Interview de M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur, dans "Le Progrès" du 18 avril 1997, sur le renforcement de la coopération judiciaire et policière en Europe, la lutte contre l'immigration clandestine dans l'espace Schengen, et le maintien en vigueur du plan Vigipirate.

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Circonstance : Inauguration du laboratoire de police scientifique et technique à Lyon le 18 avril 1997

Média : La Tribune Le Progrès - Le Progrès - Presse régionale

Texte intégral

Le Progrès : Quelles formes pourrait prendre une Europe de la sécurité ?

Jean-Louis Debré : Posons la question autrement : peut-on aujourd’hui mener avec efficacité, dans le seul cadre national, la lutte contre les différentes formes de délinquance ?

Je ne le crois pas. On peut le regretter, mais c’est ainsi. La lutte contre le crime, le terrorisme ou le trafic de drogue doit être menée dans un cadre européen, voire international. C’est vrai pour la collecte de renseignements, ou pour le développement de la police scientifique et technique. Le laboratoire de Lyon, l’un des plus moderne d’Europe en est un bon exemple. L’efficacité passe donc par des coopérations bilatérales, d’État à État, mais aussi par l’aménagement d’espaces où les pays ont la même attitudes face aux criminels – avec des législations et des pratiques cohérentes entre elles – permettant une bonne collaboration des services de sécurité sur le terrain. L’espace de Schengen en est une première illustration.

Le Progrès : Concernant Schengen, où en est le différend sur la drogue avec les Pays-Bas ?

Jean-Louis Debré : Schengen n’a d’intérêt que si chaque État membre a conscience de ses responsabilités à l’égard des autres pays. Or, 60% de la drogue saisie en France transite par les Pays-Bas ! On peut regretter que ce pays génère encore un phénomène attractif de « tourisme de la drogue » lié tant à la production de cannabis que de drogues de synthèse. Plus qu’une simple différence de législation, c’est une différence d’attitude face à la drogue. Nous avons décidé de renforcer notre coopération bilatérale, mais les Pays-Bas doivent comprendre que si des progrès ont déjà été enregistrés, il y a encore du chemin à parcourir.

Le Progrès : Et l’Italie qui frappe à la porte de Schengen ?

Jean-Louis Debré : L’Italie a sa place dans Schengen et je souhaite qu’elle y entre rapidement. Mais elle n’y entrera que lorsqu’elle aura satisfait aux obligations de sécurité exigées dans un espace de libre circulation. Elle a de grands problèmes avec près de 4 000 km de côtes et sa situation géographique l’expose à une forte immigration irrégulière.

Le Progrès : On parle beaucoup du développement de la criminalité en Europe de l’Est. Ces pays sont censés entrer bientôt dans l’Union européenne, vers l’an 2000…

Jean-Louis Debré : Oui, mais pas à n’importe quelle condition. Nous serons très fermes sur ce point. Les candidats à l’adhésion devront élaborer des législations compatibles avec celles des pays de l’Union européenne. Si j’ai rencontré mes homologues à Varsovie, Budapest, Bucarest et Prague, c’est non seulement pour renforcer la coopération avec la France, mais aussi pour inciter nos amis de l’Est à promouvoir une législation plus proche de la nôtre afin de rendre la lutte contre le crime organisé plus efficace.

Le Progrès : La France et l’Allemagne ont récemment proposé la création d’un « Office policier » européen. Est-ce l’embryon d’une véritable « police européenne » ?

Jean-Louis Debré : Les polices de l’Union doivent toujours mieux coopérer dans un souci d’efficacité. Cette coopération est à l’œuvre dans les domaines du renseignement, pour la mise en place de commissariats communs aux frontières et même pour la coordination d’opérations sur le terrain. Ainsi nous avons avec l’Allemagne quatre commissariats communs. Nous en avons six avec l’Espagne, dont quatre sont déjà en service. Europol verra le jour normalement début 1998. Le conseil européen d’Amsterdam, prévu en juin, sera l’occasion de décider des améliorations à apporter à son fonctionnement et d’un nouveau renforcement de la coopération policière et judiciaire entre les Quinze. Mais il n’est pas question de créer une police internationale ou même européenne au mépris de la souveraineté nationale ? Même si, dans certain cas, la police d’un État de Schengen peut exercer son droit de poursuite.

Le Progrès : L’immigration doit-elle être traitée au niveau européen ?

Jean-Louis Debré : Dans la mesure où la circulation est libre dans l’espace de Schengen, il faut bien sûr que tous les États aient des politiques cohérentes sur les flux migratoires, sur l’accueil de l’immigration légale comme sur la lutte contre l’immigration illégale. Concernant l’immigration irrégulière, la France est d’ailleurs très en retard sur ses voisins : chez nous, le délai de rétention administrative pour les personnes en situation irrégulière est au maximum de 10 jours. Il est de six mois prolongeables en Allemagne et illimité en Grande-Bretagne… Il faudra donc harmoniser ces législations. Même problème avec les renvois groupés d’immigrés illégaux. Dans ce domaine, j’ai d’ailleurs entamé une coopération européenne puisque nous avons organisé neufs vols en collaboration avec nos partenaires européens sur les quarante charters que j’ai décidé d’affréter depuis mon arrivée au ministère.

Plus généralement, la conférence intergouvernementale qui travaille en ce moment à la révision du traité sur l’Union européenne examinera les possibilités d’une meilleure convergence de nos politiques en matière d’immigration pour une plus grande efficacité.

Le Progrès : Cette Europe de la sécurité, on l’a fait à quinze, à vingt… ou avec un nombre restreint de pays ?

Jean-Louis Debré : Nous la ferons avec les pays qui en ont la volonté et les moyens. Cela peut donc nous amener à développer davantage la coopération en matière de sécurité avec quelques États seulement, dans le cadre de la coopération renforcées.

Le Progrès : Vous parlez toujours « de coopération » entre États. Faudra-t-il un jour aller plus loin ?

Jean-Louis Debré : Peut-être, mais il faut en rester pour l’instant – et pour longtemps encore – à une coopération entre États. C’est avec l’habitude du travail en commun que l’on pourra éventuellement envisager d’autres étapes.

Le Progrès : Souhaitez-vous que l’Europe soit un enjeu des prochaines législatives ?

Jean-Louis Debré : La seule question essentielle pour moi est : croyez-vous en la France ? Pour les Français, l’enjeu c’est la France et sa capacité à régler les problèmes d’emploi, à redresser notre économie et à assurer la sécurité et la tranquillité publique en luttant chaque jour, et avec plus d’efficacité contre la délinquance et la criminalité. C’est aussi sa place en Europe. Les années socialistes ont été des années d’avachissement et d’abandon de la souveraineté française. L’Europe est pour les socialistes un alibi en l’absence de politique française. Une sorte de magma où la France n’aurait plus aucune personnalité. Nous, nous voulons remettre le pays dans la bonne voie, pour que l’Europe se construise avec et autour de la France. D’ailleurs, je suis persuadé que l’Europe ne peut s’édifier et prospérer qu’avec une France forte et respectée.

Le Progrès : L’approche des élections en Algérie vous conduira-t-elle à prendre en France des mesures particulières ?

Jean-Louis Debré : Naturellement, nous suivons avec une attention particulière la situation en Algérie. Le contexte et l’approche d’échéances électorales m’incitent à une grande vigilance. En accord avec le Premier ministre, j’ai non seulement décidé de maintenir le plan Vigipirate, mais aussi de le renforcer en certains endroits.