Interview de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, à TF1 le 5 décembre 1999 sur l'échec de l'OMC, l'élection de Mme Michèle Alliot-Marie à la présidence du RPR et l'embargo sur le boeuf britannique.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Ruth Elkrief :
Bonsoir. Je suis très heureuse de vous retrouver pour ce nouveau numéro de « 19 :00 dimanche ». Nous avons deux invités ce soir : le ministre de l'Agriculture, Jean Glavany, en direct sur le plateau ; et le chanteur Alain Souchon que j'ai rencontré dans son bistrot favori à Paris. Avec Jean Glavany, nous évoquerons bien sûr l'échec de l'OMC, l'Organisation Mondiale du Commerce, nous commenterons un reportage consacré au voyage de José Bové à Seattle côté coulisses et nous reviendrons sur la victoire de Michèle Alliot-Marie, la nouvelle présidente du RPR à travers un portrait intime. Nous finirons notre émission en compagnie d'Alain Souchon. Son dernier album, « Au ras des pâquerettes », fait un tabac, mais lui reste toujours aussi discret, il a cependant accepté de nous recevoir dans son café préféré de la rive gauche à Paris. Mais bien sûr tout de suite, les gens de la semaine de Gilles Bouleau.

Jean Glavany, bonsoir. Merci d'être avec nous sur ce plateau. On a vu un peu la revue des gens de la semaine et évidemment l'événement principal de cette semaine, c'est cette réunion de l'Organisation Mondiale du Commerce qui a capoté à Seattle. Je voudrais y revenir bien sûr. Vous n'y étiez pas comme ministre de l'Agriculture. Pourquoi en fait ?

Jean Glavany :
Non, je n'y étais pas. Je n'y étais pas pour des raisons profondément politiques. Nous avons au sein du gouvernement mais aussi au sein du conseil agricole européen, nous avons réfléchi à la meilleure manière d'être présents à Seattle et comme nous ne voulions pas faire de l'agriculture le coeur de la négociation, comme nous voulions parler de tout dont l'agriculture bien sûr mais pas ne parler que de ça et alors qu'on nous sommait de ne parler que de ça…

Ruth Elkrief :
On, c'est les Américains, c'est ça ?

Jean Glavany :
Voilà, notamment les Américains mais pas seulement les Américains, d'autres pays. Et donc on a voulu, par cette décision de ne pas être présents, la plupart des ministres européens de l'Agriculture, en tout cas pas moi, montrer que l'agriculture n'était pas pour nous le sujet central. Alors j'ai choisi d'agir autrement et d'aller aux Etats-Unis il y a un peu moins d'un mois pour faire valoir les thèses françaises et européennes face aux arguments américains.

Ruth Elkrief :
Et néanmoins donc échec. Echec, et on dit : échec à cause de l'agriculture. Alors moi j'ai d'abord un peu envie de savoir et de comprendre ; est-ce que c'est vraiment à cause de l'agriculture que ce round commercial ne peut pas avancer ?

Jean Glavany :
Très sincèrement, on ne peut pas dire ça. Ce n'est pas à cause de l'agriculture que cette négociation a échouée ; c'est à cause de beaucoup de sujets. Tous les sujets qui ont été évoqués au fond, ont donné lieu à des larges désaccords, celui sur les sommes sociales qui a été présenté d'une manière me semble-t-il tellement maladroite par la présidence qu'elle a provoqué une réaction des pays en voie de développement…. Celui des OGM, celui sur l'environnement… il n'y a eu aucun accord.

Ruth Elkrief :
OGM, organismes génétiquement modifiés.

Jean Glavany :
Voilà. Il n'y a eu aucun accord et donc je pense que l'agriculture sort totalement indemne de cette accusation d'avoir fait capoter la négociation à Seattle.

Ruth Elkrief :
Je résume quand même : sur l'agriculture, il y avait deux points de désaccord fondamentaux avec les Américains ; ils voulaient la suppression, l'élimination comme ils disaient, de toutes les subventions à l'agriculture européenne, autrement dit la mort de la politique agricole commune. Evidemment les Européens n'étaient pas d'accord et puis ils voulaient qu'on discute des organismes génétiquement modifiés, c'est-à-dire le maïs transgénique et autres comme un objet purement commercial et les Européens voulaient qu'on y réfléchisse de façon plus large avec des considérations sur la protection du consommateur, la santé, la précaution ; Alors ça, c'est la version je dirais positive : donc les Européens ont résisté et n'ont pas cédé. C'est comme ça que vous voyez les choses ?

Jean Glavany :
Oui…

Ruth Elkrief :
C'est pour ça que j'ai envie de dire : c'est plutôt une victoire ce soir. On dit échec, mais dans le fond, pour vous ministre de l'Agriculture, c'est une victoire.

Jean Glavany :
Ce qui est vrai, c'est que d'un point de vue des intérêts français et européens, il vaut mieux cet échec-là qu'un mauvais accord, ça c'est clair. Et donc moi je pense que devant cet échec de cette négociation, il faut savoir dédramatiser. Il faut prendre cet échec comme un mauvais moment et puis se préparer aux négociations futures. Il faut dédramatiser parce que vous savez, la dernière fois, c'était il y a une dizaine d'années pour la négociation précédente, l'Uruguay round, il avait fallu trois réunions de ce type pour se mettre d'accord sur le contenu et sur le calendrier. Donc on n'en est qu'à une, vous voyez, on peut encore faire mieux.

Ruth Elkrief :
J'ai l'impression d'entendre Charles Pasqua qui dit : cet échec, c'est une bonne nouvelle pour la France.

Jean Glavany :
Non, mais attendez parce qu'il y a quand même beaucoup de choses qui nous différencient de Charles Pasqua mais… comment dire… il faut dédramatiser aussi, le commerce mondial est florissant, les échanges internationaux augmentent de 8 ou 9 % par an, cette année ils vont augmenter de 9 % plus vite que la production économique mondiale, et donc ça veut dire qu'il n'y a pas de crise du commerce mondial qui nécessiterait des solutions de crise. Donc il faut dédramatiser.

