Article de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "Libération" du 4, intitulé "Faut-il frapper l'Irak", et interview à France-Inter le 10 février 1998, sur l'éventualité d'une frappe militaire contre l'Irak.

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Texte intégral

Libération - 4 février 1998

La fin de la guerre froide a permis d'entrevoir une époque où la sécurité collective permettrait d'éviter beaucoup de conflits armés, et où les pays qui y sont attachés pourraient substituer un État de droit aux simples rapports de force dans les relations internationales. Des progrès substantiels bien qu’insuffisants ont permis de mettre fin aux situations les plus dangereuses à Haïti, en Bosnie, en Namibie, au Cambodge ou même en Corée du Nord. Ailleurs, surtout en Afrique et au Proche-Orient, on a plutôt enregistré des échecs. Chaque fois qu'une action collective a pu être décidée, la démocratie, l'État de droit, la justice, la sécurité ont progressé. Lorsque, au contraire, les rivalités commerciales, la défense des seuls intérêts nationaux, les préoccupations électorales, les maladresses des uns, les ressentiments des autres, l'ont emporté sur toute autre considération, les conséquences ont toujours été désastreuses. L'État de droit dans les relations internationales reste à construire, c'est une œuvre de longue haleine, qui connaîtra encore bien des succès et des revers.

L'illustration la plus marquante en est la situation au Proche-Orient. L'un des aspects de la guerre du Golfe est que l'intervention d'une large coalition mandatée par l'ONU a permis de mettre fin à l'invasion du Koweït par l'Irak et aux violations par Saddam Hussein des obligations contractées par son pays. C'est un succès fragile ; il a été éphémère. Depuis 1991, Saddam Hussein n'a jamais respecté l'engagement qu'il avait pris d'appliquer de bonne foi les résolutions de l'ONU en échange de l'arrêt des combats. En imposant à son peuple une dictature impitoyable et une propagande écrasante, il a poursuivi son objectif d'acquérir à tout prix des armes de destruction massive, quitte à imposer à la population irakienne des sacrifices dont ni lui ni ses proches ne subissaient les conséquences. Pendant sept ans, les autorités irakiennes ont multiplié les mensonges, les dissimulations, les obstacles de toutes sortes pour empêcher la commission spéciale de l'ONU de faire l'inventaire du programme militaire clandestin réalisé par l'Irak avant 1990 et d'éviter qu'il se reconstitue. Actuellement, ses capacités de production d'armes chimiques et biologiques semblent intactes, et il est prêt à reprendre ses projets nucléaires si la surveillance internationale vient à se relâcher. Alors que les inspecteurs paraissent sur le point de découvrir certains éléments de son programme d'armes chimiques et biologiques, Saddam Hussein leur refuse l'accès aux sites suspects, tente de mettre un terme aux inspections et de s'opposer aux décisions du Conseil de sécurité.

S'il parvenait à ses fins, ce serait une menace très lourde pour tous les pays voisins de l'Irak et pour la sécurité d'une des régions les plus sensibles du globe. Mais ce serait aussi, pour l'ensemble de la communauté internationale, un échec politique aux conséquences imprévisibles. Il est parfaitement possible qu'il n'y ait pas d'autre solution que militaire. C'est même la conclusion à laquelle conduit l'analyse de la situation actuelle. Si c'est le cas, toutes les grandes puissances devraient soutenir une intervention armée et y participer. Si elle laissait les États-Unis agir seuls, elles prendraient le risque de donner à une sanction destinée à faire respecter les décisions de l'ONU les apparences d'une punition ou d'une vengeance. Les risques politiques et géostratégiques en seraient considérables pour l’avenir.

Mais l'expérience a prouvé aussi que l'application de sanctions économiques ne suffit pas à définir une politique à long terme. Dans la pratique, l'embargo a été assez rapidement tourné, et les conséquences ont été exploitées par le régime irakien pour renforcer son autorité intérieure. Même une intervention militaire n'aura que des effets provisoires. Dans le meilleur des cas, Saddam Hussein reprendra avec les inspecteurs le jeu du chat et de la souris qu'il a toujours pratiqué, et il continuera de jouer des divisions entre les membres permanents du Conseil de sécurité, jusqu'au moment qui lui semblera le plus opportun pour ouvrir une nouvelle crise, avec l'espoir d'échapper enfin à ses obligations. L'obstination de Saddam Hussein ne peut être vaincue que si tous les voisins de l'Irak et tous les pays attachés à fonder les relations internationales sur le respect du droit, à commencer par les membres de l'Union européenne, s’accorde pour participer activement à la définition de tout un ensemble de mesures, adaptées aussi étroitement que possible à la situation particulière de l'Irak. Leur objectif devrait être d'amener Saddam Hussein à observer les règles qui s'imposent à tous les autres pays et les contraintes que l'ONU lui a imposées après la découverte de ses activités clandestines. Ces mesures pourraient comporter des sanctions économiques, mais aussi des incitations, et elles devraient être définies de telle sorte qu'elles frappent prioritairement les soutiens politiques de Saddam Hussein ou les activités militaires de l'Irak, plutôt que la population civile. Il est important que ces mesures ne soient pas figées et qu'elles puissent s'adapter aux réactions de Saddam Hussein, on ne lui laissant ni l'initiative de l'action ni la maîtrise du calendrier.

