Texte intégral
Politique internationale : Monsieur le ministre, voilà un peu plus de six mois que vous dirigez notre diplomatie. Quels sont les dossiers précis qui vous semblent appeler une nette réorientation, voire une rupture, par rapport à la période précédente ?
Hubert Védrine : Je ne suis animé par aucune volonté de rupture a priori, mais cela n’exclut aucune réorientation. Mon objectif est d’abord de mieux adapter les méthodes de notre politique extérieure au monde dans lequel nous vivons. Il nous reste un long chemin à parcourir pour adapter les mentalités et l’efficacité de notre diplomatie. On ne tient pas encore assez compte dans notre pays, du caractère global, ultra-compétitif du monde actuel. On oublie trop que les éléments de statut, de puissance ou de prestige que nous avons hérités de notre histoire, ancienne ou récente, sont banalisés ou relativisés depuis 1989, qu’il n’y a plus pour aucun pays de statut diplomatique protégé. Aujourd’hui, les questions qui se posent à notre diplomatie sont : comment doit s’exercer notre influence dans ce monde global, dans les multiples relations bilatérales, dans les enceintes multilatérales de plus en plus importantes, notamment au sein des institutions européennes ? Et de quelle façon poursuivre cette construction de l’Europe, de manière à ce que cela soit pour nous un multiplicateur, et non un réducteur d’influence ? Quelle est la bonne politique à l’égard d’une superpuissance amie, mais animée de tentations hégémoniques, comme les États-Unis ?
Politique internationale : Est-ce à dire, encore une fois, qu’aucun secteur de notre politique étrangère ne mérite, aujourd’hui, un net changement de cap ?
Hubert Védrine : Aucun par a priori ou dogmatisme ; tous potentiellement par nécessité de s’adapter à des réalités nouvelles, tout en tenant compte de la continuité historique, géographique, politique, des engagements pris, des traités, de la cohabitation. Mais ne vous méprenez pas sur ma réponse : on s’apercevra sans doute avec un peu de recul que, dans tel ou tel domaine, notre action aura substantiellement infléchi les lignes antérieures.
Politique internationale : La définition d’un accord entre le Gouvernement et le Président de la République s’est-elle révélée vraiment problématique dans certains cas ?
Hubert Védrine : Jusqu’à présent, non. L’élaboration d’une position commune en matière de politique internationale, à l’intérieur de tout gouvernement, est toujours un processus alchimique. Même en dehors des périodes de cohabitation, le président, le Premier ministre et les ministres des affaires étrangères ne réagissent pas automatiquement de la même façon au point de départ. Il y a donc en permanence un ajustement, entre les personnalités et les intérêts, arbitrés au bout du compte par le Premier ministre, et le chef de l’État. La cohabitation n’est jamais, de ce point de vue, qu’un cas particulier d’un problème plus général. J’ajoute que la France a déjà connu deux expériences de cohabitation, que la plupart des autres pays occidentaux connaissent des gouvernements de coalition et qu’aux États-Unis, l’administration est obligée de discuter, pratiquement 24 heures sur 24, avec le congrès. Quant au poids de l’opinion des sondages et des médias, il s’exerce partout.
Je ne cherche pas à aborder par ce biais le débat constitutionnel sur la cohabitation. Je relève simplement qu’en France, depuis juin 1997, nous avons réussi à élaborer des positions communes sans véritables difficultés, notamment parce que le président a tenu compte de ce que voulait le Gouvernement, comme celui-ci a tenu compte de la volonté du président, cela pour défendre aux mieux nos intérêts dans le monde.
Politique internationale : On a parfois évoqué le « déficit démocratique » qui marquerait, en France, la prise de décision en politique étrangère. Êtes-vous favorable à ce que l’on y associe le Parlement de manière plus intime ?
Hubert Védrine : Il me semble que c’est plutôt à propos de la construction de l’Europe, qu’à tort ou à raison, certains ont déploré un « déficit démocratique ». Mais cela ne peut plus se dire de la même façon après le référendum de Maastricht. Quoi qu’il en soit, je suis Montesquieu sur ce point : les responsabilités et le rôle des différents pouvoirs doivent rester clairement distingués. Plus d’information et de consultation, oui la « codécision », non.
Politique internationale : N’y a-t-il pas néanmoins une insuffisance d’explication envers l’opinion publique ?
Hubert Védrine : Parfois, oui, parfois c’est plutôt l’inverse. En matière de communication, il faut tenir compte de l’émetteur, du récepteur, du vecteur et du message. Souvent, un sujet sur lequel tel ou tel gouvernement est réputé ne pas avoir communiqué, a été évoqué des centaines de fois ! Exemple typique : le prétendu déficit d’explication sur l’Europe. Y a-t-il un seul sujet sur lequel les gouvernements se soient plus exprimés ? Il n’empêche pourtant que « les gens » se plaignent « qu’on ne leur explique rien ». C’est donc qu’ils veulent dire autre chose : qu’ils ne sont pas convaincus, ou entièrement rassurés. Il arrive aussi que les pouvoirs publics s’expliquent mal, dans une langue amphigourique ou de bois. Il manque parfois une pédagogie sincère, directe, dynamique. Ceci est aggravé par le fait que les Français d’aujourd’hui éprouvent une réelle difficulté, une sorte de gêne à situer leur pays dans le monde tel qu’il est. Voyez nos contorsions sur les notions de « grande puissance » ou de « puissance moyenne ». Pour moi, la France est, juste après les États-Unis, une des six « puissances d’influence mondiales ». Malheureusement, il n’y a de consensus ni sur ces faits, ni sur ces mots. La nostalgie pèse sur tous nos débats, sur toutes les « explications » et, partant, sur la perception de toute politique étrangère qui ne peut s’inscrire, elle, que dans le monde réel.
Politique internationale : Lorsque vous entendez parler de la politique arabe de la France, quelle est votre réaction ? Ne vaudrait-il pas mieux évoquer les politiques arabes de la France ? N’aurions-nous pas intérêt à nous adosser aux pays arabes modérés plutôt que, comme ce fut souvent le cas, à la Libye, à la Syrie, à l’Irak et à tels ou tels autres États à la réputation brouillée ?
Hubert Védrine : Permettez-moi de reprendre votre remarque sur les pays arabes modérés. La France entretient depuis Mitterrand, et jusqu’à aujourd’hui, des rapports extrêmement bons et étroits avec l’Égypte, ce qui n’avait jamais le cas auparavant. Avec le Maroc, ils sont excellents. De même, avec la Tunisie, nos relations ne cessent de s’améliorer, à mesure que ce pays évolue. Le dialogue avec la Jordanie qui était, lui aussi, extrêmement faible dans le passé, a pris de la consistance depuis les années 80.
