Texte intégral
Le Journal du dimanche : Vous avez trouvé Alain Juppé « agressif ». Le PS en faisant campagne sur « Tout sauf Juppé » ne témoigne-t-il pas lui aussi d’une forme d’agressivité ? Quel style voulez-vous donner à cette campagne ?
Lionel Jospin : Le style doit épouser la circonstance. Le pouvoir a voulu emporter ces élections sur une manœuvre, en prenant les Français et nous-mêmes par surprise. Il faut que notre attitude (et donc notre style de campagne) soit tout le contraire : simple, directe, naturelle. L’ancienne majorité a voulu escamoter ces élections, en faire une simple opération de reconduction au lieu d’une grande rencontre démocratique permettant de juger un bilan et de fixer des priorités d’action pour cinq ans. Mais les Français sont en train de s’emparer de cette élection pour en faire autre chose que ce qui a été programmé. Ils réfléchissent. Ils ont décidé de donner eux-mêmes leur réponse. Les Français vont créer la surprise.
Le Journal du dimanche : Pour l’heure, on a l’impression que la campagne n’est que négative, que c’est une campagne en contre…
Lionel Jospin : Il y a dans la formule de Juppé – « une campagne brutale » – comme un aveu. Là aussi le style – de gouvernement ou de campagne – rejoint le fond, la politique de la droite est brutale : précarité, chômage, inégalités. Or les Français ne veulent pas de la brutalité. Ils veulent du respect, ils veulent être entendus, ils veulent des raisons d’espérer. Je mène campagne avec vigueur mais aussi avec mon cœur. Je ne le fais pas en contre mais pour, pas de façon négative mais autour d’un choix de civilisation.
Le Journal du dimanche : Quelle différence y a-t-il entre la campagne de 1995 et celle d’aujourd’hui ?
Lionel Jospin : Ce n’est pas le troisième tour de l’élection présidentielle. Le président de la République est élu pour sept ans. Et même s’il s’engage dans la campagne, il n’est pas directement en cause. Il s’agit d’élire des députés et de savoir si on change de gouvernement et de politique. Mais votant en 1997, les Français auront en mémoire les promesses non tenues de 1995.
Le Journal du dimanche : Votre cible privilégiée n’est-elle pas Juppé ?
Lionel Jospin : Cette élection n’est pas un match Jospin-Juppé. Ce sont des élections législatives : des centaines de candidats vont se confronter dans 577 circonscriptions. Nos candidats seront les candidats du changement. Mon rôle sera, en sillonnant la France comme en m’exprimant à la télévision ou dans la presse, d’unifier tout cela et de donner du sens. Nous allons centrer notre campagne sur l’attente des Français, sur nos propositions, mais aussi sur l’examen du bilan de quatre ans de gouvernement de droite et sur ce que ferait le gouvernement Juppé si la majorité sortante était réélue. La droite prépare, en effet, une nouvelle étape dans sa soumission à ce que j’ai appelé le « capitalisme dur ».
Le Journal du dimanche : Vous avez parlé de choix de civilisation. Entre quoi et quoi ?
Lionel Jospin : Cette assemblée sera élue pour cinq ans ; elle fera franchir à la France le cap de l’an 2000. À l’occasion de ces cinq années, se nouent, selon moi, les termes d’un choix de civilisation. La droite conduit une politique de destruction méthodique du modèle de société que nous avons conquis en 1936 et à la Libération et que nous avons modernisé. Depuis quatre ans qu’elle est au pouvoir, on assiste à une remise en cause du secteur public par les privatisations. Du droit du travail par la flexibilité. De la protection sociale par le plan Juppé. Du système des retraites par les fonds de pension. Au lieu de vouloir une France rassemblée, la droite est pour une société divisée. Nous sommes pour une société qui réussit l’équilibre entre l’individu et l’État, l’initiative et le collectif, la protection et l’audace, l’identité et l’ouverture, la fidélité à notre histoire et la modernité.
Le Journal du dimanche : Êtes-vous plus ou moins réformiste que la droite ?
Lionel Jospin : La réforme, ce n’est pas la régression, le retour en arrière. Moi, je ne veux pas aller vers le XXIe siècle en chaussant les bottes et les doctrines – revues à l’air du temps – des capitalistes du XIXe. La modernité, ce n’est pas mettre en cause le droit du travail, c’est privilégier, par exemple, l’éducation et la recherche.
