Article de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "Le Figaro" du 21 février 1998, sur le développement économique des DOM, intitulé "Un avenir pour l'outre-mer".

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Texte intégral

Depuis un demi-siècle, les départements d'outre-mer sont entrés dans la voie républicaine de la départementalisation. Cette logique a conduit, peu à peu, à égaliser les niveaux de prestations sociales et à apporter aux populations des DOM un niveau de vie de plus en plus comparable à celui de la métropole. Les transferts d'argent ainsi réalisés, année après année, ont alimenté une activité économique basée beaucoup plus, il est vrai, sur le développement de la consommation que sur celui de la production. Tout à son souci de réparer l'adversité du sort qui accablait ces populations et des territoires, la Métropole s’est, sans le vouloir, détournée de ce qui aurait dû être sa volonté essentielle : projeter sur eux une volonté explicite de développement durable.

Car, aujourd'hui que l'égalité est définitivement établie entre la métropole et les départements d'outre-mer - du moins au niveau des prestations sociales -, il n'y a plus de réserve de croissance disponible. Face à la gravité des problèmes, il faut trouver ailleurs les marges de développement nécessaires à l'équilibre socio-économique de ces départements.

Cela est d'autant plus urgent que, dans le même temps, la démographie, qui normalement devrait être une source d'espoir, constitue en réalité une véritable menace : alors que le chômage atteint des niveaux insupportables, il arrive chaque [mot illisible] sur le marché beaucoup plus de jeunes actifs qu'il ne part de retraités heureux ; ce phénomène n'est pas dû à une natalité de pays sous développé - les DOM ont parfaitement maîtrisé leur taux de fécondité qui est, aujourd'hui, comparable à celui de la métropole – mais à l'arrivée à l'âge de la procréation des générations nombreuses de femmes nées dans les années soixante ; ce premier facteur est conforté par un autre de même ampleur: depuis dix ans, les flux migratoires vers la métropole se sont inversés ; faute d'y trouver du travail, les insulaires reviennent au pays et posent sur les statistiques locales de l'emploi.

D'autant qu'une autre mutation, positive mais aussi lourde de conséquences, s'est accomplie depuis un quart de siècle ; les nouvelles générations de plus en plus similaire à celui de la métropole. Pour elles, qui ont à juste titre le sentiment que leurs compétences sont utiles et nécessaires, le chômage est encore plus insupportable à subir.

Au total, les DOM, qui depuis des années ont créé, proportionnellement, beaucoup plus d'emplois que la métropole, doivent encore accentuer leurs efforts pour éviter que le taux de chômage ne s'accroisse davantage. En fait, pour ramener ce chômage à un niveau acceptable - et ce, en soutenant un tel effort pendant un quart de siècle !... il leur faudra doubler le rythme de création d'emplois. Le défi est à la hauteur de l'enjeu !

Cette problématique de la nécessité économique, dont je viens de souligner la réalité dans les quatre départements d'outre-mer, on la retrouve, en termes comparables, dans les territoires d'outre-mer ; il est de la responsabilité de la République de l'assumer en étroite coopération avec les acteurs et les élites locales. Mais on la retrouve également à l'identique, dans les régions périphériques de l'Union européenne. La nécessité, récemment reconnue, de traiter ensemble tous ces problèmes largement similaires, mérite d'être approfondie par les instances de l'Europe. On la retrouve enfin dans les différents pays ACP, liés à l'Europe par leur histoire et leurs traditions, et avec lesquels l'Europe doit dans les mois qui viennent, renégocier, dans la tradition des conventions de Lomé, les conditions de leurs relations économiques.