Pour revenir à votre question initiale, je pense que le terme « politique arabe » peut prêter à confusion. S’il s’agit d’avoir des relations actives avec « les pays arabes », et d’autre part, prendre en compte la dimension arabe des problèmes globaux, alors cette politique est justifiée de la part de la France. Mais si l’on entend par là que la France devrait avoir une seule politique arabe globale et indifférenciée, et soutenir les points de vue arabes, quoi qu’il arrive, cela ne serait ni justifié, ni praticable. Ne serait-ce que parce que les problèmes des arabes sont très divers, qu’il y a des conflits interarabes, et que nous devons tenir compte, à côté de nos liens étroits avec les Arabes, des autres dimensions de notre politique étrangère.
Politique internationale : Le temps où notre diplomatie arabe donnait à des États « durs » tels l’Irak, la Syrie ou la Libye, une place que leur politique ne justifiait pas toujours est, dites-vous, révolue. Vous en réjouissez-vous ?
Hubert Védrine : Je ne vois pas les choses comme vous sur ce point. Quand y a-t-il eu une préférence pour les États arabes « durs » par principe ou en tant que tels ? Cela ne s’est pas passé ainsi. L’Irak, par exemple, n’était pas dans les années 70 ce qu’il est devenu après l’invasion du Koweït. C’était un État pétrolier important, conduisant une politique moderniste réelle dans plusieurs domaines et qui est même apparu à un moment comme un rempart face à l’Iran de Khomeiny. Dans ce contexte, notre coopération avec ce pays n’était pas absurde. De même, la France devait bien avoir une politique syrienne, pour continuer à jouer un rôle utile au Liban. Lorsqu’on veut avoir une vraie politique de puissance, # et ce n’est pas dans cette revue qu’on va feindre de s’indigner de ce concept #, il ne faut s’interdire a priori aucune relation, aucun contact. Tout en restant vigilants. Comme quand l’Union européenne a renvoyé en novembre dernier ses quinze ambassadeurs à Téhéran. Quant à la Libye, elle a été à un moment donné une composante du problème tchadien. Fallait-il ignorer ce fait, tout en la contenant avec succès ? Pour résumer, il me paraît honnête de dire que notre politique à l’égard de ces pays arabes que vous appelez « durs » n’a pas répondu dans le passé à je ne sais quel engouement loufoque, mais à des nécessités géopolitiques précises.
Politique internationale : En septembre dernier, vous avez, d’une manière assez flamboyante, dénoncé la politique arabe de M. Netanyahou. Mais, historiquement, n’est-ce pas Nixon l’anticommuniste qui a noué des relations avec la Chine de Pékin ? N’est-ce pas De Klerk, pur produit de l’Establishment pro-apartheid, qui a démantelé l’apartheid ? N’est-ce pas Begin-le-faucon qui a conclu la paix avec l’Égypte ? En un mot, les durs ne sont-ils pas souvent de meilleurs négociateurs que les colombes ?
Hubert Védrine : La France serait enchantée que, dans le cas particulier que vous évoquez, ce principe se confirme !
Politique internationale : Votre intuition vous incite-t-elle à penser qu’il peut se confirmer ?
Hubert Védrine : Nous l’espérons ; nous y travaillons.
Politique internationale : Est-ce à dire qu’elle est acceptable d’une façon générale ?
Hubert Védrine : D’une façon générale, non. Mais cela a été vérifié en certaines occasions, par exemple avec le général Rabin qui était intransigeant quant à la sécurité d’Israël. Cela lui permettait de dire : « Je signe cet accord, non pas de gaieté de cœur mais parce que l’intérêt du pays, y compris sur le plan de la sécurité, est de s’engager dans ce processus ». Pour ce qui concerne M. Netanyahou, les interrogations demeurent… À part, la signature des Accords d’Hébron, tout ce qu’il a fait depuis des mois a plutôt compliqué – et hypothéqué – l’avenir du processus de paix. De ce fait, dans la plupart des pays, y compris aux États-Unis, se manifeste depuis mars 1997, une inquiétude critique plus grande qu’à l’accoutumée.
Politique internationale : À trop privilégier les thèses défendues par la partie palestinienne, ou à trop dénoncer les excès, même justifiés, de la diplomatie israélienne, Paris ne s’interdit-il pas de facto, d’être accepté comme « puissance médiatrice » par les Israéliens ?
Hubert Védrine : Je ne reconnais pas la diplomatie française dans votre description. Des accords ont été signés, des engagements ont été souscrits par Israël. Pourquoi le fait de le rappeler, si nous pensons que c’est la bonne solution que de les respecter, rendrait impossible notre dialogue avec les Israéliens ? Mes déclarations, puis mon voyage sur place ont montré qu’un dialogue politique amical était nécessaire et intéressant, et parfaitement compatible avec la franchise. C’est encore ce qui s’est passé quand Benjamin Netanyahou a été reçu à Paris, début décembre, par le Président Chirac et par Lionel Jospin. Mais pour autant, nous ne cherchons pas à être une « puissance médiatrice », notre rôle est différent.
Politique internationale : Comment relancer le processus ?
Hubert Védrine : Un processus de paix conduisant à une solution équitable est la seule réponse de fond et durable, à la question de la coexistence des peuples israéliens et palestinien. Parce que seule une solution qui répondra aux aspirations légitimes des uns et des autres, assurera la sécurité et donc la stabilité et le développement de la région. Si l’on adhère à cette vision – ce qui est désormais le cas de toutes les puissances, même de celles qui, il y a encore 20 ou 25 ans, contestaient l’existence d’un fait et, a fortiori, d’un problème palestinien –, on doit œuvrer sans relâche à la relance du processus. Comment ? Par le dialogue et la persuasion. Mais on ne peut pas aller dans le détail à la place des intéressés. Le clivage est entre volonté de relance du processus, et résignation à l’absence de processus.
Le plus regrettable, dans la ligne suivie par le Gouvernement Netanyahou au cours des derniers mois, c’est qu’il a enserré dans un nœud gordien les deux éléments que Rabin avait eu l’audace de dénouer quand il avait dit : « poursuivre le processus de paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme ; combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix ». Formule admirable, intelligente, courageuse, hélas oubliée ! À partir du moment où l’on prétend ne reprendre les négociations que lorsque la sécurité sera garantie, on fait maître de la poursuite ou non du processus de paix ceux-là mêmes qui sont déterminés à l’interrompre, qu’il s’agisse de l’assassin de Rabin ou des jeunes commandos-suicides du Hamas. Cela dit, n’insultons pas l’avenir, Benjamin Netanyahou lui-même a signé les Accords d’Hébron et se dit attaché à une solution durable…
Politique internationale : Que peut-on faire ? Que peut faire l’Europe ?