Le Journal du dimanche : Jacques Chirac a dit lundi qu’il était le garant de la protection sociale.
Lionel Jospin : Comme dit la publicité : il faut croire Jacques Chirac avec modération.
Le Journal du dimanche : Une partie de la droite dit « moins d’État », est-ce que vous dites « plus d’État » ?
Lionel Jospin : Je dis « mieux d’État ». Car je ne veux pas que nous ayons moins d’État et plus de RPR. Dans un pays démocratique, l’État ce n’est pas l’oppression, la bureaucratie, une puissance qui menace les citoyens. Il n’existe que par la légitimité populaire et il doit permettre de traduire la volonté des citoyens. En voulant affaiblir l’État, c’est la démocratie et l’intérêt général que l’on menace, car plus on affaiblit l’État, plus on fragilise les services publics, plus on renforce les intérêts privés. Or il y a aujourd’hui des groupes sociaux, des forces économiques et financières qui n’ont d’autre référence que les réseaux internationaux et veulent s’émanciper de la contrainte du contrat national, de l’idée qu’il y a une communauté de citoyens avec des obligations et des devoirs entre Français, voire entre Européens. L’État doit être une expression de la démocratie. Mais il faut le contrôler, le débureaucratiser, le rendre transparent. Je suis contre l’autoritarisme, pour la transparence et l’action par le dialogue.
Le Journal du dimanche : Propos d’opposant ! François Mitterrand avait le goût du secret…
Lionel Jospin : Moi, non. Vous savez quand et comment et avec quelles conséquences j’ai pris position contre certaines dérives. Je l’ai fait alors que nous étions encore aux responsabilités, j’ai même été écarté pour cela. Je pense avoir démontré, y compris dans mon action à l’Éducation nationale, que je pratiquais le dialogue en permanence. Non pas pour la parole, mais pour l’action et la réforme. De plus, les engagements que j’ai pris pendant la campagne présidentielle, et que les socialistes font leurs, sur la réduction du cumul des mandats, sur l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir politique, sur la réforme de l’État, sur la place accrue des femmes dans la vie publique, sont extrêmement clairs et on sait que nous les mettrons en œuvre.
Le Journal du dimanche : Pourquoi les Français ne croient-ils pas à votre idée d’embaucher 700 000 jeunes ?
Lionel Jospin : Parce que les Français ne sont plus prêts à croire les uns et les autres sur parole. Nous avons pris un engagement, nous le tiendrons. Les jeunes et les familles y croiront, quand ils verront ce programme se mettre progressivement en place. On n’a pas besoin d’être cru pour s’engager, puis agir…
Le Journal du dimanche : Vous dites que vous allez relancer avec la croissance, la croissance ne se décrète pas.
Lionel Jospin : Elle ne se décrète pas mais elle se recherche. Depuis quatre ans, avec M. Juppé comme avec M. Balladur, la droite se trompe. On ne peut pas avoir de croissance en ponctionnant la demande, en bridant le pouvoir l’achat. Sans croissance, on ne peut pas faire reculer le chômage. On ne peut pas non plus réduire les déficits. Le moteur de l’économie tousse et le gouvernement sortant n’a fait que serrer les freins : étonnez-vous que ça cale ! Je ne propose pas d’emballer le moteur mais de commencer par desserrer les freins en appuyant progressivement sur l’accélérateur. Comme on n’a plus d’inflation, qu’on a un très gros excédent commercial et que les entreprises s’autofinancent à plus de 100 %, on a des marges pour cela.
Le Journal du dimanche : Avec vous, ce serait donc la fin d’une politique d’austérité, pensez-vous que les Français y croient ?
Lionel Jospin : Mais ils veulent y croire. Pourquoi y a-t-il de la croissance aux États-Unis, en Amérique latine, en Asie, et n’y en aurait-il pas en Europe ? Je l’ai dit : il faut desserrer les freins et mettre du carburant (du pouvoir d’achat, de l’investissement) dans le moteur.
Il faut aussi changer l’état d’esprit des pilotes et, en fait, changer les pilotes. Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’efforts à faire : il y a les déficits, il y a la dette, il y a la compétition. Mais alors, les efforts doivent être partagés.
Le Journal du dimanche : La France connaît depuis dix ans des alternances rapides, peut-on chaque fois revenir sur des privatisations ou sur des nationalisations sans mettre en péril les entreprises ?