Ruth Elkrief :
Ça, c'est le mot de Lionel Jospin que vous reprenez aussi…

Jean Glavany :
Oui, mais je n'ai pas de scrupules à utiliser les mots du Premier ministre.

Ruth Elkrief :
Jean Glavany, on est quand même aussi très importants, on est quand même très forts sur le champ de l'exportation, quatrième exportateur mondial, on est premier en denrées alimentaires devant les Etats-Unis, donc ça peut nous poser un problème, non ?

Jean Glavany :
Oui, mais on continue avec les règles actuelles pour l'instant, on n'est pas dans le drame où on a besoin d'une solution du jour au lendemain ; on a des règles qui permettent la multiplication des échanges d'ores et déjà sur la base des derniers accords qui sont toujours d'actualité. Non, je crois que l'Europe, dans cette négociation, elle a fait tout ce qu'elle a pu, que le commissaire européen, Pascal Lamy – il faut vraiment le féliciter de son attitude – a fait tout ce qu'il a pu pour essayer de sortir de cette impasse, il a fait beaucoup de propositions…

Ruth Elkrief :
Il a été très contesté à un moment donné parce qu'il semblait près d'un accord et pas de pays européens lui ont dit « ah non, non on n'acceptera pas ».

Jean Glavany :
En tout cas, il n'a pas été contesté par le gouvernement français et je pense par une majorité de pays européens et vous savez, dans une négociation de ce type, quand un commissaire qui agit – c'était une autre raison de mon absence aussi à Seattle, c'est qu'en plus il agissait au nom de tous les pays européens – et donc nous avions besoin d'avoir des représentants comme Christian Sautter et François Huwart à partir du moment où sur certains sujets…

Ruth Elkrief :
Le ministre de l'Economie et le ministre du Commerce extérieur…

Jean Glavany :
Le ministre de l'Economie et le ministre du Commerce extérieur mais sur l'agriculture qui est un sujet complètement intégré à l'Europe, les ministres de l'Agriculture n'avaient pas de sièges pour participer aux négociations, donc on s'est contenté de le faire par téléphone et par fax, ce qui nous a occupés quelques nuits quand même. Donc je crois qu'on n'a rien à reprocher à Pascal Lamy ; l'Europe a vraiment fait preuve de beaucoup de bonne volonté, elle a proposé des textes, elle a proposé des idées nouvelles y compris elle a tendu la main aux pays en voie de développement, donc ce n'est pas de ce côté-là que se situe la responsabilité.

Ruth Elkrief :
Aucune autocritique. On va voir la suite des événements parce qu'on parlait des raisons de cet échec justement. Il y en a en tout cas qui a beaucoup travaillé à cet échec, c'est José Bové, le représentant de la Confédération paysanne, celui qui lutte, vous le savez, contre les Mc Do et la mal bouffe. Il était en tête de tous les cortèges à Seattle. Il en est même devenu un véritable héros outre-Atlantique pour tous les groupes protestataires. Cécile Timoreau et Eric Vaillant ne l'ont pas quitté tout au long de sa tournée américaine, regardez leur reportage.

Cécile Timoreau :
Montredon dans le Larzac : José Bové y a forgé son esprit de contestation. Aujourd'hui, c'est le grand départ pour les Etats-Unis, cap sur le sommet de l'Organisation Mondiale du Commerce.

José Bové :
J'ai essayé de prendre de quoi tenir au moins quinze jours et puis s'il faut rester plus longtemps, si on nous met en prison, il faudra bien avoir de quoi se changer, alors…

Cécile Timoreau :
José Bové ne croit pas si bien dire : à peine arrivé dans la capitale américaine, il fait connaissance avec la police. L'incident est immédiatement annoncé par l'agence France Presse. Tous les médias sont alertés mais José Bové ne mesure pas la portée de ce qu'il croit être une photo souvenir ratée. Eddy est en faillite. Il voulait rencontrer ces Français dont il admire la ténacité. Chez lui, aux Etats-Unis, un quart des producteurs de lait ont mis les clefs sous la porte en cinq ans et sans aucune révolte.

José Bové :
Il y a 5 à 6 % d'agriculteurs en France.

Eddy :
Oui, mais nous, nous ne sommes que 1 % !

José Bové :
Alors si on ne fait pas bloc avec les consommateurs, on ne peut pas gagner.

Eddy :
Et si l'on sait que l'âge moyen d'un agriculteur aux Etats-Unis est de 59 ans… J'aimerais avoir autant d'aplomb que lui et me battre avec autant d'énergie pour mes idées mais en fait, j'ai peur d'être jeté en prison.

Cecile Timoreau :
Impossible d'être plus militant que ce paysan du Larzac. Debout, assis, dans les airs ou sur terre, il subit la presse avec patience.

José Bové :
80 % des aides vont à moins de 20 % des paysans en Europe, les céréaliers aujourd'hui sont en train de ramasser toutes les aides à l'intérieur de l'Europe parce qu'elles ne sont pas plafonnées et en même temps des aides aux exportations. Un des champions de France parmi les céréaliers, c'est le prince Rainier de Monaco qui lui, touche plus de trois millions de francs pour les plaines céréalières qu'il a dans l'Aisne.

Cécile Timoreau :
Encore une fois, José Bové a échappé aux questions personnelles pour matraquer les idées de son syndicat. Il est là pour ça, il ne s'accorde aucun répit.

José Bové :
On va découvrir Seattle, le temple de Microsoft et de Boeing, donc ça y est, là on est vraiment dans la gueule du loup cette fois-ci, là on ne peut plus s'échapper.

Cécile Timoreau :
La gueule du loup, c'est pour plus tard, ce soir toute l'Amérique fête Thank's giving. Autour de la dinde, José retrouve des fermiers américains qui avaient payé une partie de sa caution. Ils se connaissent depuis longtemps et ils font tous partie d'un même syndicat agricole mondial appelé Via Campetina.

José Bové :
C'est ce la dinde biologique !

Fermier américain :
Seulement quand on invite des fermiers français ! Sinon on mange au fast-food !