Hubert Védrine : La politique traditionnelle de la France consistait trop à se positionner à ce sujet contre les États-Unis. Quand on a des raisons sérieuses d’être en désaccord, il faut l’assumer. Mais là ? À quoi servent les attitudes de rivalité, de concurrence, d’envie ou de dépit ? J’espère que dans les autres capitales on s’en persuadera aussi. L’engagement américain dans cette affaire est indispensable ; il est souhaité que les Palestiniens eux-mêmes, par les autres Arabes, par les Européens. Lorsque les États-Unis ne sont pas assez engagés, il faut les inviter à s’engager davantage. Lorsqu’ils n’obtiennent pas les résultats escomptés, il faut les encourager à persévérer. C’est ce que j’ai fait, à chaque étape des efforts accomplis par Mme Albright. D’autant qu’il y a aussi de quoi faire, et pour les États-Unis, et pour la France et pour l’Europe !
Je pense que nous jouerons un rôle d’autant plus utile que nous aurons des objectifs clairs, une relation pragmatique avec les États-Unis, une concertation étroite avec les Russes, un dialogue soutenu avec Israël, comme avec les Palestiniens et les Arabes, tout cela en même temps. Et en gardant à l’esprit, c’est essentiel, qu’Israël est une société démocratique d’une considérable vitalité, dans laquelle on peut parler, écouter, discuter, batailler. Il faut aussi embrayer sur la machine européenne. Ce qui suppose que nous créions, à partir des réactions différentes des quinze pays et, notamment, des trois ou quatre pays clefs sur ce sujet, à un début de sensibilité commune. M. Netanyahou nous aide, si l’on peut dire, à cet égard ! L’Union européenne se concentre surtout sur l’aide aux Palestiniens afin que l’autorité palestinienne reste à flot, qu’elle demeure l’interlocuteur dont nous continuerons à penser qu’Israël ne peut pas se passer. Sauf à accepter le pire…
Politique internationale : Quelles sont, à vos yeux, les conditions concrètes de la sécurité d’Israël qui pourraient équilibrer la naissance d’un État palestinien ?
Hubert Védrine : Mais la naissance d’un État palestinien serait en soi, me semble-t-il, un élément de la sécurité d’Israël.
Politique internationale : Les Israéliens ne voient pourtant pas le problème ainsi…
Hubert Védrine : Cela dépend desquels vous parlez. Si vous parlez du gouvernement actuel, c’est certain.
Politique internationale : Les gouvernements travaillistes eux-mêmes n’ont jamais prétendu que la création d’un État palestinien était la condition de la sécurité d’Israël sans évoquer, en parallèle, les conditions techniques de cette sécurité…
Hubert Védrine : Attention, ils parlaient des deux en parallèle. Mais si vous ne parlez que de sécurité ? Les responsables travaillistes étaient arrivés, peu à peu, avec beaucoup de mérite à l’idée que la création d’un État palestinien était une condition nécessaire, bien qu’insuffisante, de la sécurité d’Israël. Bien sûr, ce processus devait, selon eux, s’accompagner de dispositions très précises en ce qui concerne la sécurité des frontières, la coopération entre les gouvernements et les services de sécurité, afin que ce petit État palestinien ne puisse pas représenter un danger. Ces deux dimensions se complétaient. Tel n’a pas été jusqu’ici le raisonnement des responsables des partis actuellement au pouvoir en Israël.
Politique internationale : Accepterez-vous de décrire le schéma de sécurité qui permettrait aux Israéliens d’accepter la naissance d’un État palestinien ?
Hubert Védrine : Non, j’estime que ce n’est pas notre rôle. Dans certains cas, les Israéliens doivent comprendre que nous pouvons avoir nos propres idées. Mais ils ont raison de considérer qu’ils sont les meilleurs juges de ce qui conditionne leur sécurité. Comme les Palestiniens les sont pour eux-mêmes. Mais sans revitalisation, du processus de paix, il nous paraît illusoire de penser que ce problème puisse être réglé. Il est évidant que si, à la fin, Israéliens et Palestiniens, veulent s’entourer de garanties et d’expertises, nous serions disponibles.
Politique internationale : Le Liban est-il, selon vous, un pays occupé ou souverain ?
Hubert Védrine : C’est un pays dont la souveraineté n’est pas en mesure de s’exercer complètement…
Politique internationale : Comment la France compte-elle concrètement contribuer au retrait des 30 000 soldats syriens présents au Liban et, plus généralement, à la « désyrianisation » du pays ?
Hubert Védrine : En contribuant, si c’est possible, à la solution des problèmes imbriqués Israël, Syrie, Liban.
Politique internationale : Les Israéliens se sont dit prêts à retirer leurs troupes du Sud-Liban sir les Syriens s’en allaient. Pourquoi ne pas mettre les uns et les autres au pied du mur ?
Hubert Védrine : Ce n’est pas aussi simple car ils ne disent pas cela. Les questions libanaises et syriennes, je le répète, sont liées. Si les Israéliens, les Syriens et les Libanais veulent trouver une solution, la France pourrait y contribuer ou la garantir. Or, chacun des trois protagonistes reconnaît que la France a, avec les deux autres, une relation qui peut lui permettre d’être utile.
Politique internationale : Pensez-vous que si les Israéliens s’engageaient à retirer leurs troupes du Sud-Liban, les Syriens les imiteraient simultanément et instantanément ?
Hubert Védrine : Non, je ne crois pas à un enchaînement aussi aisé, ni que les Israéliens puissent aller très loin dans ce sens s’ils n’obtiennent pas des garanties de sécurité, pour l’après-retrait du Golan.
Politique internationale : Voulez-vous dire que, en échange d’une formule convenable sur le Golan, Damas consentirait à relâcher son contrôle sur le Liban ?
Hubert Védrine : Je ne peux pas m’engager à la place de la Syrie ! Pour avancer, il faudrait créer une situation où le statu quo finit par présenter plus d’inconvénients que les difficultés d’un règlement.
Politique internationale : On a souvent justifié le maintien en place de Saddam Hussein par les risques d’éclatement de l’Irak. Partagez-vous cette analyse et ne trouvez-vous pas, rétrospectivement, que l’élimination de Saddam eût rendu la situation plus facile à gérer ?
