Article de M. Jack Lang, député PS et président de la commission des Affaires étrangères de l' Assemblée nationale, dans "Le Monde" le 10 février 1998 intitulé "L'AMI, c'est l'ennemi", et interview à "Libération" le 16, sur l'accord multilatéral sur l'investissement (AMI) et l'exigence de l'exception culturelle.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - Libération

Texte intégral

LE MONDE  - 10 février 1998

La machine infernale à déstructurer le monde avance inexorablement dans les coulisses des organisations internationales. Après la dérégulation du commerce mondial, voici le temps venu de la dérégulation des investissements. Sous le nom d'accord multilatéral sur l'investissement (AMI) se dessine clandestinement à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) un projet clair : la délocalisation généralisée des investissements.

Déjà, le GATT puis l'Organisation mondiale du commerce (OMC) avaient consacré l'hégémonie américaine et par là même un modèle de développement destructeur des singularités nationales et des économies locales. Les récents débats sur la viande aux hormones ou le maïs transgénique ont montré comment les impératifs commerciaux d'une grande puissance font fi des exigences de la santé et de la qualité des produits naturels.

La même logique anime les inventeurs de l'AMI. Sous prétexte de lever tous les « obstacles à l'investissement », ils s'attaquent en vérité aux politiques originales de croissance, à la liberté des peuples de choisir leur propre voie et au droit à la création autonome. Il est plus que temps de dire non à cet AMI qui ne nous veut pas du bien.

L'AMI instaurerait la toute-puissance de l'argent, même non productif. Aux investisseurs tous les droits, aux Etats tous les devoirs, Progressivement, la souveraineté de la puissance publique serait transférée à des personnes privées (physiques ou morales). Ainsi de péril les législations nationales protectrices de l'intérêt public : emploi de main-d'oeuvre ou de matériaux locaux, préservation de l'environnement, plafonnement de participation dans des secteurs vitaux des économies nationales, a limitation de rapatriement de capitaux.

A terme-serait balayé un siècle de lutte pour le progrès social et l'établissement d'une société plus juste : que restera-t-il de la garantie du salaire minimum, des aides aux régions défavorisées, des subventions à l'emploi ? Les firmes qui s'estimeraient lésées auraient dorénavant la possibilité de saisir un tribunal ad hoc et d'exiger de substantielles compensations, - voire l'abrogation de législations nationales ou communautaires gênantes. Ce serait même au seul investisseur de choisir la juridiction : devant laquelle il souhaitera porter le différend.

Qui défendra alors les consommateurs puisque l'AMI n'envisage même pas l'hypothèse d'un Etat portant plainte contre un investisseur ? Et que dire des effets niveleurs de cet accord sur les économies fragiles des pays du Sud ? Les investisseurs, eux, ne seraient astreints à aucune obligation. Ils pourraient même bénéficier des régimes fiscaux et des aides financières des entreprises nationales.

Ainsi s'édifierait une sorte de soviet économique mondial animé par les dirigeants des grands groupes et soustrait au contrôle des peuples. Face à ce Goliath, les Etats seraient privés de réels moyens d'actions.

Ainsi s'édifierait une sorte de soviet économique mondial animé par les dirigeants des grands groupes et soustrait au contrôle des peuples. Face à ce Goliath, les Etats seraient privés de réels moyens d'action : le principe du traitement national serait élargi à tous les investisseurs, la clause de la nation la plus favorisée serait automatiquement généralisée, la règle du statu quo interdirait toute nouvelle exception, les mesures non conformes à l'AMI seraient annulées (rollback).

Ce projet d'accord représenterait d'autre part une menace directe contre la construction européenne puisqu'il risquerait de remettre en cause le principe d'intégration économique régionale qui fonde notre Union. Nous serions obligés d'étendre aux autres parties toute nouvelle mesure communautaire de libéralisation. Quid d'une harmonisation des législations des Quinze ? Quid de la politique agricole commune ? Quid des fonds structurels ? Quid d'une politique européenne de l'emploi ?