Cécile Timoreau :
Samedi 27 novembre, ouverture du contre-sommet de Seattle. Les opposants à la mondialisation sont tous là, le Français est l'une des guest-stars.

José Bové :
Nous devons nous unir ! Libérez-vous ! On a apporté du Roquefort… détaxé !

Ça fait chaud au coeur ! J'espère que l'examen de passage a été réussi. Ce n'est pas évident en anglais mais bon.

Femme :
Je fais partie de l'association des grands-mères en colère. On vous trouve merveilleux. On voudrait être aussi radicalisés que vous !

Cécile Timoreau :
Le paysan français n'a pas l'excentricité des Américains mais la provocation, il connaît. Il a fait venir 220 kilos de Roquefort à Seattle. Il le distribue devant les McDonald's évidemment et toute la presse est là.

José Bové :
On est en train de prouver à l'opinion et au monde entier que les citoyens américains et les paysans américains sont contre les organismes génétiquement modifiés et contre les hormones ; et je crois que c'est un vrai succès.

Intervenant :
Et voilà celui que vous voulez entendre : José Bové !

José Bové :
Je suis très heureux d'être avec vous aujourd'hui. Je crois que la lutte ne fait que commencer. Ensemble, on peut gagner. C'est comme quand les Français ont coupé la tête de Louis XVI. Démonter un Mc Do, si tu veux, c'est quelque chose qu'ils ont tous rêvé de faire un jour dans leur vie mais qu'ils n'ont jamais osé faire.

Cécile Timoreau :
Quelques manifestants vont s'attaquer aux McDonald's de Seattle mais José Bové ne les verra pas : il voulait défiler en tête de la grande manifestation ; il a donc négocié ferme et le voici aux côtés de syndicalistes comme John Swiney (phon) qui représentent plusieurs millions d'ouvriers américains.

José Bové :
Je crois que c'est l'histoire qui est en train de se faire. J'ai compris quelle était la mentalité des gens en Amérique et ne me suis aperçu qu'ils étaient sensibles aux mêmes choses que nous et que les mêmes choses les révoltaient et je crois que c'est pour ça qu'on est aussi nombreux.

Cécile Timoreau :
Les anti-OMC ont adopté José Bové. Son nom est même devenu un slogan synonyme de contestation.

Intervenant américain :
C'est incroyable ! Je n'ai jamais vu quelque chose comme ça ! Vive José Bové !

José Bové :
C'est moi.
Intervenant américain :

Ah ! C'est toi !
José Bové :

Oui !
Intervenant américain :

Bonjour.
José Bové :
A la fin d'une journée comme ça, on est complètement crevé parce qu'on n'a pas arrêté depuis le matin, où on se lève à 6h30 et non-stop jusqu'à 7 heures le soir et puis on recommence après le soir. Alors c'est vrai que bon, il y a beaucoup d'interviews, il y a des contacts.

Cécile Timoreau :
Et la suite, vous la voyez comment ? Parce que là, vous êtes en train de devenir un sacré animal politique.

José Bové :
Je crois que la suite, je la vois très bien dans ma ferme, je la vois en train de faire l'agnelage au mois de janvier. Moi, j'ai été en fait le haut-parleur dans cette affaire et j'espère que c'est tout le syndicat maintenant qui va s'emparer de ça et qui va construire une véritable alternative.

Cécile Timoreau :
Retour en France sous le feu des projecteurs. Un paysan syndicaliste indien et un américain accueillent José Bové. L'OMC a échoué, c'est une victoire.

Ruth Elkrief :
C'est une victoire de José Bové alors, Jean Glavany ?

Jean Glavany :
Je ne sais pas, je ne crois pas que ce soit une victoire en soi mais je crois surtout que de toute façon – et c'est là où j'aurai des divergences avec José Bové – je crois qu'on a besoin d'une Organisation Mondiale du Commerce forte, structurée et que de toute façon, tôt ou tard, il faudra y revenir.

Ruth Elkrief :
Ce n'est pas un peu démagogue ce qui s'est passé autour de ce personnage José Bové, cet engouement autour de ses discours sur la malbouffe et l'association malbouffe égale Amérique, alors qu'en France, comme disait Jean-François Revel dans Le Point la semaine dernière, on connaît aussi la malbouffe, le jambon aux phosphates, les eaux polluées aux nitrates, les poulets élevés en batteries, ça existe aussi en France, non ? Vous, le ministre de l'Agriculture, vous le savez.

Jean Glavany :
Vous vous plaignez d'un engouement mais les médias y sont pour beaucoup quand même. On voit d'ailleurs dans certaines images, il y a des moments où il y a plus de cameraman et de photographes que de manifestants, donc il y a un problème médiatique, c'est évident. Moi je crois que devant ce genre de phénomène, il faut savoir garder un peu son sang-froid, faire la part des choses. Moi j'aime bien José Bové quand il dénonce la malbouffe, je l'aime bien quand il fait la promotion des bons produits du terroir français, je l'aime bien quand il dénonce comme il le faisait tout à l'heure, l'iniquité de certaines aides agricoles, c'est juste, je l'aime bien quand il demande un contrôle citoyen sur les négociations… et puis j'aime moins par exemple quand il est casseur, ça je n'aime pas, je ne peux pas aimer, quand il s'est fait casseur, je l'aime moins quand il dénonce la capacité exportatrice de l'agriculture française comme si nous devions laisser les Américains exporter et nous, nous brider sur ce terrain-là et je l'aime moins surtout quand il dit non à l'OMC. Je crois que c'est ça le fond du problème parce que dire non à l'OMC au fond, je trouve que ça n'a pas de sens. C'est comme si on allait à un match de football ou un match de rugby avec une banderole « non à l'arbitre », ça n'a pas de sens, on a besoin d'un arbitre. Alors on peut contester des règles d'arbitrage, il y a même des publics comme ça sur les stades qui sont capables de renvoyer des arbitres dans des endroits très intimes avec des slogans très brutaux ; on peut contester l'arbitrage, des décisions d'arbitrage mais le commerce international a besoin d'un arbitre et cet arbitre, ça doit être l'OMC. Si vous voulez, je crois que c'est ça qu'il faut dire aux Français : oui à la libéralisation des échanges, oui à cette mondialisation dont on profite beaucoup, il y a un salarié sur quatre qui travaille pour l'exportation en France, il y a un agriculteur sur quatre qui travaille pour l'exportation en France. Donc on besoin pour notre dynamisme économique mais en même temps pas n'importe quelle mondialisation, pas n'importe quelle libéralisation, nous voulons des règles, nous voulons des normes, nous voulons un contrôle et il faut un arbitre… sinon ça serait la loi du plus fort. Et c'est pour ça que je crois que dire non à l'OMC me paraît être presque en enfantillage : nous avons besoin d'une organisation mondiale du commerce structurée et forte qui soit un véritable arbitre.