Hubert Védrine : La question s’est posée en effet en ces termes pour les responsables de la coalition, en particulier américains, à la fin de la guerre du Golfe. Une fois le Koweït libéré, le Président Bush a décidé de s’en tenir là. Il a informé François Mitterrand, qui était d’accord, et Mme Thatcher, qui était partagée mais s’est ralliée à son avis. Il y avait plusieurs raisons à cette décision :
1. Les résolutions du conseil de sécurité n’avaient donné l’autorisation de recouvrir à la force, au titre du chapitre VII de la Chartes des Nations, que pour libérer le Koweït.
2. Colin Powell, le chef d’état-major américain, expliquait que si l’armée américaine allait jusqu’à Bagdad, elle risquait d’être confrontée à une guérilla urbaine de durée indéfinie.
3. Il n’existait aucun leader qui puisse être mis au pouvoir à Bagdad et qui apparaisse un tant soit peu légitime aux yeux du peuple irakien.
4. enfin, en termes géopolitiques, les dirigeants redoutaient que dans ce cas, les Kurdes irakiens ne déclarent leur indépendance, n’entraînent les Kurdes des pays voisins dans la même voie. Une déstabilisation de toute la région, voire une guerre n’aurait pas été exclue. Ajoutez à cela le risque de voie les chiites d’Irak proclamer leur autonomie, plus le jeu iranien, et les répercussions possibles dans les zones pétrolières chiites d’Arabie et vous avez toutes les raisons de la décision de 1991. On peut toujours se demander maintenant s’il n’aurait pas fallu faire autrement, mais c’est là pure spéculation rétroactive. Il faut donc considérer la situation actuelle : Saddam Hussein est toujours est toujours au pouvoir ; l’Irak est contraint par des résolutions du conseil de sécurité unanime de démanteler, sous contrôle international, ses armes de destructions massives, conséquence logique de la guerre qu’il a déclenchée au Koweït, et de son surarmement. La question n’est pas tant celle de Saddam Hussein, que celle de ce surarmement.
Politique internationale : Il n’empêche que, aux États-Unis, ce débat existe : d’aucuns préconisent une opération de déstabilisation du régime irakien, le gel des avoirs détenus par Bagdad à l’étranger, un alourdissement des sanctions. En définitive, ne pensez-vous pas que la misère du peuple irakien est moins le résultat des sanctions que du régime de Saddam ?
Hubert Védrine : Elle résulte des deux. Nul n’ignorait qu’avec ce type de régime, le peuple irakien souffrirait des sanctions. C’est pourquoi la France demande un élargissement substantiel de la résolution « pétrole contre nourriture ». J’observe, comme vous, ce débat aux États-Unis où on commence à s’interroger aussi sur la politique des sanctions en général : 42 % de la population mondiale sous le coup de sanctions américaines, quel sens cela a-t-il ? Je vois surtout dans le débat que vous évoquez la réaction ulcérée de la seule superpuissance actuelle qui trouve intolérable qu’un pays, a fortiori l’Iraq, condamné par l’ONU, ose encore la défier. Mais cette exaspération ne fournit pas forcément une alternative politique. Dans la crise déclenchée par l’absence de coopération de Saddam Hussein, puis par sa décision d’expulser les membres américains de l’UNSCOM, les États-Unis ont accepté lors de la réunion nocturne de Genève une issue politico-diplomatique. Le problème reste de mettre fin au surarmement irakien, pour pouvoir passer à un système de contrôle et de garanties à long terme, supportable par l’Irak et qui prémunisse le monde et surtout la région contre les ruptures d’équilibres. La France préconise une adaptation de l’UNSCOM.
Politique internationale : Estimez-vous que les sanctions ont eu un effet positif ?
Hubert Védrine : Plus de 6 ans après, les résolutions du conseil de sécurité ne sont pas encore complètement appliquées. Il est rare, au demeurant, que les sanctions aient le résultat escompté. Il y a bien le cas sud-africain. Néanmoins, aurait-il été aussi exemplaire sans des personnalités aussi exceptionnelles que Nelson Mandela, Desmond Tutu et quelques autres ? Pour ce qui est de la Serbie, elles ont pesé sur la décision de Milosevic de se résigner aux Accords de Dayton. Mais, on pourrait citer bien des exemples inverses. Tantôt on en peut pas mesurer l’effet des sanctions en tant que telles, tantôt on constate qu’elles sont inefficaces, voire contre productives. Assez souvent, la population du pays visé, qui se sent persécutée, fait bloc autour de ses dirigeants. Revenons à l’Irak. On peut adresser aux sanctions un certain nombre de critiques : elles sont mal ajustées, elles sont cruelles pour le peuple et insuffisantes à contraindre Saddam Hussein. Il faudrait l’inverse. Une chose est sûre : personne n’en est vraiment satisfait. Pas plus à Washington qu’en Europe. Il faut mieux ajuster ce dispositif.
Politique internationale : Lorsque les sanctions ne donnent pas de résultats et que l’action militaire est exclue, que reste-t-il ?
Hubert Védrine : L’action militaire n’est pas exclue : si, au bout du compte, les États-Unis estiment devoir frapper un site suspect, ils le feront. Mais en quoi le problème serait-il réglé ? C’est ce qu’ils ont estimé fin novembre. La France, pour sa part, met l’accent sur le contrôle à long terme des armements et de la stabilité.
Politique internationale : Est-ce ainsi que vous définissez l’approche française ?
Hubert Védrine : Oui, sans oublier la dimension humanitaire.
Politique internationale : Pour clore ce chapitre, pouvez-vous nous rappeler en quoi les positions françaises et américaines diffèrent sur l’Iran ?
Hubert Védrine : Il n’existe aucune mesure de coercition décidée par une instance internationale légitime qui interdirait d’entretenir avec l’Iran des relations économiques et commerciales normales. Donc, nous ne parlons pas en France, ni en Europe, de « double endiguement » de l’Irak et de l’Iran. En revanche, il faut appliquer à l’Iran, avec vigilance, tous les dispositifs de surveillance anti-prolifération. Tout simplement parce que dans cette région, chaque pays trouve dans les ambitions ou les visées militaires de ses voisins, des arguments pour quoi justifier les siennes propres. C’est cette dangereuse fuite en avant qu’il faut essayer de contenir, avant de stabiliser les relations entre ces États et de bâtir pour l’avenir une sécurité régionale. Nous entendons mener avec les Iraniens un dialogue très clair : car si l’on ne peut pas faire l’impasse sur l’Iran, en raison de son poids et de sa position, de nombreux aspects dans sa politique depuis 18 ans ne sont pas admissibles. Nous avons, avec les autres Européens, renvoyé nos ambassadeurs à Téhéran fin novembre. Ce retour ne signifie nullement que nous cautionnons la politique iranienne. Il s’agit, ni plus, ni moins, de disposer d’un canal pour faire passer les messages et écouter à un moment où les choses, dans ce pays, peuvent bouger. Dans des cas compliqués comme celui-ci, nous privilégions une stratégie combinée de dialogue politique, d’accompagnement, de critiques, de pressions, s’il le faut. Contrairement à Washington, nous sommes sceptiques sur l’efficacité (et la légitimité) des stratégies de rupture, d’ostracisme brutal, et nous partageons moins encore, je l’ai dit, l’engouement des sénateurs américains pour les sanctions tous azimuts. Même si celles-ci correspondent au tropisme actuel des sociétés occidentales dans la mesure où elles donnent à leurs initiateurs l’illusion de régenter le monde sans risquer les vies des soldats, ni peser sur les budgets !