Lionel Jospin : On aurait dû s’en tenir à ce qu’a fait François Mitterrand en 1988. En 1981, nous avons, reprenant ce qu’avait fait le général de Gaulle avec les partis de gauche en 1945, élargi le service public, ce qui a été bénéfique dans le domaine industriel, notamment. Mais en 1988, après la cohabitation et sa réélection, François Mitterrand a dit : « Vous avez privatisé, je n’y reviens pas mais je n’irai pas plus loin. » Avec Balladur puis Juppé, on a assisté à une nouvelle offensive de privatisations. Je veux qu’on s’en tienne là. Dans le cas de France Télécom, la privatisation est interrompue. Avec nous, elle ne sera pas reprise.
Le Journal du dimanche : Des experts de Bruxelles affirment que la France remplira les critères de Maastricht. Pourquoi craignez-vous une nouvelle austérité si la droite gagne ?
Lionel Jospin : Parce que, dans les allées du pouvoir, c’est une des principales raisons données pour avancer la date des élections. Depuis le début de la campagne, les ténors de l’ex-majorité ne veulent plus en parler, car ils craignent un effet boomerang. Qu’est-ce que j’ai dit ? Si pour remplir les critères de Maastricht, il faut imposer une cure d’austérité supplémentaire, le pays ne pourra tout simplement pas l’accepter économiquement et socialement. Nous ne le ferons pas. D’ailleurs, nous ne ferons pas l’euro sans conditions. La première mesure que nous déciderons, c’est un audit de la situation financière et des comptes économiques et sociaux du pays. Il faudra établir les réalités. Car Alain Juppé nous avait dit que le déficit de la Sécurité sociale en 1996 serait de 17 milliards de francs et que l’équilibre serait rétabli en 1997. Finalement en 1996 : 54 milliards de francs de déficits et pour 1997, on craint que ce ne soit encore 50 milliards.
Le Journal du dimanche : En cas de victoire de la gauche, y aura-t-il des ministres communistes ?
Le Journal du dimanche : Pour qu’il y ait un gouvernement, il faut qu’il y ait une majorité. Et pour obtenir la majorité, il faut que nous gagnions les élections. Chaque chose en son temps. Le gouvernement se fera, le moment venu, sur la base du contrat présenté par nous pendant la campagne et en fonction du votre des Françaises et des Français.
Le Journal du dimanche : Ça vous gêne de dire : « Oui, il y a aura des ministres communistes » ?
Lionel Jospin : Où est le problème ? Ce fut possible en 1945 avec le général de Gaulle, en 1981 avec François Mitterrand. Je vois bien M. Juppé essayer de faire peur, mais avec quoi ou avec qui ? N’aurait-il pas remarqué que l’URSS a disparu ? Les candidats du changement, dont je parlais tout à l’heure, sont socialistes, radicaux, verts, du Mouvement des citoyens, communistes, et d’autres sensibilités de la gauche. Si nous obtenons la majorité, nous recevrons la responsabilité de gouverner. Nous le ferons sur la base d’un contrat avec le peuple. Avec plusieurs de nos partenaires, des accords ont déjà été passés. Nous allons voir les communistes pour examiner avec eux quelques grandes questions. Nous ferons nos propositions. Les Français voteront. Et s’il y a une nouvelle majorité et un nouveau gouvernement, nous agirons sur la base d’une seule et claire orientation. Y participeront ceux qui l’auront approuvé, avant ou après l’élection.
Le Journal du dimanche : Si la gauche gagne, irez-vous à Matignon ?
Lionel Jospin : Je n’ai pas à répondre à cette question. C’est le Président qui nomme le Premier ministre. Dans votre hypothèse, le président de la République aura à tirer les leçons de l’élection, telle que l’auront voulue les Français.
Le Journal du dimanche : En cas de victoire de la gauche, la France connaîtra-t-elle une cohabitation dure ?
Lionel Jospin : Notre préoccupation, ce sera les Français ; notre problème : l’avenir. La cohabitation se passera normalement.
Le Journal du dimanche : Comme gérer le « domaine réservé » ?
Lionel Jospin : Il n’y a pas de domaine réservé, mais parfois des compétences partagées. Il suffit d’appliquer la Constitution. Le gouvernement et la majorité nouvelle issus des élections auront les moyens d’agir et de mettre en œuvre le mandat qu’ils auront reçu de nos concitoyens. Les engagements pris seront respectés.