Cet ensemble de dispositions ne recevra le soutien actif et permanent des pays voisins de l'Irak et des Européens que si les uns et les autres ont la conviction que tous les problèmes qui affectent la sécurité de la région sont traités avec le même souci de rechercher des solutions équitables et négociées, fondées sur le respect des engagements pris. Le processus de paix engagé entre Israël et les Palestiniens doit être poursuivi, par tous les protagonistes, avec les mêmes préoccupations que le problème irakien, c'est-à-dire la même volonté de faire respecter les règles de droit et les engagements irakiens, que ce soient les décisions de l'ONU ou les accords d'Oslo, avec la même détermination d'aboutir à une solution équitable et la même résolution d'assurer la sécurité de tous les pays de la région par la sécurité collective et non par la menace des armes de destruction massive.

Il ne peut évidemment être question d'assimiler le danger que présente le programme militaire clandestin de l'Irak au risque que la position des extrémistes israéliens fait courir au processus de paix, de faire un parallèle entre Saddam Hussein et Benyamin Netanyahou, ni d'impliquer que les deux situations sont identiques. Mais il n'est pas possible non plus de considérer que deux problèmes qui affectent au même moment la sécurité d'une même région, et qui impliquent les mêmes acteurs, peuvent être traités en même temps mais indépendamment l'un de l'autre et sur des bases différentes. Dans les deux cas, les résolutions adoptées par l’ONU doivent être appliquées, les engagements pris par les parties au conflit (tels que les accords d'Oslo) doivent être respectés.

L'attitude de l'Irak et le règlement des relations entre les Palestiniens et Israël ne sont pas deux problèmes différents, dont le seul point commun est de se poser avec acuité au même moment. Ce sont deux aspects d'un même problème, et ils doivent être traités selon les mêmes principes. La façon dont ils seront réglés conditionne la sécurité dans une zone particulièrement délicate, mais aussi la manière dont les relations entre États seront traitées à l'avenir. Ce qui est en cause est de savoir si les pays les plus puissants s’accorderont pour imposer un État de droit, ou si le respect des engagements pris ne sera exigé que s'il coïncide avec les intérêts particuliers du plus fort.

Pour l'Europe, qui aspire à jouer dans les affaires mondiales un rôle à la mesure de son poids économique, il serait important d'étudier, avec tous ceux des pays concernés qui sont prêts à s'associer à cette démarche, les mesures propres à régler les deux problèmes conjointement en assurant le respect des engagements pris.

Une telle initiative suppose l'existence d'une véritable politique européenne de sécurité et de coopération, c'est-à-dire que tous les États membres acceptent d'abord de confronter leurs expertises et de définir leurs orientations en commun, au lieu de les abandonner à des consultations [illisible] les chancelleries. Si cette démarche est prématurée, la France devrait au moins, pour ce qui la concerne, affirmer clairement qu'elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour soutenir, dans les deux cas, des solutions fondées sur les mêmes principes : le respect de l'État de droit, l'application des obligations contractées, la recherche de la justice et de la sécurité collective.


France Inter - Mardi 10 février 1998

S. Paoli : La fermeté ou la négociation ? C’est à cette alternative que souvent la politique est confrontée. Bien sûr qu’il ne peut y avoir de discontinuité dans l’État de droit en France et les propos du Président de la République sur ce thème ont été applaudis hier à Ajaccio. Mais beaucoup de ceux qui applaudissent sont les mêmes - tous gouvernements confondus - qui depuis 20 ans on fait alterner la négociation et l'intransigeance, autorité de l'État et le clientélisme. Nul n'est dupe pas plus sur le continent qu'en Corse, du décalage entre la réalité des faits et les intentions des discours. Un tel drame que l'assassinat du préfet Érignac peut-il contribuer à faire cesser ce sur quoi le quotidien Libération a choisi de titrer ce matin : l'hypocrisie ?

Vous avez publié il y a quelques jours un essai aux éditions Atlantica qui a pour titre : L’art de la paix et vous écrivez entre autres choses que pour obtenir la paix il faut avancer d'un coup et puis il faut casser des tabous majeurs.

