Interview de MM. Jacques Delors, membre associé du bureau politique du PS et ancien président de la Commission européenne, et Emilio Gabaglio, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, dans "Le Figaro" du 11 février 1998, sur l'importance de la participation des syndicats à la gestion de l'économie et leur nécessaire adaptation face à la construction européenne.

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LE FIGARO économie. - Vous avez présidé pendant dix ans la Commission européenne. Quelle analyse tirez-vous de cette expérience sur l'évolution des organisations syndicales ?

Jacques DELORS. - Les débuts de la société industrielle n'ont guère été favorables au syndicalisme, dont les organisations étaient insuffisamment regroupées. Ils ont ensuite établi un rapport de forces qui a beaucoup influencé ce que l'on appelle le modèle européen, même s'il revêt des formes diverses selon les pays. Mais ce modèle était quand même une heureuse combinaison du jeu du marché, des interventions publiques et de la négociation sociale. Ce modèle nous a conduits à une période de progrès et de plein emploi, les Trente Glorieuses.
Le syndicalisme doit affronter maintenant une mutation dont il est difficile de maîtriser intellectuellement tous les aspects. Le rapport de forces lui est devenu défavorable. Ensuite. on assiste à une diversification des statuts des travailleurs, du contrat à durée indéterminée au chômeur. Ce défi existerait de toute façon avec ou sans la construction européenne. Il faut bien faire cette distinction de méthode si l'on veut comprendre le phénomène. Car, en France, on a tendance à confondre globalisation et construction européenne. Le syndicalisme doit, pour survivre, élaborer une stratégie de changement négocié. Ce qui lui pose le délicat problème du choix entre la défense à tout prix des acquis et des avantages corporatistes et celle en fonction des réalités économiques et sociales, des intérêts moraux et matériels des travailleurs.

Q. :  En tant que syndicaliste, est-ce que vous faites également ce constat ?

Émillo GABAGLIO. -Sur le constat, je suis fondamentalement d'accord. Le syndicalisme doit affronter en même temps le changement fondamental du travail qui nous oblige à retrouver une représentativité, voire une légitimité que nous risquons de perdre. L'éclatement des statuts génère des aspirations différenciées, ce qui ne facilite pas l'action des syndicats pour construire la solidarité. Il faut donc une adaptation profonde des politiques contractuelles et de la façon même d'organiser les syndicats ; d'autant plus que le syndicat a été marqué par une culture très masculine de l'approche des problèmes.
Il ne faut pas oublier que les bases traditionnelles du syndicalisme, c'étaient les ouvriers de l'industrie ou les employés des administrations. Ce qui pose un problème à l'échelle nationale.
Le processus d'intégration européenne, qui est un phénomène unique au monde dans ses objectifs et ses moyens, nous pose un autre défi. Car, s'il y a un transfert de souveraineté des États vers l'Union européenne, il devrait y avoir en parallèle le même transfert de nos prérogatives. Il faut, au-delà de ce qui a déjà été acquis par la CES, créer le contrepoids nécessaire aux conséquences du marché élargi. Et, sur ce point, nous devons faire face à l'attitude du patronat qui, malheureusement, voit l'ouverture du marché, les perspectives d'intégration économique et monétaire, comme une occasion de déstructurer les relations sociales.

