Interview de Mme Corinne Lepage, ministre de l'environnement, dans "L'Environnement magazine" de juillet-août 1995, sur sa carrière, sa nomination, le rôle des associations en matière d'environnement et la réduction des effectifs des cabinets ministériels.

Prononcé le 1er juillet 1995

Intervenant(s) : 

Média : L'Environnement magazine

Texte intégral

L’Environnement Magazine : Vous n’étiez pas parmi les favoris pour le portefeuille de l’environnement. Comment expliquez-vous votre nomination ?

Corinne Lepage : J’ai été nommée au titre de la société civile et peut-être aussi parce que j’étais une femme. Je n’appartiens à aucun parti politique. Mais j’ai participé à plusieurs reprises à des groupes de réflexion conduits par des hommes politiques de la majorité, notamment Alain Madelin. Je n’ai de carte nulle part mais il est clair que je m’inscris totalement dans la ligne de la majorité actuelle.

L’Environnement Magazine : Vous avez pourtant participé à la fondation de Génération écologie.

Corinne Lepage : Oui. Mais rappelez-vous ce qu’était GE à son origine. C’était une aventure un peu spécifique sur le berceau de laquelle se sont penchés à la fois Jean-Louis Borloo, Jean-Michel Belorgey et Brice Lalonde. C’était très large, transcendant les clivages politiques droite-gauche traditionnels. Cette conception me convenait très bien. Puis cela n’a plus correspondu à ce que je souhaitais. Je suis donc partie. Cela fait au moins deux ans. Mais je ne regrette pas cette aventure intellectuellement très intéressante.

L’Environnement Magazine : Michel Barnier nous déclarait, avant de quitter le ministère, qu’un ministère de l’environnement fort devrait avoir la tutelle unique sur l’Ademe, la direction de l’architecture et de l’urbanisme (DAU) et l’IPSN. L’avez-vous demandé ?

Corinne Lepage : J’ai demandé un certain nombre de choses. Vous attendrez de voir le décret.

La sûreté nucléaire, l’urbanisme et l’Ademe en tutelle unique sont effectivement des domaines d’intervention privilégiés de l’action du ministre de l’environnement. Mais je suis tributaire de la manière dont ces organismes ont été constitués. Le décret de création de l’Office pour la protection contre les rayonnements ionisants de 1994 ne prévoit malheureusement pas de tutelle de l’environnement. Un décret d’attribution ne peut pas changer cet état de fait. On ne peut donc pas tut juger à l’aulne du décret d’attribution. Mais ce sera pourtant une bonne indication de la place que le gouvernement souhaite donner à l’environnement.

L’Environnement Magazine : Quand vos prédécesseurs sont arrivés, notamment deux des trois derniers, ils avaient un programme précis. Quel est le vôtre ?

Corinne Lepage : Vous verrez… J’ai des idées très précises sur ce que je ceux faire.

L’Environnement Magazine : Le cabinet de Michel Barnier a compté jusqu’à une vingtaine de personnes. Le vôtre est réduit à cinq collaborateurs. Quelles en sont les conséquences sur votre travail ?

Corinne Lepage : La réduction des cabinets ministériels découle d’une réflexion du Président de la République et du Premier ministre sur la responsabilité du ministre. On a vu dans des affaires récentes, l’affaire du sang contaminé par exemple, que des décisions avaient pu être prises sans que le ministre soit vraiment au courant, à cause de circuits de décision complexes et du poids importants des cabinets. Cela posait le problème du pouvoir de ces interfaces, souvent jeunes, entre l’administration et le ministre, le seul vrai responsable. C’est ce système que Jacques Chirac et Alain Juppé ont souhaité voir disparaître. Ce n’est pas une mauvaise chose. Aux directeurs de l’administration centrale la gestion technique des dossiers. Au ministre de décider des choix politiques. Pour ce qui est du poids de l’administration, je pense avoir suffisamment de personnalité pour mener la politique que je souhaite et pour laquelle le Premier ministre et le Président de la République m’ont choisie.

L’Environnement Magazine : Envisagez-vous de changer vos directeurs ?

Corinne Lepage : Je trouve en arrivant une administration en place, avec des directeurs qui connaissent leur maison. Je jugerai de son bon fonctionnement à l’usage. Cela prendra certainement plusieurs mois. Mais je ne juge pas le « spoil system » à l’américaine forcément souhaitable.

L’Environnement Magazine : Vous n’avez pas de mandat politique local ou national important. Est-ce un handicap ?

Corinne Lepage : Ça peut l’être. Mais ça peut être aussi une force. Avant ma nomination, dans « mon autre vie », j’ai beaucoup travaillé avec les collectivités locales et conseillé beaucoup d’élus. Même si je n’ai pas administré une région, un département ou une commune, je sais comment cela fonctionne. Je n’ai certes pas la légitimité que cela représente mais je pense avoir une bonne partie de l’expérience que cela peut donner.

L’Environnement Magazine : En tant qu’avocate, dans votre autre vie, il vous est arrivé de défendre des associations d’environnement contre des aménageurs. Les associations sont-elles importantes ?

