voire moins, et qui ont un avis à donner sur ce qui s'est passé pour eux, pour ce qui s'est passé pour l'emploi et puis pour ce qui s'est passé pour leur entreprise aussi.
Stéphane Paoli : Mais vous êtes quand même la CFDT, vous avez été l'un des acteurs de cette mise en place des 35 heures, vous avez beaucoup défendu le projet : vous êtes donc juge et partie dans l'enquête. Comment peut-on considérer que votre enquête soit l'expression, réelle de ce que pensent les salariés ?
Nicole Notat : Nous avons fait de nos responsables des enquêteurs sociaux et nous l'avons fait sous le contrôle d'un comité scientifique qui nous a aidés à construire cette enquête, qui nous a aidés à la réaliser dans des conditions qui ne peuvent pas être contestables au regard des méthodes classiques de l'enquête, et qui aujourd'hui nous aident, y compris dans le dépouillement et dans le caractère « scientifique » entre guillemets, en tout cas « objectif » de ce que nous mettons aujourd'hui en évidence. Et je défie quiconque de dire aujourd'hui que cette enquête, au motif qu'elle est celle d'une organisation syndicale, serait moins pertinente, serait moins juste, serait moins honnête qu'une enquête scientifique, qu'une enquête du ministère du Travail ou qu’une enquête d'un organisme patronal !
Stéphane Paoli : Quel est le visage de cette enquête, quel est le visage du salarié. Est-ce que c'est l'expression de ce que D. Bromberger appelait à l'instant, « une exception française » ?
Nicole Notat : Non, ou alors ils sont une « autre exception » dans les exceptions. Les salariés qui sont passés aujourd'hui à la réduction de la durée du travail nous disent quoi ? Ils nous disent : « Oui, la réduction de la durée du travail, elle est réelle pour nous » Ils nous disent ensuite : « Finalement, c'est vrai, avec les nouveaux horaires, oui je travaille autrement, je ne travaille pas forcément avec les mêmes horaires d'une semaine à l'autre. Je ne travaille pas forcément avec les mêmes horaires d'un mois ou d'une période de l'année à l'autre. Mais au total j'en suis content. » A 70 %, ils nous disent ça. Qu'est-ce qu'ils nous disent aussi ? Ils nous disent, qu'avant un accord, avant de rentrer dans cette dynamique-là, ils ont peur, ils sont inquiets, ils sont sceptiques. Et, une fois que s’est réalisé, qu'ils ont adhéré à cette réalité, ils nous disent : « Un des résultats, qui est visible et qui nous plaît, c'est l'emploi. » « Et de surcroît, nous disent-ils à 70 %, les entreprises dans lesquelles on est - c'est leur avis à eux - finalement elles se portent aussi bien, ou mieux. » Alors, quand vous entendez ça et que vous entendez, hier, le Medef dire avec force : « C'est une erreur, c'est une horreur. » Quand vous entendez aussi d'autres points de vue qui veulent durcir la loi, qui veulent finalement peut-être contraindre davantage les négociateurs, nous, nous pensons que c'est une erreur. Nous pensons qu'il faut donner à la loi son caractère d'encadrement, qu'il faut qu'elle reste ferme sur son objectif et que la négociation est franchement la pièce-maîtresse de la réussite de la loi.
Stéphane Paoli : Hier soir le Téléphone Sonne sur l'antenne de France Inter était consacré à l'enjeu de ces 35 heures. On a entendu toutes sortes de témoignages, y compris ceux de patrons. Certains d'entre-eux disaient : « On n'est pas contre les 35 heures, on est contre la mise en place autoritaire au 1er janvier 2000 des 35 heures, parce qu'on n'a pas le temps de négocier, on n'a pas le temps de discuter. » Qu'est-ce que vous dites de cela ?
Nicole Notat : Je remarque que, d'une certaine manière, c'est une évolution du discours patronal. Cela fait quand même quelques années, vous l'avez dit, qu'à la CFDT on se préoccupe de la réduction de la durée du travail. On a commencé à discuter de cela avec le patronat, je me souviens en 95, il y a longtemps. On a même signé un accord interprofessionnel. C'est J. Gandois à l'époque, qui osait dire - c'était quasi-révolutionnaire et c'est presque passé inaperçu : « Il y a des problèmes de mutation du travail, les conditions de travail changent, l'emploi est un problème majeur, alors mettons-nous autour d'une table, discutons de l'évolution des entreprises en terme d'organisation du travail, d'évolution des horaires. Mais mettons l'emploi et la réduction du temps de travail au centre de ces négociations. » Résultat de l'opération, peu d'accords de branches derrière cet accord interprofessionnel. Puis est venue la loi de Robien. La loi de Robien, ce n'était pas une loi autoritaire, ce n'était pas une loi qui imposait à tous les patrons de passer aux 35 heures à une date donnée, mais rappelez-vous les positions du CNFP à l'époque ! C'était l'horreur ! Donc à un moment les patrons ont été contre l'idée de la réduction de la durée du travail et pas seulement au nom d'une loi qui l'imposait.
Stéphane Paoli : Oui, mais beaucoup y sont passés. Quand ils y passent c'est grâce à quoi : grâce au temps, à la réflexion ?