Ruth Elkrief :
Jean Glavany, il faut que Lionel Jospin reçoive José Bové ?

Jean Glavany :
Il l'a déjà rencontré au ministère de l'Agriculture lors d'une table ronde agricole le 21 octobre dernier, j'y étais…

Ruht Elkrief :
Mais de nouveau ?

Jean Glavany :
Oh ! Je ne sais pas, le Premier ministre reçoit qui il veut, je veux dire, il ne faut pas non plus tomber dans le piège que vous-même vous dénonciez à l'instant, s'il y a un engouement, on n'est pas obligé de… je veux dire il faut prendre en compte des arguments surtout quand ils sont portés si médiatiquement et en même temps on n'est pas obligé de tomber dans le piège de tout organiser autour d'un personnage.

Ruth Elkrief :
Un mot sur l'embargo du boeuf britannique car c'est évidemment un dossier très chaud. On doit avoir la décision de l'Agence française de sécurité sanitaire, elle va intervenir d'un jour à l'autre, est-ce que vous pouvez nous dire, monsieur le ministre de l'Agriculture, si cet embargo va être levé ?

Jean Glavany :
Je ne peux pas encore vous le dire parce que le gouvernement français s'est fondé sur des arguments scientifiques et des arguments de sécurité alimentaire. Et donc quand nous avons préparé l'arrêté interministériel d'application de la levée de l'embargo, c'est-à-dire de la décision communautaire au mois d'août, nous avons saisi cette Agence française de sécurité sanitaire des aliments qui a été créée par la loi en 98 et nous lui avons demandé, conformément à la loi, son avis. Avis négatif. A partir de là, quelle a été notre attitude ? C'est de dire : eh bien écoutez, nous voulons que ça bouge pour donner des garanties, plus de sécurité à nos concitoyens et aux consommateurs. Et donc nous avons repéré dans l'avis négatif de l'AFSSA, de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, cinq points qui touchaient à la traçabilité, au contrôle, aux tests, aux produits dérivés, à l'étiquetage et sur ces points-là nous avons essayé d'obtenir des garanties supplémentaires des Britanniques et de l'Europe, souvent c'était d'ailleurs plus de l'Europe que des Britanniques. Bon. Nous avons abouti à un nouveau dispositif. Ce nouveau dispositif, nous l'avons transmis à l'AFSSA pour avis. Nos attendons son avis d'un jour à l'autre.

Ruth Elkrief :
Et aucune indication du ministre à cette heure-ci.

Jean Glavany :
Non, c'est une agence indépendante qui ne me tient pas au courant de ses délibérations et donc j'attends, d'un jour à l'autre… vous savez, après ce sera au gouvernement de prendre la décision parce que l'évaluation des risques, ça c'est les scientifiques, mais la gestion du risque, c'est au gouvernement au nom du peuple, dans une responsabilité politique de prendre cette gestion du risque.

Ruth Elkrief :
On en reparlera donc un petit peu plus tard. On va se retrouver juste après cet écran de publicité.

Pause publicitaire.

Ruth Elkrief /
Jean Glavany, merci beaucoup d'être avec nous, vous êtes le ministre de l'Agriculture. On poursuit cette discussion. Sur la défense des agriculteurs, il y a une personne qui est très attachée, c'est Jacques Chirac et on dit souvent qu'il ne vous contredit jamais, vous ne le contredisez jamais. Ça ne vous ennuie pas de le trouver en quelque sorte sympathique alors que Lionel Jospin demande un peu à ses ministres de ne pas trop le dire, de ne pas trop insister sur le fait qu'il peut être sympathique ?

Jean Glavany :
Si j'ose dire, la question n'est pas là. Vous savez, il y a deux choses. D'abord je pense que les institutions de la Ve République donnent au Président de la République de tels pouvoirs d'arbitrage et le font garant de choses tellement essentielles dans la vie de la nation que ce sont des responsabilités qui sont lourdes et moi, quand je juge un président de le République en général, depuis que je suis en état de juger…

Ruth Elkrief :
Vous en connaissez parce que vous étiez conseiller de François Mitterrand et très proche de lui.

Jean Glavany :
Voilà. Donc quand je porte un jugement sur le président de la République, je ne commence pas par ça. Le problème pour moi, ce n'est pas de savoir s'il est sympathique ou pas, donc je veux dire…

Ruth Elkrief :
La politique, c'est aussi des relations humaines, c'est aussi un rapport personnel, c'est aussi une alchimie qui se fait ou pas quand même.

Jean Glavany :
Bien entendu. Mais le jugement que je porte sur le Président de la République n'a rien à voir avec le fait qu'il soit sympathique ou pas.

Ruth Elkrief :
Vous ne voulez pas déplaire au Premier ministre non plus.

Jean Glavany :
Mais non, mais c'est parce que… je veux dire… je pense que quand même pour les Français, pour nos concitoyens qui élisent un président de la République, qui ont élu celui-ci, qui en éliront un autre en 2002, celui-ci ou un autre – j'espère que ce sera un autre mais ça, ce sont mes convictions profondes qui parlent là – ce n'est pas de savoir s'il est sympathique ou pas, la question, c'est de savoir s'il exerce ses fonctions dans l'intérêt du pays et suivant des convictions politiques qui sont conformes à ce que souhaitent la majorité des Français et l'intérêt de la France. Donc c'est autre chose, ce n'est pas sympathique ou pas… en tout cas, moi je ne me prononce jamais là-dessus et j'essaie d'avoir un jugement politique sur l'action du personnage.