Il va sans dire que de telles dispositions compliqueraient sérieusement l'adhésion à l'Union européenne de pays signataires de l'AMI. Ne cherche-t-on pas tout simplement à faire imploser notre communauté et notre modèle social ?.

Cette offensive des ultralibéraux est enfin dirigée vers le marché européen de l'audiovisuel qui absorbe déjà 80 % des exportations hollywoodiennes. Si nous n'y prenons garde, notre « exception culturelle » risque cette fois d'être balayée.

En vertu de ce projet d'accord, le Fonds de soutien au cinéma serait contraint de financer son principal rival, Hollywood. De même, les programmes européens d'aide à la création, comme Média II ou Eurimages; seraient ouverts à nos concurrents, qui n'auraient aucune obligation, comme c'est la règle en France, de réinvestir dans la production une partie de leur chiffre d'affaires. Les quotas de diffusion seraient automatiquement battus en brèche. Les accords de coproduction qui octroient un traitement préférentiel à certaines entreprises étrangères, deviendraient caducs, puisqu'ils dérogeraient à la clause de la nation la plus favorisée. Avec l'AMI, la mécanique à broyer et à raboter les cultures fonctionnerait à plein rendement.

L'AMI nierait en même temps la singularité de toute oeuvre de création, ravalée au rang de produit. Il se fonderait d'ailleurs sur le principe strictement technique de la « convergence », qui permet, grâce au numérique, le transport et le regroupement simultanés de services et d'équipements grand public (téléphone, télévision, ordinateur...). La convergence accorderait la suprématie au contenant sur le contenu, qui est même superbement ignoré : un fax vaudrait un film, sous le fallacieux prétexte qu'ils utilisent l'un et l'autre le même mode de transmission.

La Commission européenne ne paraît pas, malheureusement, insensible à cette « convergence », puisque, dans un récent Livre vert sur les télécommunications et le multimédia, elle envisage d'en « maximiser les avantages ». Il faut appeler un chat un chat : le cheval de Troie ultralibéral est entré à Bruxelles. Malgré certaines proclamations, l'idéologie mercantiliste a pénétré la conscience de nombreux commissaires : en témoignent la menace de remise en cause du prix unique du livre ou le nouveau projet d'accord de libre échange avec les Etats-Unis. Le combat contre l'AMI n'est pas plus passéiste que perdu d'avance: Face à cette marchandisation de l'homme, donnons-nous les moyens, politiques et économiques, de préserver notre liberté d'être et de créer.

On attend, entre autres choses, de la gauche qu'elle prenne aujourd'hui la tête d'une bataille idéologique forte et originale, qu'elle fasse ainsi oublier sa passivité ou sa complaisance lors de la renégociation des accords du GATT, à l'occasion de laquelle un haut responsable socialiste s'était écrié : « Mieux vaut un mauvais accord que pas d'accord ! » Imaginons un « nouveau Bretton-Woods », tel que le proposait, en 1996, sous l'impulsion de Pierre Moscovici, la convention nationale du Parti socialiste sur la mondialisation.

Pour l'heure, un seul mot. d'ordre devrait réunir les hommes de progrès, celui si bien résumé par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques : « l'AMI, c'est l'ennemi ». L'ennemi de la diversité, l'ennemi de la création, l'ennemi de la justice sociale.


LIBERATION - 16 février 1998

Q - Vous avez récemment déclaré que « l'AMI c'est l'ennemi », mais les gens de cinéma vous ont accusé de vous « réveiller tard »…

Un reproche injustifié. C'est moi qui, en tant que ministre de la Culture, ai inventé l'expression « exception culturelles » et c'est moi qui ai imposé le système de quotas de diffusion européens, dans un combat parfois très solitaire face à la Commission de Bruxelles. En ce qui concerne l'AMI, j'ai agi dès que j'ai été informé. En octobre, j'ai ouvert la conférence organisée à l'Assemblée par l'Observatoire mondial de la mondialisation, par une allocution dont le contenu était déjà celui de la tribune que j'ai signée la semaine dernière... Qui en a parlé ? C'était le règne de l'indifférence et de la non-information Moi-même, quand j'ai été alerté par mes amis de l'Observatoire, je suis tombé des nues. J'ai eu du mal à débusquer de quoi il s'agissait... Mes collaborateurs ont dû jouer les Sherlock Holmes.