Nicole Notat : Ils ne se rendent pas compte tout simplement que cela peut être bon pour leur entreprise d'échanger une modernisation de leur entreprise. Pourquoi voulez-vous que nous soyons personnellement opposés à des entreprises performantes, à des entreprises qui se développent, à des entreprises qui produisent de la richesse et donc de l'emploi ? Nous avons tout à y gagner en tant que salariés ! Donc nous leur disons : « Oui, on fait ça, mais en échange, s'il vous plaît, Messieurs, préoccupez-vous de l’emploi. » Et la réduction de la durée du travail, c'est le moyen de se préoccuper de l'emploi et de la qualité de vie des salariés, et du recul de la précarité et de faire en sorte que les salariés ne sont pas taillables et corvéables à merci, au motif qu'il faut changer. Oui, il faut changer, mais pas dans n'importe quelles conditions pour les salariés.
Stéphane Paoli : On a les deux termes de la parenthèse : hier on avait le Medef d'un côté, on avait la CGT de l'autre. Vous êtes où au milieu de tout ça, car vous demandez du temps. Quand vous demandez à Mme Aubry : « Laissez-nous un peu de temps » , qu'est-ce que vous lui dites en réalité par rapport à cet enjeu des 35 heures ?
Nicole Notat : Vous avez vu qu'on est - et qu'on va continuer à être à partir d'aujourd'hui dans une campagne que l'on va développer - du côté des salariés pour dire, faire connaître aux salariés : « Oui, cela marche. Ceux qui y sont passés sont contents, regardez pourquoi ils sont contents. » C'est la meilleure démonstration. Et passez, vous aussi, maintenant du scepticisme à l’adhésion, battez-vous dans vos entreprises pour que l'on se mette autour d'une table et qu'on passe à la négociation. Donc ce n'est pas seulement du temps qu'il faut. C'est bien évidemment du temps, parce que pour négocier, on l'a vu, ces accords-là, qui donnent ces résultats, ce sont des accords qui ont pris à peu près entre 6 et 9 mois de temps de travail aux négociateurs. Et surtout, s'ils ont des résultats, ces accords-là, ce n’est pas le fait du hasard, moi j'y vois la marque d'une action syndicale. J'y vois la marque de négociateurs qui ont été très vigilants sur les contreparties qu'ils échangeaient avec ce que l'entreprise demandait. Et je vois des négociateurs - ça c'est notre intention et c'est notre volonté aujourd'hui - nous suivons les accords. Quand un accord est signé, il y a déjà beaucoup de travail de fait, mais tout commence, parce que c'est là que les salariés vont subir les résultats, les répercussions. Il faut savoir comment ils le vivent, ajuster, Il faut se remettre autour d'une table si les choses ne vont pas toujours bien.
Stéphane Paoli : Dans le projet de Mme Aubry, dans la deuxième loi, on lit qu'il y aura un référendum obligatoire, s'il n'a pas d'accord conclu par des syndicats majoritaires. Est-ce que les syndicats ne sont pas en train, d'un certain point de vue, de se faire un peu déborder par cet aspect de la loi ?
Nicole Notat : Je ne sais pas si c'est se faire déborder. C'est assez paradoxal, là encore. C'est, d'une certaine manière, ne pas faire confiance aux négociateurs pour aller chercher un verdict des salariés. La consultation des salariés, le référendum à la CFDT, on connaît, et on aime ça quand on le maîtrise, parce qu'on ne fait pas de bons accords sans accord, sans avis des salariés. D'ailleurs j'ai écrit au Premier ministre sur cette question-là. Il y a un problème de forme dans cette loi qui est que, fort justement, elle continue à dire : « Les accords de réduction de la durée du travail, il faut qu'ils soient conclus, il faut un accord pour avoir les aides de l’État.« Mais, comme il n'y a plus de pourcentage aujourd'hui, la loi dit : « Il y a obligation de négocier l'emploi et il y a obligation dans l'accord de voir le résultat en impact d'emplois. » Or, j'ai l'impression que le Gouvernement donne aux salariés le pouvoir de dire si cette articulation-là a été bien respectée. Or, ça, ce n'est pas le boulot des salariés ! Et puis même, ce n'est pas sûr que les salariés voient comme premier intérêt à un accord le nombre de créations d'emplois. Donc l’État ne remplit pas ses obligations : c'est à lui de garantir aujourd'hui qu'il y aura bien une articulation entre le fait qu'il y a une négociation sur les 35 heures, qu'il y a un accord et qu'il aura un effet sur l'emploi.
Stéphane Paoli : Que reste-t-il du partenariat social, ce matin ? Le Medef hier disait : « Si vous faites passer cette loi nous, on sort du système », vous, vous nous dites en ce moment : « Attention que l’on ne nous fasse pas des court-circuit entre les salariés et les chefs d'entreprises. » Quid du partenariat social ?
Nicole Notat : Je crois qu'il est malmené. Je crois qu'il faut y faire très attention. Car il n'y a pas de bonnes réponses aux questions sociales, sans que les parties en présence prennent leurs affaires en main, décident - et parfois dans la confrontation, dans l'adversité pour arriver à des solutions qui sont acceptables par les uns et par les autres. On ne négocie pas sans avoir un partenaire en face de soi. Donc, il faut relativiser. Le Medef met aujourd'hui en évidence, très fortement : « Attention, on ne sera plus là », etc. C'est aussi ce qu'il avait dit après la première loi Aubry. Fort justement aujourd'hui ils disent : « Mais nous avons 117 accords de branches. » C'est vrai que cela a été la surprise. Ils ne voulaient pas négocier, finalement ils ont négocié. J'ai envie de dire au Medef aujourd'hui « Bon, OK, tout ça c'est la réalité, vous avez fait votre journée de protestation. Et maintenant ? » Et maintenant passons peut-être aux choses sérieuses !