Je voudrais plaider ici pour une mutation profonde de l’état d'esprit qui doit inspirer la politique économique, dont ces territoires, malgré leurs différences de statut, ont le plus grand besoin. Cette mutation repose sur une première certitude : il faut cesser de traiter ces territoires, et tout particulièrement les DOM, comme des zones de sous-développement, vis-à-vis desquelles la France ou l'Europe se sent un devoir d'assistance, de nature  essentiellement sociale ; il faut au contraire les considérer comme des territoires à qui il faut apporter les moyens d'exploiter leurs potentiels naturels et qui, en retour, apportent à la France ou à l'Europe les atouts de leurs situations géopolitiques, que renforce leur caractère de vitrine naturelle de la réalité européenne.

Il y a là un changement de pied majeur qui fera passer d'une politique d'assistance - de moins en moins supportable tant par les élites locales que par les finances nationales - à une politique d'investissements économiques, dont l'ampleur restera certes comparable, mais qui conduira progressivement à un juste retour sur investissement de nature géopolitique cette fois ; on en mesurera la réalité en termes d'influence de la France ou de l'Europe dans toutes les diverses parties du monde où ces territoires son enracinés.

La contrepartie de ce plaidoyer se trouve dans l'attitude de nos partenaires de ces départements, Etats et territoires ; longtemps ils sont venus, à Paris puis à Bruxelles défendre en ordre dispersé des amendements ponctuels par rapport à des projets élaborés par des administrations certes compétentes et dévouées, mais sans vision politique. Je voudrais, solennellement les inviter ici à se doter de projets stratégiques, témoignant d'un véritable dessein politique partagé, et à se battre pour qu'ils soient discutés puis adoptés par les instances politiques de la France ou de l'Europe - et en particulier par le Parlement européen – avant que de servir de cadre de référence à l'élaboration de propositions de lois ou de règlements par les services des administrations compétentes. Je préside justement, au Parlement européen, la Commission du développement et je suis prêt à faciliter, dans cette perspective, de folles démarches...

Et pour illustrer mon propos, je voudrais donner deux exemples concrets montrant les implications de cette nouvelle approche que je propose ; le premier concerne l'organisation du commerce de la banane et le second le statut de ces régions ultrapériphériques :

1. - On le sait l'Organisation communautaire du marché (OCM) de la banane vient de donner lieu, à Genève, à une décision du panel prévu par les traités et qui conduit à en revoir un certain nombre de modalités d'organisation. Mais il faut souligner que, dans cet arbitrage, l'essentiel a été préservé, c'est-à-dire le droit de la Communauté européenne à instaurer un quota d'importation pour le volume des bananes en provenance des pays tiers - ce que l'on nomme couramment, la banane-dollar - et à en fixer librement le niveau. Ce qui vient d'être contesté, et qu'il faut réformer, c'est la modalité d'attribution des licences d'importation de ces bananes dollars. Les pays producteurs liés à l'Europe, vont-ils continuer à se battre en ordre dispersé ou vont-ils réussir à se mettre d'accord pour défendre l'essentiel, en présentant à la Commission puis, par-là, au Parlement européen un projet commun, à la fois consensuel et raisonnable pour l'Europe ?

Or, quel est l'intérêt de l'Europe à long terme, sinon de protéger la capacité de production de pays qui lui sont liés. L'avantage compétitif dont bénéficie pour le moment la banane-dollar cessera, pour l'essentiel, lorsque s'atténuera l'actuel écart des coûts salariaux, écart provisoire et dont le caractère scandaleux est dû à nos conditions d'exploitation quasi coloniales de la main d'œuvre dans la plupart dos pays producteurs de bananes dollars. Par contre, maintenir le niveau actuel de la production « Européenne », voire l'augmenter au fur et à mesure que s'accroîtra la consommation européenne, c'est en même temps améliorer la balance commerciale de l'économie de ces territoires, lutter contre le chômage et réduire le besoin de transferts sociaux... C'est faire le choix à moyen et long terme d'une perspective de développement durable, aussi importante aux yeux de l'Europe en ce qui concerne les zones ultrapériphériques que pour le pays ACP.