M. Rocard : Laissez-moi d'un mot dire ce que c'est cet art de la paix. C'est en fait une présentation de l’Edit de Nantes. C'est une réflexion sur l'art de la négociation, la fabrication de la paix qui est une chose pas simple. Je me suis aperçu avec stupeur car je ne connais pas ce texte et que l’Edit de Nantes est un exemple absolument merveilleux, un des plus beaux que l'on connaisse dans le monde avec sans doute la façon dont F. Deklerk et N. Mandela ont démantelé l’Apartheid en Afrique du Sud du point de vue de la qualité d'une négociation et de l'organisation de la cohabitation de gens qui s'étaient, jusque-là, haïs et entre-tués : on est dans le magnifique, même si l’Edit de Nantes n’a pas suffi à assurer éternellement la tolérance. L'atmosphère du temps n'y était pas. Il reste le bel exemple. Alors, en effet, quand on a un combat asymétrique, une situation tendue liée à ce qu'un peuple considère son identité comme bafouée, il faut accepter de la reconnaître. C'est le cœur de l’affaire et c'est ce qui s'est passé de la part de la majorité catholique du pays sur laquelle régnait Henri IV, reconverti, donc catholique en reconnaissant les protestants. Et en Corse on a eu beaucoup de cela mais on est passé à côté de toutes les occasions. Le drame est très ancien et il a été très mal géré. Il ne faut pas oublier que la France a conquis la Corse avec une guerre de conquête dans laquelle on avait perdu plus d'hommes que pendant la guerre d'Algérie. Il ne faut pas oublier que la Corse est restée gouvernement militaire jusque dans les 15 ou 20 premières années de la IIIe République, il ne faut pas oublier que pendant la guerre de 1914-1918 on a mobilisé en Corse parce que les critères n'étaient pas les mêmes partout - il n'y avait pas de grande presse qui disait tout -, donc en Corse on a mobilisé pour la guerre, pour la boucherie, jusqu’aux pères de six enfants. Si bien que la Corse s'est retrouvée en 1919 : il n'y avait presque plus d'hommes adultes pour reprendre les exploitations agricoles. C'est à ce moment-là qu'ils sont tous devenus fonctionnaires, postiers, douaniers et commencé à vivre de subventions. On ne trouve pas dans le folklore corse d'allusions à la fameuse paresse de Corse avant 1919. C'est formidable tout cela.

S. Paoli : Mais aujourd'hui, qu'est-ce que c'est le tabou majeur en Corse ? Qu'est-ce qu'il aurait peut-être fallu briser de ce tabou majeur pour éviter le drame qu'on a pu connaître ?

M. Rocard : J'ai peur et c'est ce que j'ai tenté de vous dire qu'il ne soit plus temps. Le tabou majeur était l'idée que la Corse devait être partie intégrante de la République française et obéir intégralement aux mêmes lois - or par exemple, les lois successorales ne sont pas les mêmes - et on a perdu beaucoup d'occasions de lui donner un statut particulier un peu plus ample que ce qu'on a osé. Mais maintenant du temps a passé et la conduite de la revendication nationaliste corse par ses porteurs a été faite avec tant de violence, tant de connexion avec des milieux mafieux qu'elle n'est plus respectée même en Corse. Il y a 95 % des Corses qui ne veulent plus entendre parler de rien de tout cela. Par conséquent, nous sommes devant une situation où très probablement le retour à l'ordre public est la condition nécessaire dans les lois de la République.

S. Paoli : Donc l’autorité.

M. Rocard : Mais pas seulement, il faut en même temps comprendre que la Corse est en déshérence économique. C'est une terre qu'il faut développer, donc il faut lui donner sa chance en même temps. Mais il se trouve que la Corse a déjà un statut qui permet à son assemblée territoriale si elle trouve une majorité et si l'État propose de bons projets de la développer vraiment. Mais je ne crois plus à une négociation collective. Il n'y a pas de force respectée susceptible d'être obéie. C'est cela la condition.

S. Paoli : Diriez-vous comme Libération qu’il y a là-dedans, sur l'affaire Corse, plus d'hypocrisie ou plus de démission ?

M. Rocard : Il y a tout au long de notre histoire, et notamment récemment, pas mal d'hypocrisie, pas mal de démission mais aussi beaucoup de méconnaissance. Il est clair qu'au sommet de l'État, en France, déjà sous la Ve République et en tout cas tout le long de la Ve on n’a pas pris la mesure du dossier corse. Dans le pourrissement qui est grave et qui a fait beaucoup de morts, la direction de la République française a tous ses torts mais malheureusement nous sommes dans une situation où maintenant il n'y a plus de choix.

