Texte intégral
La Vie : Que vous inspire l’affaire Renault ?
Jacques Barrot : Elle démontre que nous avons intérêt à sortir de cette Europe du milieu du sociale gué, pour aller jusqu’à l’union économique, monétaire et sociale qui, seule, permettra aux États nationaux de faire converger leur stratégie industrielle, et de concevoir une politique. Il faut accélérer le mouvement.
La Vie : L’accélérer et non pas, comme certains le préconisent, freiner en disant que c’est la faute à l’Europe de Maastricht ?
Jacques Barrot : Ça n’est pas la faute de Maastricht ! C’est le résultat de mondialisation. La construction d’une union économique et sociale constitue le meilleur moyen d’assumer les exigences de la mondialisation, sans vivre celle-ci dans la peur, et sans la subir. Avec un espace européen unifié et organisé, nous pourrons développer un vrai modèle de société qui fera bien sûr sa place à la compétitivité, mais qui permettra aussi d’assurer le maintien d’un certain nombre de solidarités. Si nous réussissons à nous unir, nous pourrons concilier efficacité économique et cohésion sociale.
Pour éviter le retour de tels drames humains, il faut absolument une gestion prévisionnelle de l’emploi à l’échelle européenne. J’ai fait voter à l’Assemblée nationale la création de comités de groupes européens : il y aura désormais une obligation d’informer, de consulter avant de telles opérations. Et l’Union économique et monétaire impliquera, qu’on le veuille ou non l’élaboration de vraies stratégies industrielles et sociales à l’échelon européen.
La Vie : L’opinion ne saisit pas très bien la cohérence de la politique gouvernementale. A quoi ressemble ce modèle de société dont vous parlez ?
Jacques Barrot : C’est une société qui revalorise l’initiative personnelle, la responsabilité, le goût d’un développement quantitatif, et qui assure les solidarités dont dépend la cohésion sociale.
Voilà comment je vois le paysage : il existe trois familles de risques.
Première famille : la maladie, la vieillesse, la dépendance des personnes âgées. Face à ces risques, nous disposons d’un des meilleurs systèmes au monde. Mais il faut absolument en améliorer la gestion pour maîtriser l’évolution des coûts, et pour éviter des prélèvements supplémentaires incompatibles avec les règles de l’efficacité économique. Tout mon travail consiste à freiner une progression excessive de la dépense. Je revendique un premier succès : nous avons terminé l’année 1996 avec un taux de progression qui tourne autour de 2,2-2,3 %. C’est une forte décélération par rapport à l’augmentation de 5 % que nous avions connue en 1995.
Deuxième famille de risques : l’exclusion, qui nous a conduit à concevoir la loi de cohésion sociale, que le Parlement étudiera à partir du 15 avril. Il s’agit notamment d’aller au-delà de l’attribution du revenu de remplacement à ceux qui sont sans ressources. Nous gardons la philosophie du RMI mais nous allons au-delà. Nous offrirons à des titulaires actuels du RMI un contrat d’activité, offrant pendant cinq ans un véritable salaire, moyennant une participation aux tâches d’intérêt général. C’est une sécurité, et une réelle chance de promotion.
La Vie : Pourquoi a-t-il fallu attendre deux ans entre la promesse de Jacques Chirac et ce projet de loi ?
Jacques Barrot : Il nous a fallu travailler au plus près avec les associations, et faire preuve d’imagination. Il y aura les contrats d’initiatives personnalisés d’insertion professionnelle, par les lesquels une association devra assurer le parrainage d’un jeune pendant 18 mois, jusqu’à son insertion, avec obligation de résultats.
Troisième famille de risques, enfin : celui de l’ignorance. La pire des situations, pour le citoyen de l’avenir, sera d’éprouver des difficultés pour communiquer par langage informatique, dans une langue étrangère, d’être affronté à une mutation des technologies, à une internationalisation de l’économie sans avoir accès à ces nouveaux moyens de communication. Le président de la République vient de consacrer ce projet de « droit à la formation tout au long de la vie », sous forme de compte épargne formation. Il faut que nous débouchions, sur un double dispositif : d’une part, la possibilité pour le travailleur de se constituer une épargne temps-formation avec une somme d’heures rémunérées et stockées ; d’autre part, la mise en place d’un dispositif de validation des compétences et des savoir-faire qui sera placé sous la responsabilité conjointe de l’entreprise, de l’université et de la région.