Q. :  Est-ce que vous avez pu constater et regretter cette attitude du patronat que dénonce Émillo Gabaglio ?

J. D. - Il y a, d'une part, des responsables, qui, sous un effet de mode, considèrent la bataille pour la compétitivité comme primant tout. Ils en déduisent qu'il faut détruire une partie du droit du travail, créer des marchés du travail totalement flexibles, Sans s'en rendre compte, ils mènent une politique à court terme qui ne parviendra pas à maximiser les bienfaits que l'on pourrait attendre des progrès techniques, car ils dédaignent cette richesse essentielle qu'est l'homme.
Mais, il y a une minorité de responsables qui veulent vraiment détruire le modèle européen car ils considèrent que celui-ci est un obstacle à la réalisation de leur « optimum » économique et politique. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui comptent sur la monnaie unique pour exercer des contraintes telles que l'on soit obligé d'abandonner les fondements d'un modèle qui a été conclu sur deux compromis historiques, celui entre le capital et le travail, d'un côté, et le compromis entre le jeu du marché et l'action concertée des hommes, de l’autre.
C'est la raison pour laquelle, je mène la bataille pour un équilibre entre le rôle économique et le pôle monétaire au sein de l’UEM.
Aux États-Unis, par exemple, la bataille pour la compétitivité est fondamentale pour certains, alors que d'autres font remarquer qu'elle ne touche que 10 % du PNB ; les premiers prétendent que le chômage est uniquement lié à des causes structurelles ; les autres, qui ne parlent que de soutien de la demande pensent que le chômage est uniquement un problème de file d'attente, et que le chômeur conjoncturel d'aujourd'hui est le chômeur de longue durée de demain. Or la réalité est mixte, et, si l'on veut bien accepter cette analyse, on ne fait certes pas disparaître les luttes idéologiques et les conflits de pouvoir, mais au moins ils se déroulent sur une base saine.

Ce qui est grave, c'est que les uns et les autres se sont emparés de la construction européenne comme enjeu de leur démonstration et de leur bataille.

Q. :  Est-ce que les syndicats sont prêts à entrer dans cette problématique ?

E. G. - Je suis d'accord pour dire que la question fondamentale qui est posée c'est celle du modèle social européen, qui constitue un ensemble de valeurs, de choix, d’institutions et de politiques qui ont assuré, dans tous les pays européens, après la Seconde Guerre mondiale, un certain compromis entre le marché et le pouvoir syndical. C'était la base même de notre démocratie. On ne peut pas s'attaquer à ce modèle en feignant de croire que l'on ne touche pas aux bases de la démocratie.

J. D. - C'est effectivement une synthèse entre démocratie sociale et démocratie politique.

E. G. - Aujourd'hui, on nous dit que c'est l'obstacle majeur à l'emploi. Certains voudraient même culpabiliser les syndicats par rapport au problème du chômage. C'est le grand combat culturel mais aussi pratique de l'action syndicale. Nous sommes convaincus qu'il faut adapter le modèle, non pas sur le fond, mais dans ses formes. Ce changement doit se faire à partir d'un processus de réforme négocié, soit, dans certains domaines, en concertation avec les pouvoirs publics, soit, dans d'autres, à travers les syndicats et les organisations patronales et les entreprises. Le problème, c'est que nous sommes confrontés à l'attitude des patrons et de certains gouvernements qui pensent que l'on n'a plus besoin de nous ; et même que nous sommes des obstacles. Pourtant, partout en Europe où les pouvoirs publics et le patronat ont accepté la négociation, nous avons accompli les progrès très importants pour adapter les dispositifs de protection sociale et la législation du travail. Mais nous refusons de liquider des garanties. C'est là le sens du dialogue social européen, un élément d'orientation générale. Sur ce point, on ne peut pas accuser le mouvement syndical européen d'être insensible à cette nécessité.
Mais le patronat n'accepte pas cette logique, et, au contraire, il essaie de tirer profit des difficultés que rencontre ce modèle dans la phase actuelle pour le remettre en question sur le fond.

Q. : Est ce que, pour autant, vous pensez que le syndicat doit participer à la définition des politiques économiques ?

J. D. - Le modèle social européen est menacé économiquement et combattu idéologiquement ; il en est de même pour le syndicalisme. Plusieurs obstacles viennent entraver sa voie. Mais, au-delà de l'évolution des modes de vie due à la société de consommation, il ne peut pas y avoir de stratégie du changement négocié si une partie des dirigeants syndicaux, et là je parle de la France, disent : nous sommes ici pour défendre l'intérêt des travailleurs, la gestion c'est vous, les décisions c'est vous ! On ne peut, avec cet état d'esprit, influer sur les évolutions en cours ! C'est d'ailleurs cette partie du syndicalisme français qui a cette tradition qui s'opposait déjà, dans les années 60, à l'évolution du syndicalisme en Suède ou en Allemagne, où, au fond, le but était de passer de la démocratie sociale à la démocratie économique, à un certain partage des responsabilités. Le syndicalisme doit réfléchir. Et, s'il veut contribuer comme il l'a fait durant les Trente Glorieuses à la prospérité, il faut qu'il accepte une part de responsabilité dans la gestion de certains éléments de l'économie. C'est un discours repris par beaucoup de syndicalistes européens.