Corinne Lepage : Le rôle de l’écologie associative n’est pas lié à ce que représente aujourd’hui l’écologie politique. Les associations jouent un rôle fondamental pour la politique mêle du ministère. Elles font remonter l’information ; elles font la jurisprudence. C’est pourquoi je tiens à les aider à renforcer leur action. C’est d’ailleurs une volonté du gouvernement pour tout le secteur associatif Alain Juppé l’a nettement précisé dans son discours de politique générale. La mauvaise perception que certains peuvent avoir des associations vient de ce qu’elles sont toujours contraintes d’intervenir en bout de course. Quand on arrive avec un projet tout ficelé, impossible à remettre en cause, il est normal que celui qui vient jouer le trublion ait mauvaise presse. D’où l’utilité de leur permettre d’intervenir en amont.

L’Environnement Magazine : En leur ouvrant davantage les processus publics de décision ?

Corinne Lepage : La loi Barnier a amélioré le dispositif. Il sera concrétisé avec la sortie des décrets correspondants. Ensuite, il s’agira surtout de tester son efficacité. C’est peut-être parce que je suis une femme, mais l’aspect pratique des choses me semble primordial. On peut apporter beaucoup d’améliorations sans passer par la loi ou le règlement. Comme par exemple en ce qui concerne la possibilité d’obtenir une copie des dossiers soumis à enquête publique.

L’Environnement Magazine : Les associations – et les journalistes – attendent surtout pour juger votre poids les décisions sur les grands dossiers conflictuels, comme le Somport, l’A 51 Grenoble-Sisteron ou le canal Rhin-Rhône. Y aura-t-il des décision symboliques Lepage ?

Corinne Lepage : Je suis une femme de dossiers, et j’ai l’habitude de me faire une opinion après un tour complet de la question. Je n’ai encore pas eu le temps de faire le point sur ces dossiers. Ce seront de toute façon des décisions interministérielles suivies de décrets signés par le Premier ministre. Je ferai donc valoir mon opinion et la cause de l’environnement. Je suis là pour ça. Est-ce que j’aurai le poids politique pour faire pencher la balance de mon côté, vous verrez bien.

L’Environnement Magazine : Sentez-vous venir un nouveau plan de relance du BTP ?

Corinne Lepage : Écoutez, le BTP peut aussi faire des stations d’épuration. Les travaux publics d’environnement, ça existe. Je n’ai rien contre ceux-là. Au contraire.

L’Environnement Magazine : Et contre les autoroutes et le canal Rhin-Rhône ?

Corinne Lepage : Je ne suis a priori contre rien dès lors que cela respecte ce qui doit être respecté.

L’Environnement Magazine : Pensez-vous pouvoir faire le poids face aux ministères « aménageurs » ?

Corinne Lepage : Je ne crois pas avoir été choisie pour faire le contraire de ce que j’ai toujours défendu pendant vingt ans. Et je ne me sens pas seule contre tous.

L’Environnement Magazine : Michel Barnier, en laissant passer dans la loi Bosson de 1994 deux « amendements scélérats » concernant les lois Littoral et Montagne, avait promis de revenir sur le sujet par voie législative. Il ne l’a pas fait. Le ferez-vous ?

Corinne Lepage : Je ne suis pas sûre que la question se pose encore. Depuis la loi Bosson, la loi Pasqua sur l’aménagement du territoire a créé les directives territoriales d’aménagement, qui devront se combiner avec la loi Littoral et la loi Montagne. Cela dit, sur le plan de l’État de droit, les régularisations législatives sont tout à fait désagréables. Vous remarquerez cependant que le Conseil constitutionnel accepte ce genre de pratiques, dans certaines limites.

L’Environnement Magazine : Vous avez fait partie de la commission de codification du droit de l’environnement jusqu’à votre nomination. Ses travaux se font à droit constant. En êtes-vous satisfaite ?

Corinne Lepage : En tant que membre de la commission, j’ai estimé que l’on aurait pu aller plus loin. En tant que ministre, je pense que la codification est quelque chose d’indispensable pour l’environnement et que le mieux est l’ennemi du bien. Faut-il se contenter de ce qui a été fait, ou faut-il remettre le code sur l’ouvrage ?

L’Environnement Magazine : Après bien des retards, le code de l’environnement devait sortir au cours du second semestre. Est-ce toujours une question d’actualité ?

Corinne Lepage : Le second semestre 1995 me paraît toujours être une échéance tenable.

L’Environnement Magazine : De plus en plus de maires sont condamnés à titre personnel pour des motifs d’environnement. Qu’en pensez-vous ?

Corinne Lepage : La responsabilité pénale de la personne morale commune a été votée en février 1995. Pourquoi faudrait-il faire un sort différent à un chef d’entreprise et à un maire en cas d’infraction ? Après tout, les conséquences environnementales sont les mêmes. Pourtant, leurs situations peuvent différer. Le maire qui ne dispose pas des moyens budgétaires pour remettre à niveau sa station d’épuration n’a pas de faute personnelle à se reprocher. Si répression il doit y avoir, répression il y aura, mais voir condamner quelqu’un qui n’y peut rien me choque sur le plan de l’équité.

L’Environnement Magazine : Vous avez participé aux travaux du groupe de réflexion Idées-Action animé par Alain Madelin, dont on connaît l’orientation libérale. Que pensez-vous des thèses néoclassiques sur l’environnement ?

Corinne Lepage : Je suis libérale mais pas libertarienne. Je me retrouve assez bien dans la tradition française d’un État assez fort, notamment en matière d’environnement. Mais la question se pose-t-elle encore dans le contexte européen ?

Aujourd’hui, le droit de l’environnement est à 75 % d’origine communautaire. On peut toujours se faire plaisir en se disant libertarien ou libéral, mais la liberté de choix me semble assez mince.