Politique internationale : Pour résumer, l’Iran appelle plus d’indulgence que l’Irak…
Hubert Védrine : Il ne s’agit pas d’indulgence, mais de pertinence. La situation des deux pays est différente. Seul l’Irak a fait l’objet de résolutions contraignantes votées par le conseil de sécurité. L’Iran n’est pas dans ce cas.
Politique internationale : La République islamique est pourtant considérée par certains comme un État terroriste. Elle représente donc, elle aussi, une forme de péril…
Hubert Védrine : Les classifications de l’administration américaine, puisque c’est à cela que vous faites allusion, ne sont pas nécessairement notre Bible ! D’autant que la liste des « États terroristes » établie par le département d’État tient – intelligemment – compte de la nécessité de conserver avec certains pays critiquables sur une capacité de dialogue, et donc d’influence. Notre point de vue à ce sujet peut parfois coïncider avec celui des États-Unis ; il n’y a aucune raison qu’il en soit l’ombre portée… Dans le cas iranien, notre « prudence » politique actuelle est plutôt d’encourager dans ce pays les forces de changement.
Politique internationale : Venons-en maintenant, si vous le voulez bien, au Maghreb. Au-delà du principe de non-ingérence, quels sont les hommes et les forces que Paris soutient plus volontiers, ou avec lesquels il se sent le plus en phase ?
Hubert Védrine : Il nous faut d’abord avoir une vision de l’avenir de nos relations avec cette région. Les trois pays du Maghreb, nos voisins du sud, sont aussi importants pour la France, notamment en termes de géopolitique et de sécurité, que ceux de l’Europe de l’Est le sont pour d’autres Européens. Notre idée est simple : l’intérêt de la France est que ces pays soient stables, s’affirment comme des économies émergentes et également et également comme des « démocraties émergentes », qui se consolident étape après étape – avec notre aide, notre encouragement, notre aiguillon parfois –. L’enjeu pour la France est considérable. Non seulement en raison de la question de l’immigration, mais aussi parce que le Maghreb est une zone charnière entre le reste du monde arabe et l’Europe. On peut espérer que lorsque l’Algérie sera sortie de ce drame, le Maghreb pourra devenir une sorte de creuset de la modernité arabo-islamique où se surmonterait, plus vite qu’ailleurs, le vieux malentendu islam-occident. La France a de précieux atouts pour favoriser ce mouvement d’avenir.
Nous devons donc mener une politique marocaine, une politique tunisienne, une politique algérienne. La sauvagerie de la tragédie qui déchire ce pays, nous bouleverse et nous stupéfie. Que faire ? Nous « ne pouvons pas », nous ne voulons pas, porter atteinte à la souveraineté algérienne. D’ailleurs, les Algériens, et pas seulement le pouvoir, ont opposé une fin de non-recevoir à tous ceux qui ont prétendu, ou proposé de s’ingérer. Nous prenons acte de l’édification de nouvelles institutions en Algérie. La légitimité du Président Zeroual repose sur une élection qui n’a pas été contestée, même si les élections législatives et locales, elles, l’ont été. Nous souhaitons ardemment la fin des massacres et des violences, une solution politique, des réformes, une démocratisation. Nous avons marqué notre disponibilité, si les Algériens le voulaient.
Nous cherchons, dès maintenant, à préparer l’avenir. Cette tragédie algérienne finira, et il nous semble très important de préserver, entre l’Algérie et la France de demain, des relations étroites et denses, de société à société. Nous encourageons méthodiquement à cet égard, les forces et organisations qui préservent, malgré tous les obstacles, les liens avec l’Algérie. Avec le ministre de l’intérieur, nous avons entrepris de faciliter, avec toutes les précautions nécessaires, l’octroi des visas. Mais certains appellent à une intervention extérieure. Si le pouvoir algérien l’acceptait, en quoi consisterait-elle ?
À suspendre la répression des mouvements islamistes armés ? Ou à l’accroître ? À imposer le dialogue avec certains islamistes ? Avec les démocrates ?
Politique internationale : Vous pensez à des partis tel que RCD de Saïd Sadi ?
Hubert Védrine : Oui, ou bien encore au FFS, et d’autres encore. Les tenants d’une intervention extérieure, mus par une émotion compréhensible, devraient réfléchir sur ce point. En quoi consisterait-elle, en effet ? À combattre l’islamisme jusqu’au bout ? Comme le recommandent Glucksmann ou Boudjera ? Ou, à préconiser, au contraire, un compromis avec une partie des islamistes ? Faut-il accepter ou non leurs revendications, leur accorder une sorte d’amnistie ? Faut-il faire alliance avec des « démocrates » ? Mais même si nous pouvons avoir notre idée là-dessus, au nom de quoi l’imposer à des Algériens dont c’est la responsabilité et pour qui c’est d’ailleurs déjà un terrible dilemme ? Tous ceux qui pensent « qu’on ne peut pas ne rien faire » doivent y réfléchir. Mais quelles que soient les difficultés, nous devons préparer le futur, l’avenir des relations franco-algérienne.
Politique internationale : Comment définir, alors, la « politique algérienne » de la France ?
Hubert Védrine : Nous préconisons une solution politique. Nous ne pouvons, de l’extérieur, qu’encourager tous les dialogues menés entre des gens de bonne foi et qui récusent l’emploi de la force. D’autre part, nous prenons note de la reconstruction du système institutionnel algérien, avec une élection présidentielle non contestée, des législatives contestées, et des municipales très contestées. Ce processus électoral a au moins le mérite d’exister. Au sein de l’assemblée, on trouve plusieurs partis politiques, ce qui est une première en Algérie. Nous souhaitons que ce système gagne en densité, en vitalité, en authenticité démocratique. Nous espérons que l’Algérie deviendra, à son tour, une vraie « démocratie émergente » que nous souhaitons aider dans ce parcours, pas forcément au moyen de prescriptions, d’oukases ou de déclarations, mais par une collaboration concrète. La construction d’une démocratie, l’établissement de l’État de droit se fait jour après jour, par toute une série de mesures et, je vous l’ai dit, nous préparons l’avenir.