E. G. - La tendance générale qu'expriment nos congrès est en faveur d'un syndicalisme de responsabilités qui inclut aussi une forme de participation. Cela ne veut pas dire que l'on abandonne les conflits. L'action syndicale doit s'appuyer sur les conflits, mais pour chercher une solution négociée. Je ne crois pas que l'on puisse se contenter de l'idée étroite consistant à se limiter à la défense des intérêts immédiats des salariés sans se préoccuper du cadre général.

Q. : Toujours est-il que les syndicats n'ont droit qu'à un strapontin dans les institutions de l'Union.

E. G. - Non, ce n'est plus un strapontin, mais ce n'est pas encore la solution que nous souhaitons pour notre influence. Il y a le dialogue social, il y a son développement sur le plan de la négociation européenne. Mais c'est clair qu'il faut mener d'autres batailles. L'union économique et monétaire est déséquilibrée, elle est monétaire et pratiquement pas économique. Nous sommes d'ailleurs pour un gouvernement économique. Je veux bien que la Banque centrale soit indépendante, mais on fait de ce problème un dogme. C'est important que la Banque centrale européenne soit indépendante, mais indépendant cela ne veut pas dire opérer dans le vide. Pour l'instant, je constate que, par rapport à la Bundesbank, la future Banque centrale européenne serait super-indépendante. Sur le plan européen, il y a un vide politique face à elle. C'est pour cela que l'on a mené une bataille pour introduire la dimension emploi à Amsterdam. Mais le pacte de stabilité doit être complété par un véritable pacte de coopération économique, prévu d'ailleurs par le traite. Cela nous donnerait une capacité d'intervention qui nous manque.

Q. : Partagez-vous les critiques des syndicats sur la responsabilité du patronat dans le déficit de dialogue social en Europe ?

J. D. - Dans une organisation européenne, il y a toujours deux problèmes : comment reconnaître nos différences et comment, sans les nier, définir des positions communes. L’ennui c'est que, du côté de l'Unice, on s'aligne trop souvent sur celui qui ne veut rien. Alors qu'à l’intérieur de la CES ce n'est certes pas simple, mais, sur les dix années où j'ai présidé la Commission, je considère que la CES a surmonté une partie de ses contradictions internes et a pris des risques, surtout dans un contexte où une partie du « peuple gauche », comme on dit, considérait que globalisation et construction européenne constituaient une seule et même menace, ils ont mis, eux, les mains dans le cambouis pour faire avancer l'idée européenne.

Q. : Est-ce que vous pensez que vos affiliés dans les pays de l'Union sont conscients des problèmes que vient d'évoquer Jacques Delors ?

E. G. - De plus en plus, la perspective européenne, la nécessité de se situer dans cette dynamique, prennent de l'ampleur dans le mouvement syndical.

La CES a aussi un rôle pédagogique à travers nos échanges, nos délibérations. Par exemple, est-ce que quelqu'un aurait parié sur l'aboutissement de l'accord signé en Espagne entre les organisations syndicales, le patronat et les gouvernements ? Est-ce que l'on ne peut pas voir là un effet d'imitation des efforts de la CES pour tenter de trouver des convergences ? C'est donc un aller et retour qui existe entre la CES et ses affiliés.

J. D. - Le Livre Blanc en 1993 préconisait cette concertation au niveau national, pour aboutir à des pactes pour l’emploi.

Q. : Mais le faible taux d’adhésion dans le mouvement syndical ne constitue-t-il pas un frein à vos ambitions ?

E. G. - Il faut quand même sortir des idées reçues. Le mouvement syndical ne perd pas des adhérents partout. De toute façon, il reste la plus grande force organisée dans la société civile. Nous avons cinquante-huit millions d'adhérents. Est-ce qu'il y a une autre organisation en Europe de taille comparable ?

J. D. - Certains considèrent que le syndicalisme était adapte au fordisme et à la société industrielle classique, mais qu'il risque de perdre son influence et son implantation dans la nouvelle société « informationnelle ». Mais il n'y a rien d'automatique dans cette évolution.