Ruth Elkrief :
Alors en politique justement et en ce qui concerne l'agriculture, on a l'impression un peu qu'il y a une union sacrée. Sur les agriculteurs, il y a peu de discours… On ne sait jamais s'il y a un vrai discours de droite ou un vrai discours de gauche, on a l'impression que tout le monde les défend, point.

Jean Glavany :
Ce n'est pas tout à fait exact. Ce qui est vrai, c'est que la France est un pays terriblement rural, qui a des relations comment dire… très charnelles avec son agriculture, les Français aiment leurs agriculteurs et ils ont raison ; les agriculteurs rendent à la société des services incommensurables et donc on a besoin d'eux et on n'aura jamais assez d'estime et de respect pour leur travail de tous les jours, après tout, ils nous nourrissent. Mais en même temps, c'est vrai que nous savons nous réunir quand il s'agit de défendre des intérêts… ce qu'on a fait avec le Président de la République et le gouvernement pour défendre la politique agricole commune au moment de Berlin ou là, quand il s'agit de défendre l'agriculture européenne dans les négociations de l'OMC…

Ruth Elkrief :
Donc c'est l'union sacré sur les agriculteurs.

Jean Glavany :
Oui, parce que là il est important de parler d'une seule voix et de défendre les grands principes mais je pense qu'il peut y avoir un discours de droite et de gauche sur l'agriculture. En particulier je pense que conformément à ce que disait José Bové tout à l'heure, je pense profondément que les aides à l'agriculture sont réparties d'une manière très inéquitables en Europe et en France en particulier, c'est vrai que 20 % des exploitations françaises touchent 80 % des aides et c'est vrai que je m'efforce et je vais m'efforcer avec le gouvernement, avec l'appui de Lionel Jospin, de redonner à partir de l'an 2000 un peu plus de justice dans cette répartition des aides publiques à l'agriculture, d'encourager…

Ruth Elkrief :
Ce n'est pas ce que sentent par exemple les agriculteurs bretons qui protestent en ce moment.

Jean Glavany :
Ça, c'est un problème plus compliqué, je veux bien en dire un mot… Mais de donner un peu plus de justice dans la répartition des aides et puis de se tourner plus vers la qualité plutôt que vers la quantité produite. La Bretagne, c'est autre chose. La Bretagne, c'est une situation terriblement difficile parce que la Bretagne conjugue à la fois des crises sectorielles avec à la fois des crises… la crise de la production porcine, la crise de l'aviculture, la crise des fruits et légumes. On retrouve ici un concentré de crises en Bretagne qui provoque plus une crise environnementale avec des dégâts sur l'environnement qui ont été considérables ces vingt ou trente dernières années, on trouve une situation de grande crise au niveau de la Bretagne…

Ruth Elkrief :
Et la gauche, qu'est-ce qu'elle dit là-dessus ?

Jean Glavany :
… Sur laquelle vraiment je voudrais dire que nous devons prendre les choses au sérieux et que le gouvernement tout entier défend très sérieusement, que nous avons déjà fait beaucoup pour ces situations de crise dans la production porcine, l'agriculture, les fruits et légumes et que la Bretagne a beaucoup profité de ces aides depuis un an ou deux, mais qu'il faudra sans doute faire plus et j'ai bien l'intention de prendre ce problème à bras le corps, que je ne mésestime pas parce que je sais qu'il y a en Bretagne des situations de désespérance, qu'il y a beaucoup d'agriculteurs endettés qui ne voient plus le bout du tunnel et je pense qu'il faut vraiment traiter ce problème avec beaucoup de sérieux et avec la dose de solidarité nécessaire.

Ruth Elkrief :
L'événement politique du week-end, Jean Glavany, c'est au RPR qu'il se déroulait, vous le savez, puisque pour la première fois, une femme a été élue présidente du parti gaulliste. Alors qui est vraiment Michèle Alliot-Marie, celle que les militants ont surnommée familièrement « MAM » ? Sylvie Pinatel et Mathieu Dupont l'ont suivie en campagne. Ils nous tracent le portrait intime d'une femme de caractère.

Michèle Alliot-Marie :
Je dois dire que cette campagne a été aussi marquée par le retour de nos militants et je m'en réjouis.

Sylvie Pinatel :
Des militants qu'elle est allée chercher de salles des fêtes en bistrots de la gare pendant deux mois. Mardi dernier à Nancy : c'était pour elle et son conseiller la dernière ligne droite après une centaine de meetings au compteur et un numéro porte-bonheur, le 64.

Michèle Alliot-Marie :
Je ne quitte jamais tout à fait la côte basque.

Sylvie Pinatel :
C'est là-bas, sur un terrain de rugby, dit la légende, qu'elle a fait ses premiers pas et qu'elle a goûté à la politique aux côtés de son père, Bernard Marie, député-maire de Biarritz, ancien arbitre international de rugby et fervent supporter du gaullisme. Les jeunes sont là, le ballon pour le plaisir de la castagne et le Général pour l'éloge de l'indépendance : un pedigree qui plaît. En 86, Jacques Chirac nomme la toute jeune députée des Pyrénées-Atlantiques secrétaire d'Etat à l'Enseignement. En 93, c'est Edouard Balladur qui la parachute ministre de la Jeunesse et des Sports. Derrière ses lunettes, tailleurs et souliers vernis, la Basquaise a du tempérament. Saint-Jean-de-Luz ne s'y trompe pas et la choisit comme maire en 1995.

Guy Chardier, maire-adjoint de Saint-Jean-de-Luz :
Je ne voudrais pas dire une chose qui est vulgaire ; il y a des hommes et il y a des femmes et ce genre de femme exceptionnelle qu'est Michèle Alliot-Marie, c'est vulgaire ce que je vais dire… c'est une personne qui en a !