S. Paolo : L’Irak : On est aussi là dans la problématique de la négociation ou de la fermeté. Sommes-nous en train de commettre des erreurs graves sur la question irakienne aujourd'hui ?

M. Rocard : On est en train en tout cas de prendre des risques très graves et je suis surpris M. Bromberger commence, lui, à poser les vrais problèmes, mais presque partout, tout le monde s'amuse de soi-disant disputes entre les Américains, les Français, les italiens, les Allemands, les Anglais sans vraiment insister sur le pourquoi et sur l'enjeu des problèmes. Le faite qu’il y ait matière à réfléchir et à douter n’isole pas des nations européennes ou américaines les unes des autres. Quel est le problème ? Premier problème : S. Hussein, on en est à peu près sûr, continue à faire produire des armes chimiques et des armes bactériologiques et on sait aussi qu'il a reconstitué toute la communauté intellectuelle et scientifique capable de produire des bombes nucléaires, même s'il n'a plus l'appareillage industriel pour ce faire, mais il n'est pas très difficile de faire des petites bombes nucléaires.

S. Paoli : Ça, on le sait ?

M. Rocard : On considère qu'on le sait. Mais sommes-nous sûrs de savoir où c'est ? Ce qu'il faut taper ? Parce qu'il y a une très grande différence entre la destruction d'une usine dangereuse pour tous ses voisins, qu'on pourrait très bien expliquer à l'Arabie Saoudite, au Koweït, à la Syrie et à l'Iran, voisins qui sont prêts à soutenir un arabe frappé injustement par l'Occident mais qui ne sont pas prêts à subir les résultats des dangers que représente S. Hussein. Donc il faut être clair. Entre ça et une frappe punitive, il y a une énorme différence. C'est déjà un premier point. Second point : nous sommes dans une période où on essaie de créer une loi internationale, il y a un Conseil de sécurité des Nations unies, il y a une charte des Nations unies qui prévoit en effet que, en cas de danger pour la paix présentée par un pays - chapitre 7 de la charte - l'usage de la force est possible. Et il est parfaitement possible puisque S. Hussein refuse les inspections, refuse de se soumettre à la loi internationale, de faire usage de la charte dans ses conditions de procédure. Mais si on ne le fait pas, alors la frappe devient illégitime et elle est une espèce de vengeance américaine, en plus liée peut-être à un calendrier électoral chez eux. Maintenant mettons-nous du côté des gens qui croient en Allah, le peuple irakien est un peuple frère, et par conséquent toute idée de l'Occident, parce qu'il est plus riche, parce qu'il est intéressé à son pétrole, affabule sur le danger et le punit, est inacceptable et nous créerait pour la suite des relations effroyables avec un milliard de Musulmans dont 450 ou 500 millions d’Arabes.

S. Paoli : Alors qu’est-ce qu’on fait ?

M. Rocard : On poursuit la négociation et on s'assure, entre soi mais pas seulement entre pays riches, avec ses voisins, que l'on peut démontrer où est le danger et pourquoi, et qu'il est normal d'en venir à l'application de la loi internationale, tout comme d'ailleurs on l'avait à peu près fait au moment de la guerre du Koweït. C'est sur une délibération du Conseil de sécurité, avec l'appui de trois ou quatre pays arabes de l'époque, qu'on avait déclenché la guerre de libération du Koweït, S. Hussein n'était pas fondé à envahir en temps de paix une nation membres des Nations unies…

S. Paoli : Vous nous dites au fond que la…

M. Rocard : … Il faut refaire cela au nom du risque formidable qu'il y aurait à gérer dans la suite une hostilité des riches contre les pauvres, des Occidentaux contre les Musulmans, tout cela est intenable. Et c'est cela que l'on joue, c'est très très grave.

S. Paoli : L’art de la paix, c'est la fermeté sélective, c'est savoir où il faut taper quand il faut le faire en ayant de bonnes raisons de le faire ?

M. Rocard : L’art de la paix consiste à savoir en effet user la menace et même la force de manière pertinente, mais avec toujours la volonté de bien montrer que c'est pour construire une meilleure paix, pour négocier. Et tout espoir n'est pas du tout encore perdu. Mais précisément S. Hussein sera d'autant plus poussé à résister aux demandes d'inspection qu'elles seront unilatérales. Cette négociation est délicate et je suis un peu furieux parce que je sais qu'aux États-Unis, on discute beaucoup de tout ça, même en Angleterre un peu. Et en Allemagne, j'en viens, j’y étais hier pour une conférence, j'ai trouvé des gens que ces questions inquiétaient. Donc ce n'est pas une dispute entre la France et les États-Unis. Le gouvernement américain a un peu de tort de le faire à l'intimidation auprès des Européens et du Conseil de sécurité. Il faut réfléchir sérieusement et poser les vrais problèmes.