Texte intégral
Challenges. - Aviez-vous prévu le retour de la gauche au pouvoir dans plusieurs pays européens tel qu’il s’est produit au cours des deux dernières années ?
Jacques Delors. - J’ai été plutôt surpris, je l’avoue, par les résultats des élections en France. Je suis attentif à l’expérience Prodi en Italie, pleine de promesses, et dont la durée excède ce qui était la tradition dans ce pays. Mais la voie nouvelle empruntée par la social-démocratie européenne était annoncée par ce qui se passait au Royaume Uni, notamment dans des revues et dans les milieux intellectuels, par les discussions au sein du SPD allemand et aussi par l’expérience néerlandaise.
Q. : Les victoires électorales ne sont-elles pas venues trop tôt, au regard de ce travail de réflexion ?
R. : Il y a une grande distance entre l’effervescence intellectuelle et la mise en œuvre d’une thérapie de la société. Le temps a manqué aux socialistes français. Au Royaume-Uni, où la remise en cause, plus ancienne, a été le plus loin, certains estiment que les analyses sont brillantes, mais que la mise en œuvre peut se révéler délicate. C’est aux Pays-Bas que l’adaptation aux temps nouveaux a connu le plus de succès.
Q. : Quelle voie reste-t-il à une politique de gauche dans une économie mondialisée marquée par le modèle libéral ?
R. : Avant d’en venir à l’économie, je veux souligner la profondeur de la réflexion philosophique, notamment en Angleterre.
Celle-ci a permis de forger les deux expressions clés du blairisme : une société de partenaires, par opposition à la société d’actionnaires chère aux ultra-libéraux, et la revitalisation des structures permettant à l’individu de nourrir son sentiment d’appartenance - la nation, la famille, l’école. L’accent est mis sur la responsabilité individuelle et la participation de l’individu au progrès de la société. Cette conception rompt avec l’économisme qui gouverne la politique depuis le début des années 70. Sans ce point de vue moral, impossible par exemple de comprendre les transformations qui agitent le SPD outre-Rhin.
Q. : Venons-en maintenant à ce qui devrait être le cœur d’une politique économique de gauche...
R. : La gauche n’a pas encore retrouvé une théorie de la régulation. Au cours des Trente Glorieuses, un double compromis s’était établi : entre l’Etat et le marché, entre le capital et le travail. Et ce, dans un contexte qu’il convient de rappeler : les taux de change étaient fixes (du moins jusqu’en 1971) ; l’Etat pouvait agir sur les taux d’intérêt et l’épargne ; la puissance publique payait les (suite de la page 115) charges que le système productif n’assumait pas (ce que les économistes appellent les « externalités »). La négociation sociale venait compléter le dis positif dans les pays à forte syndicalisation. C’était une économie de plein emploi, où l’on s’efforçait de contrôler l’inflation. Il y avait donc une politique, implicite ou explicite, des revenus et une politique des changes.
Le contexte actuel ne permet plus ce type de politique. Si les sociaux-démocrates n’inventent rien, il n’y aura plus que le marché et sa main invisible. Or, selon moi, le marché livré à lui-même, sans régulation, ne fonctionne pas de manière satisfaisante. Il faut donc inventer de nouveaux instruments de régulation.
Q. : Ce travail de création a-t-il déjà commencé quelque part ?
R. : Les Pays-Bas ont brillamment relevé le défi. Ils ont pris acte de l’économie ouverte, ce qui était dans leur tradition. Ils ont conclu des accords entre partenaires sociaux, depuis le grand accord tripartite de Wassenaar en 1982. L’Etat, le patronat et les syndicats ne s’abandonnent pas au jeu du marché, mais agis sent de manière concertée pour optimiser les résultats. La recherche inlassable du consensus est d’ailleurs une des grandes traditions et la force des Pays-Bas.
Q. : Que faire en France, où la négociation sociale est tellement moins développée ?
R. : Chacun des acteurs sociaux doit réfléchir. Le patronat d’abord. Il est bien sûr libre de délocaliser des activités hors de France ou d’Europe. Mais si le capital humain est trop négligé, la collectivité devra en payer le prix et les entreprises une part plus importante qu’aujourd’hui.
Les syndicats, eux, doivent accepter de conclure des accords-cadres : ce que même les organisations italiennes et espagnoles ont fini par faire. Ils doivent aussi accepter que la priorité soit donnée à des négociations décentralisées. Ce qui ne signifie évidemment pas de laisser l’individu isolé face au patron. Il faudra aussi que les syndicats se dotent de moyens nouveaux. La grève est devenue une arme plus difficile à manier. A quel autre moyen pourraient-ils recourir ? Peut-être aux fonds de pension. Ils disposeraient là d’un levier pour que les entreprises soient gérées avec des objectifs de développement à long terme, et non de rentabilité à court terme. Enfin, le syndicalisme doit s’occuper des chômeurs, ce qui suppose qu’il soit présent non seulement en entreprise mais aussi au niveau local - par exemple au sein de nouvelles Bourses du travail, lieux d’échange, d’aide et de formation.
L’Etat, quant à lui, a la responsabilité des investissements humains et matériels sans lesquels rien n’est possible : l’éducation, l’aménagement du territoire, la recherche et l’innovation... Bien mieux, il y a place pour un commissariat au Plan rénové, pour la prévision, la recherche de cohérences économiques et sociales, et comme carrefour d’expression de la société.
Q. : Les partis de gauche de l’Europe n’ont-ils pas encore plus de mal à inscrire leur réflexion dans le cadre européen ?