Sylvie Pinatel :
On dit qu'elle a un certain franc-parler et parfois le verbe assassin. Cette passionnée d'ethnologie et des sociétés primitives analyse avec humour le comportement de certains de ses collègues masculins parfois fébriles devant un jupon.

Michèle Alliot-Marie :
Je crois qu'ils ont besoin en permanence de séduire mais de séduire des femmes comme des séduire les électeurs d'ailleurs, ils s'entraînent peut-être un peu sur les femmes et c'est vrai que certains d'entre eux, à mon avis, sont marqués par cette volonté de séduire. Alors… bon…

Sylvie Pinatel :
Ça a dû vous agacer quand on vous appelait « les plus beaux genoux du gouvernement » !

Michèle Alliot-Marie :
Oh ! Je prenais ça je dirais… en riant, tout simplement.

Sylvie Pinatel :
A ses adversaires qui lui reprochent son absence de programme, « MAM » comme la surnomment ses militants, répond internet. Elle veut en doter chaque fédération histoire que les idées de la base nourrissent les lumières du siège parisien. L'ancienne universitaire est à son aise. Dans la salle, les femmes ont le regard fier, les hommes parfois le sourcil étonné et l'oeil intéressé.

Michèle Alliot-Marie :
J'ai renoncé aux chaussures vernies… ce qui fait d'ailleurs… tenez, regardez, j'ai les chaussures pleines de boue ! Mais je dois avoir un petit chiffon dans la voiture quand même. L'avantage du vernis, c'est que vous passez un coup d'eau et c'est terminé, c'est impeccable.

Sylvie Pinatel :
Coquette et studieuse. Dans la famille Alliot, il y a des principes : pas question de se marier avant d'avoir obtenu le diplôme de docteur en droit.

Renée Marie, mère de Michèle Alliot-Marie :
Je voulais que mes filles mariées puissent se débrouiller elles-mêmes, qu'elles ne comptent jamais sur un mari et que le mari sache bien qu'elles n'avaient pas besoin de lui pour se débrouiller dans la vie.

Sylvie Pinatel :
Et à 70 printemps passés, madame est toujours chef d'entreprise d'une usine d'isolants électroniques. Michèle Alliot-Marie a donc bien de qui tenir.

Bernard Marie, père de Michèle Alliot-Marie :
Oui, je crois qu'effectivement Michèle a un certain nombre de qualités, elle a de la volonté, elle a du caractère, je dirais presque à la limite qu'avec le sourire, si vous voulez, la courtoisie supplémentaire, elle me rappelle un peu madame Thatcher.

Sylvie Pinatel :
De l'ombre à la lumière : scène de liesse pour une candidate au parcours politique jusque-là très discret et pour une femme qui ne se cache plus.

Michèle Alliot-Marie :
J'ai changé des tas de fois de lunettes dans ma vie et c'est vrai que plus le temps passe et moins les lunettes sont grosses ; elles sont plus sombres, c'est vrai, on les voit de moins en moins. J'ai peut-être moins besoin qu'elles me protègent.

Ruth Elkrief :
Voilà, Jean Glavany, Michèle Alliot-Marie, vous la connaissez ? vous avez en commun au moins le rugby par exemple.

Jean Glavany :
Le rugby, les Pyrénées puisqu'elle est des Pyrénées-Atlantiques et moi des Hautes-Pyrénées et puis j'ai été au Parlement avec elle, oui.

Ruth Elkrief :
C'est Margaret Thatcher comme dit son père, en quelque sorte ?

Jean Glavany :
Je ne sais pas, je crois que c'est quelqu'un qui est très dur mais bon, je crois qu'il faut la laisser faire ses preuves et puis… elle arrive à peine, il faut qu'elle fasse ses preuves et ne pas comme ça porter de jugement trop à la hâte.

Ruth Elkrief :
C'est l'heure des femmes à droite, peut-être, est-ce que ça ne vous inquiète pas quand vous voyez le succès des femmes à gauche ?

Jean Glavany :
Non, ça ne m'inquiète pas. Ce que j'apprécie beaucoup dans cette élection, c'est qu'un deuxième grand parti s'est mis à l'élection au suffrage universel de son président, le parti socialiste avait donné le « la » et l'exemple il y a plusieurs années. Bon, ça a tardé un peu mais c'est bien qu'un autre parti fasse comme le parti socialiste pour la démocratie…

Ruth Elkrief :
Le parti socialiste n'a pas encore de femme à sa tête jusqu'à nouvel ordre.

Jean Glavany :
Non, mais enfin le parti socialiste donne l'exemple et quand le RPR fera aussi bien que le parti socialiste pour la parité, c'est-à-dire pour la promotion des femmes aux élections législatives avec une promotion de femmes manifeste, allez dans l'hémicycle et comparez, c'est très spectaculaire. Bon, je remarque – un deuxième clin d'oeil puisque vous me faisiez parler du Président de la République tout à l'heure, je remarque que c'est un nouvel échec pour lui puisqu'au fond, si j'ai bien compris, pour être élu au RPR, il ne faut surtout pas être le candidat de Jacques Chirac ; ça en dit long, je crois, sur l'état de ce parti. Voilà. Donc c'est un deuxième élément. Sur madame Alliot-Marie, je dirais que… j'ai dit tout à l'heure qu'il fallait la laisser faire ses preuves, donc je ne vais pas, moi, lui rentrer dedans bille en tête, je crois qu'il faut donner toujours le délai de décence à quelqu'un qui s'installe et qui prend des fonctions. En même temps, je voudrais dire ici que j'ai été très marqué par sa campagne et je me souviens en particulier de cet épisode, il y a un hebdomadaire la semaine dernière qui lui demandait : qu'est-ce que vous haïssez le plus dans la vie ? Elle a répondu : Lionel Jospin. Et là, j'ai trouvé ça d'une dureté et d'un sectarisme… je crois que notre démocratie a besoin de plus d'apaisement, donc j'ai envie de dire, puisque son père était un arbitre de rugby que j'ai connu, moi, sur les terrains et que j'ai vu arbitrer, il a dû apprendre que dans la vie, il faut respecter les règles et aussi respecter les adversaires. Et je pense que quand elle a dit qu'elle haïssait Lionel Jospin, elle a manqué de ce respect élémentaire dont notre démocratie a besoin. J'espère qu'elle récupérera cet écart.

