Texte intégral
M. le président : La parole est à M. Laurent Fabius.
M. Laurent Fabius : Dans le classement des nations, les statistiques nous indiquent que la France est actuellement soixante-douzième pour ce qui concerne la place des femmes en politique, juste derrière l'Ouganda.
Nous avons entendu vos propositions, monsieur le Premier ministre, ou plutôt votre proposition puisque vous en avez formulé une, et à titre précaire. Elle permettrait probablement, si elle était concrétisée, de gagner quelques places. Or les droits des femmes constituent un critère éclairant de la réalité d'une démocratie.
La France est certes le pays de la Déclaration des droits de l'homme, mais quand il s'agit d'en appliquer les dispositions aux femmes, soit plus d'un citoyen sur deux, elle reste dans une situation inacceptable. C'est dire si vous-même, si nous tous sommes encore loin du compte.
Vous me direz que cela ne date pas d'aujourd'hui. J'ajouterai, et sur ce point mon analyse diverge de la vôtre, que, dans d'autres domaines, les inégalités déjà criantes se sont encore creusées récemment. Au cours des dernières années notamment, les femmes ont été encore plus frappées par les difficultés économiques et sociales que les hommes, et c'est encore le cas.
M. Martin Malvy : C'est vrai !
M. Laurent Fabius : Dans le domaine des droits politiques, la Révolution française, si égalitaire à beaucoup d'égards, fut totalement machiste. Des femmes furent ministres pour la première fois sous le Front populaire, mais elles n'étaient pas électrices ! Les femmes obtinrent le droit de vote en 1944, mais cela fait maintenant plus d'un demi-siècle et elles n'ont toujours pas en grand nombre le droit concret d'être élues. C'est cette situation qu'il s'agit évidemment de changer.
Vous nous avez présenté il y a quelques minutes, monsieur le Premier ministre, une idée, un débat, peut-être un projet qui tire les conséquences – vous l'avez souligné – de l’un de nos textes de loi des années 80 qui, à cette époque, et en raison même de votre saisine, avait été annulé pour inconstitutionnalité. (Protestations sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française et du Centre.)
Mme Roselyne Bachelot-Narquin : Le Conseil s'est saisi de sa propre initiative !
M. Laurent Fabius : Au Parti socialiste, nous en avons tiré les conclusions en adoptant la parité lors des dernières élections européennes. Alors, pourquoi pas une révision constitutionnelle ?
Nous jugerons votre éventuel projet sur pièces, monsieur le Premier ministre, sachant qu'il s'agit en l'espèce non pas de mettre en cause l'universalité et l'égalité républicaines mais, au contraire, de les garantir concrètement. D'ores et déjà, nous savons qu'il ne suffira pas de changer la loi, fût-ce la loi suprême, pour que les comportements se transforment totalement. Nous savons aussi que les prochaines élections législatives auront lieu dans un an et qu'elles ne se feront pas au scrutin de liste.
M. Éric Duboc : Heureusement !
M. Laurent Fabius : C'est dire que votre éventuelle révision à blanc ne les concernera pas.
En outre, pour ceux qui souhaitent vraiment que notre société tout entière progresse, la question de la parité ne peut évidemment résumer l'ensemble des obstacles rencontrés. Quand on veut atteindre un but, il faut s'en donner les moyens, notamment entreprendre un vaste programme pour développer, sur le plan économique et social, les modes de garde des enfants, en particulier pour aider les familles monoparentales jeunes ou modestes qui ne pourront jamais employer de salarié à domicile, fixer des objectifs de parité au moins dans tous les ministères, dont les organigrammes sont des temples élevés à la misogynie ordinaire, nous le savons tous, et ce qui serait plus nouveau, subordonner le bénéfice de toute aide financière publique aux entreprises à l'existence en leur sein de plans d'égalité professionnelle. Ce sont trois pistes que vous pourrez suivre.
Au-delà de votre déclaration, monsieur le Premier ministre reconnaissons que vous n'avez jusqu'ici pas fait de gestes significatifs pour inverser la tendance.