Voilà comment je conçois mon action, éclairée par l’idée qu’il faut élaborer une organisation de la société qui suscite chez nos concitoyens un fort sentiment d’appartenance à la communauté nationale. La cohésion crée la stabilité et devient un facteur de croissance. Il ne faut pas épouser des modèles de type anglo-saxon, qui semblent apporter à court terme une efficacité mais risquent de déboucher en fait sur un démembrement de la société.
La Vie : Dans la société française, d’aujourd’hui qu’est-ce qui vous donne le plus confiance e qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
Jacques Barrot : Ce qui me donne le plus confiance, c’est que la société française est une des plus jeunes d’Europe, et qu’une société jeune s’adapte beaucoup mieux que les autres. Encore faut-il que nous guérissons d’un mal, qui est de n’avoir pas su faire converger la connaissance avec l’insertion dans la vie économique et sociale. Nous avons bâti un système éducatif qui était fait pour un monde stable et qui n’a pas suffisamment tenu compte d’un environnement économique en constante mutation. Si nous parvenons à remédier à cela, notre jeunesse deviendra un atout décisif.
Ce qui me rend pessimiste, c’est le manque de compréhension chez certains Français qui appartiennent au secteur public, des contraintes auxquelles sont confrontés leurs compatriotes du secteur compétitif. Le secteur public est certes détenteur d’un certain nombre de valeurs de la République, mais il n’est pas dispensé pour autant de faire des efforts d’adaptation pour accompagner, mieux qu’il ne le fait aujourd’hui, tous ceux qui sont exposées à la compétition.
La Vie : Avez-vous le sentiment que la France souffre de dépression nerveuse ?
Jacques Barrot : Il ne faut pas exagérer. J’ai aussi et surtout l’image d’une France dynamique et conquérante. Les petites et moyennes entreprises se battent avec succès sur les marchés extérieurs. Chez moi, en Haute-Loire, nous avons vu en vingt ans se lever une vraie génération de chefs de PME exportateurs. A côté de ça, il y a effectivement une France un peu « pépère ».
La Vie : Conservatrice ?
Jacques Barrot : Non, non, « pépère ». Une France qui se laisse vivre quand les choses vont à peu près bien, mais qui broie du noir dès que la croissance se fait plus difficile. La meilleure manière de ne pas broyer du noir, c’est d’agir. Si j’avais un slogan, ce serait : « Rendons-nous mutuellement le goût d’agir ». Il y a tellement de choses à faire.
La Vie : Vous diriez cela à un chômeur ?
Jacques Barrot : Je ne le dirais pas un chômeur qui cherche tous les jours un emploi. Je n’ai pas le droit de le lui dire. Mais j’ai le devoir de le dire à des employeurs ou aux Français qui sont en mesure de créer des activités. Mon rôle est d’agir pour les chômeurs. Mais pour leur apporter des réponses, il faut que ceux qui sont mieux placés dans la société française se défoncent.
La Vie : C’est difficile d’être le ministre à qui on apporte presque chaque mois les mauvais chiffres du chômage ?
Jacques Barrot : Nous avons eu quelques bons chiffres, qu’il ne faut pas taire. Les efforts en faveur des jeunes ont fait redescendre le nombre de jeunes chômeurs de plus de 650 000 à moins de 600 000. Nous avons obtenu, grâce à notre politique en faveur des chômeurs de très longue durée, le retour sur le marché du travail ou dans des emplois d’utilité publique de chômeurs compris dans cette catégorie, leur évitant ainsi le passage au RMI. Mais je ne veux pas cacher aux pays les mauvais chiffres, ou les minorer. On n’aide pas un pays à s’adapter sans tenir tous les jours un langage de vérité, sans se donner les moyens de lui montrer que l’effort engagé, peu à peu, porte ses fruits.
La Vie : Quel calendrier fixez-vous pour obtenir des résultats ?
Jacques Barrot : Il faut du temps pour conduire ces politiques. La réforme de la sécurité sociale n’est pas seulement faite d’ajustements, mais d’une véritable redistribution des rôles. Il faudra plusieurs années pour que cette nouvelle donne produise tous ses effets et que nous parvenions, non pas à un équilibre comptable systématique, mais à éviter que l’évolution des dépenses ne crée des déficits chroniques qui exigent, pour être comblés, des prélèvements supplémentaires. Le projet sur la cohésion sociale est accompagné d’un programme sur cinq ans, avec 300 000 contrats d’initiative locale et 200 000 itinéraires personnalisés d’insertion. Je voudrais que le droit à la formation tout au long de la vie débouche d’ici à l’automne sur un projet de loi après une négociation interprofessionnelle active.