Politique internationale : Le président Chirac avait suggéré, en octobre 1995, de faire dépendre l'aide française à l'Algérie des progrès de la démocratie dans ce pays. Qu'est devenue cette idée ?
Hubert Védrine : À vrai dire, la question ne s'est pas tellement posée depuis le mois de juin ! Personnellement, en matière de Droits de l'Homme, ma préférence va aux conditionnalités positives, même s'il y a toute une gamme d'interventions possibles, des encouragements amicaux aux sanctions les plus dures. Rappeler que plus un pays ira dans la bonne direction, plus il trouvera en France un accueil favorable, c'est très bien. Cela vaut mieux que d'exclure.
Politique internationale : La France soutient-elle concrètement les partis de l'opposition démocratique algérienne ?
Hubert Védrine : Pourquoi la France « soutiendrait » elle des partis de l'opposition contre un président qui a été élu au suffrage universel et dont l'élection n'est contestée par personne dans le monde ?
Politique internationale : Sauf par des démocrates... Avant que Lionel Jospin ne devienne Premier ministre, il paraissait avoir une certaine inclination pour ces partis qui incarnent la démocratie en Algérie...
Hubert Védrine : Certes mais, en tant que gouvernement, nous devons concilier cette sympathie avec le fait que nous avons affaire à un président élu et qu'on ne peut pas ignorer l'existence des institutions qu'il a bâties. Nous souhaitons, je l'ai dit, que cette évolution se poursuive par un dialogue avec tous ceux qui récusent la violence.
Politique internationale : La répression de toute opposition, que mène le gouvernement tunisien au nom de la lutte contre l'islamisme, ne risque-t-elle pas d'aboutir à l'inverse de l'effet recherché ?
Hubert Védrine : Sans doute le pouvoir tunisien pourrait-il maintenant relâcher la pression. Il reste que c'est un problème à trancher, d'abord, par les Tunisiens. Le président Ben Ali n'y a pas l'air hostile. Notre tâche est de soutenir les bons processus.
Politique internationale : Les bons processus actuellement à l’œuvre en Tunisie au plan économique ?
Hubert Védrine : En effet. Nous disons au président Ben Ali que les progrès économiques de son pays devraient lui permettre d'adopter une approche politique plus ouverte. L'engagement des Tunisiens dans une stratégie d'association avec l'Europe les amènera inévitablement, sur le plan politique, à franchir d'autres étapes, dans le sens de la démocratie, et ils le savent. La démocratisation, la construction de l'état de droit, ne sont pas une mince affaire, l'histoire de l'Europe en témoigne.
Politique internationale : La politique de la France à l'égard du Maghreb est-elle très différente de celle qui était conduite sous François Mitterrand ?
Hubert Védrine : Le contexte est tout autre. François Mitterrand, sauf à la fin de son second mandat, n'a pas eu à faire face à la tragédie algérienne. Sa politique à lui était de rechercher les meilleurs rapports simultanés possibles avec chaque pays du Maghreb, ce que – sauf pendant un an, sous la présidence Giscard d'Estaing – la France n'avait jamais réussi depuis les indépendances. Après le retrait de Chadli et le début de la tragédie algérienne, c'est devenu très compliqué. La problématique actuelle est sans rapport avec celle des années 1981-1991.
Politique internationale : En Afrique subsaharienne, la problématique a également beaucoup évolué. La France n'a-t-elle pas soutenu trop longtemps Mobutu, au Zaïre, et Lissouba, au Congo ?
Hubert Védrine : Sur Mobutu, sans doute avez-vous raison. Mais permettez-moi de vous répondre surtout à propos de la période pendant laquelle j'ai été aux affaires. Au Congo-Brazzaville, donc, je crois que la France a fait exactement ce qu'elle a dit, quels qu'aient été les commentaires. Elle ne s'est pas ingérée entre Lissouba et Sassou N'Guesso, conformément à la décision prise par le Président de la République et par le Gouvernement. La France a évidemment déploré que l'élection présidentielle ne puisse pas avoir lieu, que les protagonistes n'arrivent pas à régler pacifiquement leurs différends, que le mandat du président Lissouba soit prorogé dans des conditions contestable, et que la crise se dénoue au prix d'un affrontement armé. Si tel ou tel Français, à titre individuel, a aidé l'un ou l'autre camp, il n'y a rien là qui puisse être assumé par la France qui ne s'est pas ingérée. Nous avons soutenu la médiation de Bougo et le travail de Mohammed Sahnoun, le représentant du secrétaire général des Nations unies. Denis Sassou N'Guesso l'a clairement emporté. Nous avons déploré qu'une fois de plus un pouvoir ait été conquis par la force : après ce qui s'est passé à Kigali et à Kinshasa, comment ne pas craindre la contagion ? Cependant, par pragmatisme, nous avons décidé de juger Sassou N'Guesso, comme Kabila, sur leurs actes. Nous aurions fait de même avec Lissouba s'il avait gagné.
Nous observerons sous quelles formes le président Sassou N'Guesso mettra en œuvre les promesses relativement encourageantes qu'il a faites dès le début en matière de gouvernement d'union nationale et de processus électoral. En tout cas, il n'y a pas de raison de se montrer plus intransigeant avec lui que le monde entier ne l'est avec d'autres régimes comparables dans la région. Mais nous attendons de lui, d'eux, des gestes de bonne volonté crédibles, dans la bonne direction.
Politique internationale : Avez-vous le sentiment que nous assistons à une offensive américaine en Afrique ou, simplement, que les États-Unis comblent les vides que nous avons laissés par incapacité ou négligence ?
Hubert Védrine : Ni l'un ni l'autre. Je ne crois pas qu'il y ait un « plan américain » concernant l'Afrique encore moins un plan « anti-Français », ni que nous ayons été incapables. Il perdure, il est vrai, dans certains cercles aux États-Unis, l'idée qu'ils doivent combattre les restes de l'influence coloniale de la France et de la Grande-Bretagne. Rappelez-vous l'attitude de Roosevelt, pendant la guerre, ou celle de Kennedy, pendant la guerre d'Algérie. Mais c'est marginal.
Ce à quoi nous assistons est autre chose : c'est depuis 1989-1991, à une vitalité et à un dynamisme américains exceptionnels dans le monde entier, sur tous les plans à la fois depuis 1989-1991, y compris en Afrique. La France se sentait un peu chez elle dans une vingtaine de pays auxquels les États-Unis ne s'intéressaient pas. Nous avons longtemps déploré le désintérêt américain pour l'Afrique. Tant mieux s'ils en font plus ! De là à imaginer un plan américain qui coordonnerait les services secrets, le département d'État, la Maison-Blanche, CNN, les ONG et le New York Times, c'est un peu excessif ! Ayons plus confiance en nous et menons notre politique.