M. Michel Fromet : C'était plutôt l'inverse !
M. Laurent Fabius : Même si elles étaient insuffisantes, nous avions réalisé certaines avancées sur le plan des institutions et des désignations. Vous avez, quant à vous, plutôt opéré ce qu'on a jugé être un retour en arrière. Je ne veux pas être long – je ne peux pas l'être – mais je mentionnerai, à cet égard, la suppression d'un vrai ministère des droits des femmes, la disparition, il y a un an, de ministres auxquelles on reprochait essentiellement de ne pas être des hommes...
Mme Roselyne Bachelot-Narquin : Mais non !
M. Laurent Fabius : … et plus généralement une sorte de méfiance à leur encontre.
Je ne sais, monsieur le Premier ministre, si depuis le début de l’année vous avez comptabilisé le nombre de femmes concernées par la centaine de nominations individuelles en Conseil des ministres.
M. Éric Duboc : Ce n’est pas d’un bon niveau !
M. Laurent Fabius : Seulement 10 % des personnes nommées étaient des femmes. Ce n’est effectivement pas d’un bon niveau !
Beaucoup s’inquiètent des atteintes que subit le droit à l’IVG ainsi que de la désuétude dans laquelle paraît être tombé le délit d’entrave à son exercice, et l’on reste dubitatif devant le salaire parental de libre choix qui, dans certains discours, apparaît surtout comme une indemnité de maintien des épouses au foyer.
Puisque, dans ce débat parlementaire, le groupe socialiste ne dispose que de trente minutes et que nous avons décidé de les partager entre ceux d’entre nous qui souhaitent également intervenir sur ce sujet, je ne peux, sous peine de dépasser mon quota, que conclure sur deux dispositions précises en faveur des femmes, donc de la communauté citoyenne tout entière, qui doivent être prises si l’on veut faire bouger les choses sur le plan politique et civique. Elles présentent sans doute des inconvénients, se heurtent à des oppositions – on peut en discuter à perte de vue – mais mon sentiment personnel est clair : ou bien on les adopte, ou bien tout le reste, y compris une éventuelle révision de la Constitution, risque d’être extrêmement partiel.
Premièrement, pour le choix de leurs candidats, les partis politiques doivent s’appliquer des quotas. À ma connaissance, le RPR et l’UDF ont décidé de ne pas le faire pour les prochaines élections législatives, mais c’est leur responsabilité. Le Parti socialiste, lui, a décidé d’investir près de 160 candidates, dont beaucoup, nous l’espérons, seront élues.
M. Yves Nicolin : C’est facile quand on part de zéro !
M. Louis Mexandeau : On le dit et on le fait !
M. le président : Mes chers collègues, laissez M. Fabius aller vers sa conclusion !
M. Laurent Fabius : Les électeurs jugeront, chers collègues !
Mon sentiment, c'est que l'on ne renversera pas la situation sans instaurer des quotas. Ce n'est donc pas seulement une affaire de Constitution, c'est aussi une question de comportements et de convictions.
Deuxièmement, la législation anti-cumul doit être renforcée. J'avais fait voter, en 1985, une première loi en ce sens, non sans difficultés d'ailleurs. Je suis convaincu qu'il faut désormais aller plus loin. Cela libérera des places pour les femmes et pour les jeunes candidats. Nous savons tous que nous sommes irremplaçables ; eh bien, nous serons remplacés !
M. Yves Nicolin : Chiche !
M. Laurent Fabius : D'ailleurs, cela allégerait votre propre emploi du temps, monsieur le Premier ministre, maire de Bordeaux, président de la communauté urbaine, président d'une grande formation politique !
Aucune de ces réformes ne se heurte à l'habituel obstacle financier que l'on oppose aux nécessaires changements. Elles se heurtent tout simplement au conservatisme. Le XXIe siècle a commencé, comme nous sommes plusieurs à l'avoir remarqué. Nous voulons qu'il soit le siècle de l'égalité des femmes dans tous les domaines. Vous vous dites réformateur, monsieur le Premier ministre. Très bien ! Il s'agit maintenant de le montrer réellement. Quant à nous, nous nous en donnerons les moyens le plus rapidement possible. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
(M. Jean de Gaulle remplace M. Philippe Séguin au fauteuil de la présidence.)