Il est donc hautement souhaitable que les organisations représentatives des producteurs de ces différents pays, aussi bien zones ultrapériphériques que pays ACP, se mettent d'accord sur les principes directeurs d'un schéma consensuel acceptable pour l'ensemble des acteurs économiques concernés. Deux sont évidents : la réaffirmation du principe de la préférence communautaire que l'Europe doit, en fonction même de ses traités fondateurs, aux pays et territoires qui lui sont liés ; le souhait de voir le niveau du contingent de bananes dollars taxé en prenant en compte d'abord la nécessité d'écouler la production de ces pays et ensuite le volume de consommation de l'Europe. Un principe reste à discuter, celui d'un mode équitable de répartition des licences d'importation de bananes-dollars, à la fois juste et conforme aux règlements de l'Organisation mondiale du commerce.

2.- Par deux fois, en mars 1996 et en juin dernier, le Conseil des ministres de l'Union européenne a officialisé la notion de région ultrapériphérique. Il reste à donner un contenu à cette notion qui soit à la fois opérationnel et compatible avec les statuts juridiques, voire constitutionnels de chacun des territoires concernés.

Au cœur de cette réflexion on trouve la volonté de maintenir l'équilibre socio-économique de ces territoires ; un tel équilibre passe forcément par la réalisation d'un développement durable, et donc par la mise en valeur de l'ensemble de leurs potentiels. Je plaide à nouveau pour un pacte de croissance dans lequel, d'un côté, l'Europe, avec les pays métropoles concernés, assurerait les investissements nécessaires et, de l'autre, les territoires se mettraient en mesure d'améliorer chaque année leur production intérieure brute, le volume de leurs exportations vers le marché communautaire ou vers leurs régions environnantes et, par conséquent, soient à même de, progressivement, réduire le niveau de leur chômage.

Certains trouveront cette proposition irréaliste, voire utopique ; mais il existe des potentiels réels de croissance ; le tourisme d'abord, qui est désormais reconnu comme un potentiel considérable si on le gère de façon professionnelle, ce qui est de plus en plus le cas ; les activités agricoles, agroalimentaires, susceptibles de bien des développements ; les activités industrielles ou de services, enfin, notamment à destination des pays tropicaux voisins, car le niveau technologique de ces territoires leur donne une capacité compétitive forte, à condition de sortir d'une relation historiquement monopolisée par leurs seules métropoles.

Si l'on se place dans une perspective longue, celle d'une Génération, les obstacles à vaincre, et notamment le faible pouvoir d'achat des pays environnants ainsi que le niveau de leurs coûts salariaux, perdent progressivement de leur importance. En revanche, il faut trouver le moyen de favoriser des investissements qui se heurtent aujourd'hui à un réel niveau de risque et à une faible profitabilité initiale. Ainsi, en ce qui concerne la France, la loi de défiscalisation a été neutralisée, avant que l'on ait mis en place des moyens de substitution efficaces ; il faudrait, au plus vite, y remédier, en trouvant les moyens de compenser un investissement désormais défaillant, faute de quoi ce sont les populations locales qui seront sanction il faut également continuer à réduire l'impact des coûts salariaux, là où ils sont pénalisants, comme dans les DOM, pour garder un caractère compétitif à la production de biens ou de services ; il faut enfin adapter à cette nouvelle donne les fonds structurels européens, pour qu'ils contribuent à faciliter, par priorité, la promotion, la commercialisation et la mise en marché de ces productions, en Europe et dans les régions voisines.

Autour de ces quelques idées, je suis prêt, je le redis, à réunir les principaux responsables de ces régions ultrapériphériques, pour proposer de façon consensuelle aux autorités européennes un véritable contenu à cette notion de région et définir un cadre commun pour des pactes de croissance, émanant de chaque territoire et donc, nécessaire ment adaptés à sa spécificité.

Car il est de la responsabilité historique des pays métropoles et, aujourd'hui, de l'Europe, de donner à la population de ces territoires tous les moyens de valoriser l'ensemble de leurs potentiels, et en premier lieu celui que représente une jeunesse, nombreuse, ardente et désormais bien éduquée.