Ruth Elkrief :
On en reparlera avec elle sur ce plateau très très bientôt. On va rester dans les relations hommes-femmes et plutôt personnelles, parce que c'est un des thèmes favoris du chanteur Alain Souchon, vous connaissez. Son dernier album « Au ras des pâquerettes », marche très fort, peut-être parce qu'il y parle bien plus d'amour qu'avant. Je l'ai rencontré dans son bistrot favori de Paris. Un entretien réalisé avec l'aide notamment de Jacky Kergaillan. Pardon pour les bruits de cuillers et de fourchettes, ça se déroulait à peu près à l'heure du déjeuner.

- Chanson -

Alain Souchon :
Un petit bout de ma chanson, Ruth.

Ruth Elkrief :
La rive gauche, c'est votre pays…

Alain Souchon :
Un petit peu, oui.

Ruth Elkrief :
C'est votre repère.

Alain Souchon :
Oui, j'aime beaucoup la rive gauche, oui.

Ruth Elkrief :
Mais c'est la nostalgie, dans cette chanson « Rive gauche », il y a aussi : la rive gauche disparaît ;Saint-Germain disparaît ; ce n'est pas un peu ringard de s'inquiéter de ça ?

Alain Souchon :
Je suis nostalgique, donc je peux éventuellement évoquer le fait que la rive gauche a changé et que je peux évoquer cette époque où il y avait Jean-Paul Sartre et Juliette Greco, où il y avait Léo Ferré, où il y avait des petits cabarets avec des gens comme Barbara, Guy Béart et tout qui débutaient, les frères Jacques ou je ne sais pas qui. J'évoque toute cette période-là avec un petit peu de nostalgie parce que le monde change, voilà. Je ne dis pas : revenons aux années 50, pas du tout, je dis : ah ! C'était sympa.

Ruth Elkrief :
Cette nostalgie dans l'album « Au ras des pâquerettes », c'est votre dernier album, elle est assez présente et ce qui est frappant, c'est que vous l'assumez bien, la nostalgie, parfois même un peu la déprime, la mélancolie.

Alain Souchon :
Oui, je crois qu'on fait des chansons avec ce morceau-là de nous-mêmes et qu'on les écoute aussi, on a tous un coin dans la tête avec une nostalgie que tout le monde a.

Ruth Elkrief :
Depuis dix ans en fait, même plus, pas mal de vos chansons rythment la vie de la société française, on s'y reconnaît.

Alain Souchon :
On me dit ça des fois, j'en suis fier d'ailleurs.

Ruth Elkrief :
Comment vous faites ? J'ai entendu l'expression sur vous de « journaliste sentimental ».

Alain Souchon :
Oui, mais c'est bien vu. C'est bien vu parce que c'est ce que je fais, je ne suis pas très actif, moi dans la vie, c'est-à-dire… à part mon métier qui m'emmène dans des tourbillons assez incroyables par moments, mais sans ça, je ne suis pas très actif, je ne vote pas, je ne suis pas… et… je regarde. J'aimerais m'asseoir sur une chaise au coin de la rue et puis regarder ce qui se passe dans ce café par exemple ou… regarder le monde comme ça, c'est ma vie. Et après, je fais des chansons donc un petit peu d'après ce que j'ai vu quoi.

Ruth Elkrief :
« Au ras des pâquerettes », c'est aussi l'amour.

Alain Souchon :
Oui. Il n'y a que ça dans la vie, j'ai l'impression que c'est là… petit à petit en avançant, je m'aperçois que dans le fond, peut-être que je me trompe mais le seul vrai truc, le truc important, c'est l'amour entre deux êtres quoi !

Ruth Elkrief :
C'est parce que vous avez 55 ans…

Alain Souchon :
A peine.

Ruth Elkrief :
Et que du coup, vous vous dites : le temps passe et j'ai encore envie de séduire, d'aimer, d'être aimé.

Alain Souchon :
Oui, mon métier, c'est ça. Mon métier, il est merveilleux pour ça parce que séduire, c'est quand même… essayer de plaire.

Ruth Elkrief :
Et si vous voyez que vous êtes numéro un là par exemple dans les ventes de CD pour ce dernier disque, vous vous dites « missions accomplie, je plais, j'y arrive » ?

Alain Souchon :
Je me dis que je suis content, que ma vie… moi j’étais plutôt quelqu'un de renfermé, de mélancolique, de timide et mon métier m'a depuis vingt-cinq ans remplis de bonheur, tout simplement, rempli de bonheur, de bons moments. Les gens me croisent dans la rue, me font des sourires gentils, il y a une espèce de connivence avec tout le monde, alors que je vois bien la différence, quand je n'étais pas connu et que le demandais l'heure à une dame, elle avait peur que je lui vole son sac, maintenant elle me sourit gentiment.

Ruth Elkrief :
Ça, ça vous fait plaisir, c'est quelque chose que vous cherchez ?

Alain Souchon :
Oui. Mais enfin, je n'ai toujours aimé que faire des chansons, c'était mon rêve inavoué quand j'avais quatorze ans, d'être chanteur à succès.

Ruth Elkrief :
Et alors maintenant, vous dites : j'aime bien ça, non ?

Alain Souchon :
Oui. J'adore ça. J'adore ça, je suis content. Très heureux. J'ai un fond qu'on ne changera jamais qui est un fond de mélancolie mais enfin ma vie est merveilleuse depuis vingt-cinq ans, je m'en rends compte.

Ruth Elkrief :
Et quand vous dites, vous reconnaissez « moi je suis un peu dépressif », vous le dites franchement, ce n'est pas l'air du temps parce qu'on est dans des temps où il faut gagner, où il faut être en avant…

Alain Souchon :
Oui, moi je ne suis pas comme ça. Je n'aurai pas eu ce bonheur d'être dans une époque où les chansons, c'est important, où il y a la radio et tout ça, je crois que j'aurais été un traînard raté un peu aigri, peut-être même méchant.