Depuis, j'essaie de renverser ce mur du silence. Il est anormal que le Parlement soit tenu dans l'ignorance. L'AMI vise à soustraire les intérêts des investisseurs au contrôle des peuples et ses inventeurs ont mis leur accord en application avant même qu'il ne soit conclu, en confinant les négociations aux « experts ». Il faut un sursaut. Je me félicite de la prise de position du gouvernement, du Premier ministre, pour défendre l'exception culturelle et réaffirmer que la France ne signera pas sans cela…

Q - Mais l'exception culturelle est elle crédible dans le cadre AMI ?

L'exigence de l'exception culturelle va de soi. C'est un casus belli absolu. La France n'est d'ailleurs pas isolée : le Canada, divers pays de l'Union, sont sur les mêmes positions. Il faut remarquer, d'ailleurs, qu'il n'y a pas que l'audiovisuel qui soit menacé mais aussi la presse, les éditions numériques, le livre... Et tout ça se situe dans le contexte d'une sorte d'offensive générale pour faire la peau à tout ce qui est culturel, y compris au sein même de la Commission européenne : remise en cause du prix du livre à travers une procédure contre l'Allemagne et l'Autriche, livre vert sur les télécommunications, etc.

Pour en revenir à l'AMI et à l'exception culturelle, il y a différentes techniques prévues par le droit international : une exclusion générale portant sur la culture et la propriété intellectuelle ou bien des « réserves » nationales ou collectives. Mais allons au-delà. Sur le cinéma et l'audiovisuel, je ne suis pas trop inquiet. Nous gagnerons. Seulement, on ne peut pas se contenter de cette optique sectorielle : c'est l'ensemble de l'accord qui est vicié, pas seulement sa partie culturelle.

Q - Donc, vous refusez l'AMI dans sa globalité ?

Fondamentalement, la philosophie de ce traité est inacceptable. Il vise à instaurer une sorte de pouvoir mondial des multinationales. Un pouvoir suprême, soustrait au contrôle des juridictions nationales, qui coupe court aux législations sociales, culturelles, protectrices de l'environnement. Le secrétaire général de l'OCDE le nie, mais il suffit de lire les textes. A preuve : la procédure qui permet à un investisseur de traîner un Etat devant une juridiction spéciale, pour demander éventuellement des dédommagements contre toute politique qui le contrarierait. C'est « aux investisseurs tous les droits et aux Etats tous les devoirs » ! Cette remise en cause des souverainetés nationales au profit des grands groupes est inadmissible…

Jusqu'aux Américains qui se retrouvent en porte-à-faux. Le traité vise à détruire les intégrations régionales. Il est donc contraire aux principes de l'Union européenne, mais aussi à ceux de l'Alena, ce marché commun que les Etats-Unis ont constitué avec le Mexique et le Canada et qu'ils voudront protéger... Pourtant, d'un autre côté, le Congrès américain élabore des législations qu'il prétend imposer sur le territoire des autres nations : voyez la loi D'Amato, faite pour sanctionner les Etats qui commercent avec des pays que les Etats-Unis boycottent ! Tout cela concourt au même résultat : la négation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Q - Donc, il ne faut pas signer ?

En l'état actuel de l'avant-projet, le texte est inacceptable et il ne sera pas accepté. Jamais le Parlement ne le ratifiera. J'ai déjà retardé le traité d'Amsterdam et l'accord entre l'Union et Israël, là je suis certain d'entraîner une majorité de députés avec moi. Cela dit, il faut que la gauche s'empare du débat. Cet avant-projet doit être soit jeté aux oubliettes, soit radicalement modifié.