Le Journal du dimanche : Il y a cinq ans, vous étiez ministre, Martine Aubry aussi, Dominique Strauss-Kahn aussi, vous avez échoué. Pourquoi les Français voteraient-ils pour vous ?
Lionel Jospin : Les deux ministres que vous avez choisi d’évoquer ont gouverné deux ans et bien. Pour ma part, je suis fier de ce que j’ai fait en quatre ans à l’Éducation nationale. Nous avons eu aussi d’excellents ministres qui l’ont été dix ans. Mais il ne s’agit pas d’établir ici des palmarès individuels. Il s’agit d’action collective. Dans beaucoup de domaines, je suis heureux de ce que nous avons fait. Dans quelques autres, il y a eu des erreurs à ne plus commettre et des leçons à tirer. La droite gouverne depuis quatre ans et mal. Pour nous, il ne s’agira pas d’un retour en arrière. Nos pratiques politiques seront différentes. Vous ne pouvez avoir là-dessus le moindre doute, car je n’ai jamais changé sur ces questions.
Le Journal du dimanche : Vous avez dit au JDD dimanche dernier : « Cette fois-ci, je me bats pour gagner »…
Lionel Jospin : Ce n’est pas que j’avais hier moins de volonté ou de détermination qu’aujourd’hui, c’est une question de lucidité. En 1995, il n’était pas possible de gagner l’élection présidentielle. Le point de départ était très difficile, il fallait être au second tour puis réussir la plus belle performance possible, afin de nous redonner des chances pour l’avenir. Aujourd’hui, la situation est différente. Compte tenu de ce qu’ont été les dernières années de ce pouvoir, il est important de changer. La campagne a été brusquée afin que rien ne se passe, les Français l’ont compris. Je crois que commence à se produire l’inverse de ce qui était recherché, c’est-à-dire une dynamique du refus mais aussi de l’espoir. Le désir de changement est là. Il va se passer quelque chose.
Le Journal du dimanche : On a prêté au gouvernement Juppé, s’il revenait, l’intention de faire voter une loi d’amnistie sur l’abus de biens sociaux, qu’en pensez-vous ?
Lionel Jospin : Si les Français nous donnent une majorité, il n’y aura aucune loi de ce genre. Mais quand on voit la multiplication des affaires qui concernent la majorité, ce qui se passe dans l’Essonne, dans les Hauts-de-Seine, à la région Île-de-France, quand on voit le tonneau de poudre qui est là à la ville de Paris, quand on voit cette très suspecte affaire de disparition de pièces à la direction de la police judiciaire (dans l’affaire Elf), je pense effectivement que l’ex-majorité, si elle gagne, a cette intention.
Le Journal du dimanche : Cette intention a été démentie.
Lionel Jospin : Vous m’avez pourtant posé la question ? N’a-t-il pas été dit, sous couvert de l’anonymat par un ministre : « On fera la loi d’amnistie car en cinq ans les Français auront le temps d’oublier » ?
Le Journal du dimanche : Tous vos candidats sont-ils « propres » ?
Lionel Jospin : Je le pense.
Le Journal du dimanche : Pouvez-vous donner une bonne raison de voter pour vous à un jeune de 18 ans ?
Lionel Jospin : J’ai envie de lui dire : « D’abord, engage-toi, sois citoyen. » Tout passe d’abord par là. La démocratie n’est pas un grand magasin, où l’on consomme. C’est le lieu d’une cité commune dont les acteurs sont les citoyens. Citoyens et politiques doivent s’engager ensemble à faire l’avenir. C’est ma vision. Elle devrait convenir à la jeunesse.
Le Journal du dimanche : Vous proposez un débat face à face à Alain Juppé, vous venez de refuser le débat à quatre qu’il vous proposait en retour, les Français vont-ils être privés de débat ?
Lionel Jospin : Le débat a lieu déjà dans les 577 circonscriptions de France. Le débat, je le mène avec les citoyens tous les jours. Dès la dissolution connue, toutes les chaînes ont proposé un débat Jospin-Juppé, ça paraissait logique, ça l’est toujours. La majorité sortante est si peu sûre de son champion que M. Juppé et M. Léotard ont concocté ensemble – paraît-il dans un avion – cette nouvelle tentative de combinaison : le débat à quatre. M. Juppé se dérobe à la confrontation face à face. Il ne pourra, en tout cas, se dérober au choix du pays. Je l’attends, ce choix, avec espoir. Car la France veut changer d’avenir.