R. : Le consensus est total sur le maintien des grands acquis de la social-démocratie (protection sociale, plein emploi), avec bien entendu les adaptations nécessaires. Mais, au-delà, tout est en jachère.
Q. : L’Europe que vous avez contribué à construire n’est-elle pas d’essence libérale ?
R. : Quand je suis arrivé à la Commission européenne en 1984, l’Union était dans une phase de stagnation. Les forces au pouvoir étaient davantage séduites par le néo-libéralisme, voire l’ultra-libéralisme, que par les thèses social-démocrates. Pour relancer la construction européenne, il fallait soit une volonté politique forte débouchant sur une réforme institutionnelle, soit la monnaie unique. J’ai proposé ces options. Mais il n’y a pas eu d’accord des Dix. Il m’a semblé alors que l’approche par l’économie était la seule possible et la seule efficace. Comme un marin, j’ai pris le vent, en proposant un marché unique permettant de renforcer la compétitivité des entreprises, mais aussi de créer un ensemble régional limitant les mouvements anarchiques de la mondialisation. Cette avancée en a permis d’autres. Ainsi, deux ans plus tard, nous avons fait adopter des politiques communes, comme l’un des outils de la nécessaire régulation. C’est ainsi que les fonds consacrés à l’aménagement du territoire sont passés de 5 milliards d’écus en 1984 à 33 milliards (environ 215 milliards de francs, NDLR), soit le tiers du budget communautaire.
J’ai aussi proposé, dès 1984, la libéralisation des capitaux, car les vents soufflaient très fort dans cette direction, mais en sachant que cette décision déboucherait inévitablement sur les questions de la monnaie unique et de la coordination des politiques économiques nationales.
A partir de 1985, nous avons également réuni les partenaires sociaux, ce qui a abouti à trois grands accords européens : règles d’information et de consultation des salariés, congé parental, temps partiel. Vous voyez bien que, derrière une politique d’apparence libérale, la pensée sociale-démocrate n’a pas cessé d’inspirer mon action.
Q. : Que vous le vouliez ou non, l’Europe sociale est un échec...
R. : La bataille idéologique continue. C’est normal. Certains gouvernements font l’éloge inconditionnel de la globalisation. D’autres sont partisans de régulations. Pour la monnaie unique, nous avions prévu un équilibre entre le pôle monétaire et le pôle économique et social. Les gouvernements ont été incapables de le mettre en œuvre par excès de pragmatisme ou par concession à la mode. A moins qu’ils ne se mentent à eux-mêmes : ils se disent contre la main invisible du marché, mais ils ne font rien pour contrecarrer ses effets néfastes.
De toute façon, ils vont être contraints de changer. Le mouvement intellectuel va les pousser dans la voie du changement ; les débats dans le camp social-démocrate aussi. Des événements sociaux ne manqueront pas de surgir, renforçant la pression.
Q. : Face à ces changements, Lionel Jospin n’est-il pas en retard sur Tony Blair ?
R. : Le temps a été compté à Lionel Jospin pour faire admettre aux militants du PS et aux électeurs que nous vivions dans une économie ouverte et que nous devions participer à la seule grande aventure collective du moment, l’Europe. Il lui était difficile de faire plus. Les socialistes français mèneront finalement mieux ce travail de rénovation au pouvoir que dans l’opposition. Ils seront obligés d’inventer des solutions conciliant leurs valeurs et les contraintes de la mondialisation et du progrès technique.
Q. : Les socialistes français doivent-ils marcher sur les traces libérales de Tony Blair ?
R. : Je fais crédit à Tony Blair, en rejetant la caricature qu’en font souvent les journaux. Sur la question centrale de la philosophie sociale, il a mené la réflexion plus loin qu’aucun autre dirigeant de gauche européen. Contrairement aux clichés médiatiques, il y a dans le blairisme des finalités et déjà des actes qui tournent complètement le dos au thatchérisme. En disant cela, je ne fais pas preuve d’admiration béate : comme tout homme politique, Tony Blair va être confronté aux réalités du pouvoir. Et il peut toujours succomber à son vertige. Il y a un moment où le poids des communicants qui entourent les gouvernants menace de leur faire oublier jusqu’à l’essence de leur politique.
Q. : Après les travaillistes anglais et les socialistes français, les sociaux-démocrates allemands pourraient accéder au pouvoir cette année. Quelle est la portée de la rivalité entre leurs deux principaux leaders, Oskar Lafontaine et Gerhard Schröder ?
R. : Cette opposition d’hommes ne reflète pas le problème central : le pays va-t-il garder le modèle rhénan fondé sur le partenariat social ou basculer vers le modèle anglo-saxon dominé par la main invisible du marché ? C’est un choix historique pour l’Europe. Si l’Allemagne bascule vers le modèle anglo-saxon, la création d’une Europe équilibrée entre l’économique et le social de viendra très difficile. Il faut suivre de près les débats du SPD sur ce sujet, mais je reconnais que le danger existe qu’il ne cède à un trop grand pragmatisme.
Q. : Quand vous voyez que l’idéal européen irrigue le travail de rénovation de la gauche, ne considérez-vous pas que Jospin, Blair, Prodi et les autres forment la génération Delors ?
R. : Ils n’aimeraient pas - pour certains d’entre eux - que l’on dise cela. Mais je ne suis pas mécontent du travail militant que j’ai mené depuis la période des clubs politiques des années 60 jusqu’aux responsabilités européennes. L’effort difficile de réflexion intellectuelle et d’écoute de la société doit se poursuivre et s’amplifier dans les partis et en dehors de ceux-ci.