La Vie : Vous ne semblez pas avoir convaincu les personnels des hôpitaux des bienfaits de la réforme ?
Jacques Barrot : L’effort demandé à l’hôpital en 1997 n’est pas aisé. Mais il est nécessaire si on veut une progression des dépenses plus raisonnable. Nous nous efforçons de rendre cet effort équitable en instaurant la première péréquation entre les régions, certaines étant jusqu’ici nettement moins dotées que d’autres. Ce rééquilibrage va permettre d’attribuer les moyens en fonction des vrais besoins établis selon des critères objectifs.
En outre, cet effort de meilleure gestion ne doit pas masquer la démarche parallèle qui vise à évaluer systématiquement la qualité des établissements hospitaliers. Ce sera une occasion unique pour l’hôpital public de montrer ses capacités d’organisation, ce sera la chance pour les équipes hospitalières de travailler de manière beaucoup plus coordonnée, plus responsable aussi grâce à une meilleure délégation des pouvoirs au sein de l’hôpital.
Toute réforme présente à ses débuts, des aspects rudes, ingrats, mais elle est porteuse d’espérance, de chances nouvelles. Je suis convaincu que les hospitaliers passionnés de leur métier sauront s’organiser pour relever ce défi.
La Vie : Faut-il continuer à appliquer la loi Robien sur la réduction du temps de travail ?
Jacques Barrot : Il faut en faire un bon usage. La loi Robien est bonne dans la mesure où on l’applique en respectant trois règles du jeu. D’abord, l’entreprise doit se réorganiser pour gagner en efficacité. Ensuite, les salariés doivent y trouver de meilleures conditions de travail, des horaires allégés, en acceptant éventuellement une modération des rémunérations. Enfin, l’arrivée de nouveaux venus dans l’entreprise doit en accroître le dynamisme. Mais si les entreprises n’y recourent que pour bénéficier pendant sept ans des baisses de cotisations, gare aux déconvenues. Autre risque celui de recourir à la loi Robien comme à un dispositif malthusien : « Fini la croissance, partageons-nous le travail. » Il faut combattre de toutes nos forces l’esprit malthusien parce que ce n’est pas en tournant le dos à la croissance que la France résoudra ses problèmes. C’est donc moins un problème de coût qu’un problème de bon usage de la loi. Un audit sera réalisé à l’automne. En attendant, je veille à ce que son application soit raisonnable. J’ajoute qu’il ne faut pas réduire toute notre politique d’aménagement du temps de travail à cette loi, en oubliant les autres dispositifs : annualisation du temps de travail, temps partiel…
La Vie : Quelle est la meilleure manière de lutter contre le Front national ?
Jacques Barrot : Il faut lui opposer les vraies valeurs. Le Front national pratique un nationalisme exacerbé ? Répondons-lui par un patriotisme authentique, par un attachement à la communauté, car le patriotisme ne se définit pas par le refus de l’autre mais par la promotion de sa propre patrie. Il faut répondre par la générosité à tous les ferments de haine et d’agressivité, une vraie générosité qui fasse en sorte que les élites soient plus proches du peuple, de leurs concitoyens moins favorisés, s’efforcent de mieux comprendre ce qui se passe dans les cités en difficulté, assument leur part dans la lutte contre toutes les formes de violence. Il faut beaucoup nous occuper de ce que les sociologues appellent la « classe anxieuse », de ceux qui s’interrogent sur leur avenir. Il ne faut pas se laisser obséder par le Front national lui-même, mais s’occuper des facteurs qui font naître cet extrémisme comme le parasite sur l’arbre qui, faute de sève démocratique, se trouve vulnérable.
La Vie : Qu’est-ce que ça change, d’être un homme politique chrétien ?
Jacques Barrot : Peut-on revendiquer d’être chrétien ? Le vrai souci quotidien, c’est de l’être. Pour cela, il faut sans cesse essayer de faire une plus grande place aux autres dans son propre champ de préoccupation et d’action.