Politique internationale : Cette présence accrue des États-Unis s'est-elle manifestée à un moment précis qui aurait coïncidé avec des hésitations ou des errements de la diplomatie française ?
Hubert Védrine : D'abord, il faut relativiser nos prétendus « errements ». Si l'on raisonne sur trois décennies, la présence et la politique françaises en Afrique ont été globalement stabilisantes. Et si l'on se rappelle la dizaine de grands drames africains qui depuis 30 ans ont provoqué chacun des centaines de milliers de morts, on s'aperçoit qu'ils se sont à peu près tous passés en dehors de l'Afrique francophone, sauf dans l'Afrique des Grands lacs, là où la France a hérité après les décolonisations allemande et belge d'une situation inextricable. Dans cette région, que s'est-il passé ? Au Rwanda, la France a tout fait au début des années 1990 pour convaincre les Tutsis et les Hutus de coexister. Elle a échoué. C'est navrant compte tenu des suites. Ce n'est pas honteux. Tout cela n'a rien à voir avec la présentation inqualifiable qui a été faite par certains de la politique française dans cette région. Ensuite le Zaïre s'est effondré et Kabila est arrivé au pouvoir avec l'aide des Rwandais. Je ne vois pas en quoi cet enchaînement d'événements doit être porté au débit de la France, et il serait temps que des historiens sérieux réexaminent cette période. Ce qui ne veut pas dire que notre politique doit être immuable, bien au contraire. Non parce que nous ressentirions un sentiment de culpabilité, mais parce que l'Afrique elle-même évolue, qu'elle s'ouvre à des influences diverses ; que des fragments entiers de son économie s'intègrent à l'économie mondiale et relèvent de moins en moins de l'aide au développement au sens classique du terme. De nouveaux leaders apparaissent qui gèrent mieux leurs économies.
Politique internationale : Nos principaux intérêts en Afrique subsaharienne évoluent-ils eux aussi substantiellement ?
Hubert Védrine : Dans un monde devenu très multilatéral et concurrentiel, chaque pays a intérêt à être en contact étroit avec le plus grand nombre d'États possible. C'est pourquoi le Premier ministre nous a demandé à Charles Josselin et moi-même de nous atteler en Afrique à la tâche suivante : préserver les liens qui nous unissent à nos amis traditionnels tout en nous ouvrant, sur les plans économique et politique, aux autres parties du continent noir qui d'ailleurs le souhaitent. L'Afrique se globalise, les relations entre pays africains se développent. En même temps, Afrique francophone et Afrique anglophone ont du mal à se comprendre, au propre comme au figuré. La France peut retrouver là un rôle d'avenir à condition qu'elle veuille bien dépasser une approche trop « pré carré ». Il n'y a là aucune volonté de désengagement, au contraire. La France sera d'autant plus utile à ses vieux amis, qu'elle sera un partenaire pour l'ensemble du continent. Elle doit être capable de dialoguer avec les Éthiopiens, les Angolais, les Ougandais, les gens du Zimbabwe ou de l'Afrique du Sud, comme avec les Ivoiriens ou les Sénégalais.
Politique internationale : Vous avez évoqué l'Ouganda. L'exemple ougandais ne montre-t-il pas que le régime autoritaire et modernisant de Museveni est plus capable d'assurer le développement économique que certaines démocraties de façade traditionnelles ?
Hubert Védrine : Cet engouement du FMI pour les systèmes autoritaires africains bons gestionnaires devrait nous inciter à mettre de l'ordre dans nos critères. Globalement, la politique occidentale est d'encourager le binôme économie émergente-démocratie émergente. On ne peut pas la remettre en cause dans le seul cas africain, ou pire ne le faire que vis-à-vis de certains pays, ou abandonner brusquement en cours de route cette approche au prétexte que certains systèmes autoritaires géreraient mieux que les démocraties balbutiantes. On voit bien que, souvent, le mieux est l'ennemi du bien : à trop négliger le réalisme, on n'obtient pas les effets espérés. Il faut que les Européens, et d'abord les Français et les Anglais, les Américains aussi, arrivent à définir des critères communs en Afrique. Actuellement, il y a chez les occidentaux deux poids deux mesures : on oppose des régimes autoritaires considérés comme prometteurs et performants, à d'autres régimes autoritaires présentés comme archaïques et dépassés. Pourquoi ?
Je ne plaide pas pour un retour à une conditionnalité stricte, intransigeante, qui enfermerait ces pays dans « la preuve démocratique impossible », sorte d'hypocrite ordalie moderne. Je ne suis pas choqué lorsque des Anglais ou des Américains me disent que l'Ouganda s'en sort bien et qu'il faut être patient avec les Ougandais qui emprunteront le chemin de la démocratie quand ils le pourront, mais à condition que nos conditions ne soient pas décourageantes, et que notre réalisme soit encourageant pour le développement de la démocratie.
Politique internationale : Quelle est votre position à l'égard de l'octroi, à l'Allemagne et au Japon, d'un siège de membre permanent au conseil de sécurité de l'ONU ?
Hubert Védrine : Plusieurs pays, dont la France, voudraient un conseil de sécurité plus représentatif du monde d'après 1991. L'Allemagne et le Japon revendiquent une place de membre permanent, ce que la France juge légitime. Mais on ne peut pas imaginer un conseil de sécurité qui soit purement et simplement composé de pays importants du Nord. Car, dans une telle hypothèse, l'opération de relégitimation serait ratée. C'est la raison pour laquelle il faut y admettre aussi de grands pays représentatifs du Sud. Mais si l'on raisonne par groupes régionaux (Amérique latine, Afrique, Asie), le monde arabo-islamique, qui a également des revendications, disparaît. De plus, au sein de chaque groupe, on trouve plusieurs candidats. Parfois, un pays s'impose plus ou moins (je pense à l'Inde). À l'inverse, dans le cas de l'Amérique latine, comment départager l'Argentine, le Brésil et le Mexique ? Et en Afrique ? D'où la nécessité d'un processus de négociation qui n'a pas encore abouti. J'ajoute que dans un système mondial difficile, il ne faut pas affaiblir les quelques organes de régulation qui existent mais sont appelés à s'élargir pour être plus représentatifs. Il ne faut donc pas que l'élargissement se traduise par un affaiblissement excessif, ce qui se produirait si les nouveaux membres permanents n'avaient pas droit de veto. L'autre borne de l'exercice consiste donc à éviter une évolution vers un conseil de sécurité gigantesque, paralysé par le droit de veto ou rendu impuissant par sa disparition, ce qui risquerait de nous ramener à la SDN. Bref il faut un conseil de sécurité représentatif mais efficace.
Politique internationale : Quelles sont les références intellectuelles, politiques et morales qui inspirent plus spécialement votre action ?
Hubert Védrine : Le fond de ma culture est historique ; l'enchaînement des faits, des conséquences, des idées et des actes. Pour reprendre une distinction devenue classique, je suis plus kissingérien que wilsonien dans ma vision de ce qui marche ou pas dans les relations internationales et de ce qui les améliore ou non. Mais aujourd'hui les croyances des médias et de l'opinion publique sont plutôt wilsoniennes.
Politique internationale : Les peuples sont wilsoniens...
Hubert Védrine : Les peuples et les médias. Et il faut compter avec les téléspectateurs qui intiment à leur gouvernement l'ordre de faire cesser leurs propres souffrances de téléspectateurs devant les drames du monde. Comme la politique étrangère est dépendante du schéma wilsonien, le vrai réalisme est aujourd'hui de tenter de l'englober, même si notre tradition diplomatique, de Richelieu à Mitterrand en passant par de Gaulle et d'ailleurs toute l'histoire des relations internationales, est autre.
Politique internationale : Parmi les personnages que vous considérez comme des exemples ou des références, quel est celui qui intègre le mieux la pensée wilsonienne ?
Hubert Védrine : Roosevelt, de Gaulle, Mitterrand, plusieurs autres, ont puisé aux deux traditions. Les tenants du droit d'ingérence ou de la politique des Droits de l'Homme relèvent de l'école wilsonienne.
Politique internationale : Existe-t-il une politique extérieure de gauche pour le Realpolitiker que vous êtes ?
Hubert Védrine : La politique extérieure de gauche est dépassée par son succès même. Je m'explique : les thèmes que la gauche a mis en avant seule, longtemps dans l'incompréhension générale, sont devenus dominants : prévention des conflits, arbitrage, primauté du maintien de la paix sur la recherche du prestige national ou dynastique, dissuasion des excès nationalistes, conviction que le développement est une sécurité à long terme et que le fossé entre les riches et les pauvres est un facteur déstabilisant, désarmement équilibré... On retrouve ces préoccupations de gauche dans la Charte des Nations unies, dans les préambules des Constitutions, dans d'innombrables conventions que tout le monde a signées, et dans tous les discours et les intentions affichées depuis des décennies.
Politique internationale : Le succès de ces idées n'est-il pas surtout rhétorique ?
Hubert Védrine : Non, il est à la fois conceptuel et concret, philosophique et politique. Ainsi, je pense que la politique étrangère des États ne peut plus aujourd'hui s'abstraire des Droits de l'Homme, ni être fondée uniquement sur eux. La question des Droits de l'Homme a pris une place très importante à côté d'autres critères tels que la recherche de la sécurité nationale, de la prospérité économique ou de l'approvisionnement énergétique. Il faut donc rechercher les meilleures combinaisons, au cas par cas. Nous en avons déjà parlé à propos de la Tunisie et de l'Afrique – déclarations, sanctions, encouragements, incitations –. Il convient à nouveau de se tourner vers l’Histoire. Qu'est-ce qui consolide les processus de démocratisation, qu'est-ce qui les accélère ? Qu'est-ce qui les contrarie ? On ne saurait se contenter de l’approbation de notre opinion intérieure. Il faut voir les effets sur le terrain.
Politique internationale : Les relations commerciales et économiques contribuent-elles à faire évoluer politiquement les régimes ? En intensifiant nos relations commerciales avec la République populaire de Chine, par exemple, faisons-nous le jeu d'une certaine démocratisation interne dans ce pays ?
Hubert Védrine : J'en suis convaincu. Au bout du compte, le développement économique et l'insertion d'immenses ensembles comme la Chine dans le marché mondial créeront une interdépendance, l'émergence de l'individualisme et l'enrichissement, donc des revendications politiques. C'est tout le sens de la politique menée par le président Chirac.
Politique internationale : Les thèses de Samuel Pisar, du temps de l'Union soviétique, ont pourtant montré leurs limites...
Hubert Védrine : Oui et non. On peut dire que ce qui a fait chuter l'URSS, finalement, c'est le fiasco économique. Reagan n'a jamais mis en œuvre le début du commencement de la guerre des étoiles ; il s'est contenté de faire peur. Il n'a pas eu le temps d'aller plus loin. C'est son gigantesque échec qui a mis KO l'URSS. Ce qui était totalement faux, voire simplet chez Pisar, c'était l'idée selon laquelle il fallait renoncer aux postures de défense ou de dissuasion au profit du commerce. La vérité, c'est qu'en combinant dissuasion – comme Mitterrand au début, et Reagan naturellement – et insertion de l'URSS dans le système économique mondial, l'Union soviétique était prise en tenaille.
Politique internationale : Au-delà de l'échec économique, n'est-ce pas le trio Reagan-Jean-Paul II-Gorbatchev qui a contribué à démanteler l'URSS ?
Hubert Védrine : Contribué, oui. Le monde moderne, l'individualisme, le désir d'images, d'objets de consommation, le fiasco économique y ont contribué aussi. Et il ne faut pas minimiser le rôle de Gorbatchev à côté de Reagan et Jean-Paul II même s'ils ne savaient pas qu'ils œuvraient dans le même sens ! Avec un autre dirigeant, le système aurait pu survivre quelques années de plus ou l'effondrement se passer dans des conditions bien pires.
Politique internationale : Ne serait-ce que parce qu'il n'a pas entravé par la force une évolution qu'il était, de toute façon, incapable de contrôler...
Hubert Védrine : Oui, ce qui est déjà immense ! Au début, il croyait œuvrer en faveur d'un communisme moderne. Or, comme il n'a jamais disposé de vraies données ni de leviers, sur l'économie, c'était de toute façon hors de sa portée. En revanche, à un certain moment – disons au printemps de 1988 –, il s'est manifestement posé – ou on lui a posé – la question de l'emploi de la force pour maintenir le système en Europe de l'Est. Et il a décidé, en toute connaissance de cause, de ne pas y recourir. Ce choix historique marque la fin de la guerre froide, provoque l'effondrement de l'URSS et rend possible la réunification allemande, qui n'en est qu'une conséquence. Kohl a très bien su saisir cet instant privilégié. Comme Mitterrand, qui a su obtenir à ce moment-là l'accord de Kohl sur la monnaie unique, ce qui aurait été impossible plus tard. Mais, la responsabilité principale de ces réactions en chaîne revient, il faut le répéter, à Gorbatchev.