Ruth Elkrief :
Vous auriez fait des bêtises.

Alain Souchon :
Oui, sans doute, j'aurais eu une vie très désagréable.

Ruth Elkrief :
Mais vous pouvez être méchant parce que dans vos disques, c'est un homme… vous savez, l'homme qui aime bien les féministes, l'homme fragile, l'homme qui reconnaît ses failles, l'anti-macho…

Alain Souchon :
Oui, mais je trouve que tous les hommes devraient reconnaître leurs failles et moi j'ai changé « Allô maman bobo », ce n'était pas pour dire que je n'étais que comme ça ; je voulais dire que tous les hommes étaient un petit peu des « regretteurs » de leur enfance et que leur maman, c'était important mais pour tous. Alors c'est tout. C'est juste pour dire ça, qu'il y avait une partie de nous-mêmes qui était comme ça. Ça a eu beaucoup de succès, donc on m'a pris pour un garçon fragile qui ne peut pas se déplacer dans la main de sa maman qui le tiens mais ce n'est pas ça.

Ruth Elkrief :
C'est quoi votre force alors ? où est-ce qu'elle est ?

Alain Souchon :
Je ne sais pas. Je fais mes chansons et puis le regard des gens me transporte, l'amitié, les lettres que je reçois, les applaudissements à la fin des concerts, le fait que vous vous soyez déplacée jusqu'à mon café pour venir.

Ruth Elkrief :
On est venu effectivement tout près de chez vous dans ce quartier de la rive gauche que vous habitez et dans lequel vous vous promenez… comment ça se passe, une journée de Souchon ?

Alain Souchon :
Oui, je me balade. Je mets une casquette, des lunettes et puis je pars me balader et je cherche mes chansons comme ça, je cherche des phrases et puis je pars trois-quatre heures et puis je reviens le soir et puis je mets à la musique si j'ai trouvé une phrase ; très souvent, je la jette, elle n'est pas bien, alors je la jette. Après je recommence. Ça me fait promener, ça me conserve en bonne santé.

Ruth Elkrief :
Le sport et l'art, c'est ça. Et vous travaillez avec Laurent Voulzy, votre frère de toujours. Comment on fait pour ne pas séparer avec le temps ?

Alain Souchon :
On ne se voit pas tout le temps. On ne se voit que pour travailler, on est très amis, comme vous dites, on est des frères ; alors quelquefois pendant les vacances, il vient passer trois jours à la maison mais en général, on a des vies très séparées et puis on se retrouver pour travailler. Et de faire des choses ensemble pour les hommes, il n'y a pas mieux que de faire des choses constructives. C'est comme ça qu'on devient amis, c'est en faisant des choses. Avec mes enfants, c'est pareil, j'ai travaillé avec eux et on a tendance à être de génération différente, ils sont dans un monde, moi dans un autre mais le fait de travailler ensemble, de faire de la musique avec Pierre et mon site internet avec Charles, ça nous lie par quelque chose d'assez fort.

Ruth Elkrief :
C'est nouveau pour vous comme père, cette expérience, d'être si proche de vos enfants.

Alain Souchon :
Oui, oui. Je n'étais pas un père très proche parce que je m'occupais beaucoup de moi, de ma carrière, je m'occupais de « Allô maman bobo » et tout ça au lieu de… et je passais pour un homme qui s'occupe bien de ses enfants, qui est tout le temps à la maison ; alors que je n'étais jamais là, j'étais tout le temps en tournée…

Ruth Elkrief :
Dans cet album, il y a aussi… Il y a de l'amour mais il y a aussi un peu de politique. Il y a de l'écologie, il y a une chanson, qui est la première, « Pardon ». Pardon, parce que la terre est souillée, parce que la terre est détruite, parce qu'on fait du mal.

Alain Souchon :
Ah oui.

Ruth Elkrief :
Alors vous votez Verts, Alain Souchon ?

Alain Souchon :
Non, non… Non, les Verts… je trouve Cohn-Bendit un petit peu… trop fantaisiste justement… Non, mais un petit peu… je trouve qu'il ne pense qu'à Cohn-Bendit quoi en gros et puis je les trouve un peu ambitieux, ils veulent des postes de ministres, on s'attendait à autre chose de la part des écologistes ; mais c'est une force qui m'intéresse, qui est la force principale, je crois, pour l'avenir. Je crois que les jeunes sont touchés par l'écologie, par l'humanitaire et la musique, c'est les trois choses qui sont les choses de l'avenir. Mais de là à voter pour qu'ils soient ministres…

Ruth Elkrief :
Mais ce n'est pas important d'être ministre aussi, pour arriver à ces choses ?

Alain Souchon :
Oui, un petit peu, mais on voit bien qu'ils ne peuvent pas faire grand-chose de toute façon. On voit bien que Dominique Voynet, que j'aime beaucoup… je ne sais pas si elle peut faire grand-chose. On ne peut pas enlever les voitures des villes, on ne peut pas dépolluer les rivières, on ne peut pas empêcher le nucléaire, enfin c'est difficile quoi.

Ruth Elkrief :
Qu'est-ce qu'on peut faire alors ?

Alain Souchon :
Non, mais la force est là, tout le monde s'y met un peu, donc c'est une bonne chose. On est dans un moment de la vie de l'humanité où les gens prennent conscience qu'il ne faut pas tout abîmer, que la terre est un petit peu un chef d'ouvre qu'il ne faut pas trop abîmer.

Ruth Elkrief :
Il y a aussi une chanson sur les SDF, les sans domicile fixe, les gens qu'on rencontre dans la rue parfois, qui sont comme ça tout ratatinés par terre et que vous racontez.

Alain Souchon :
Oui, j'avais un peu peur de faire une chanson là-dessus parce que c'est un sujet qui peut être lourd mais en même temps si on est tellement bouleversé, tout le monde… bouleversé et en même temps, on ne peut rien faire, donc on passe devant eux, des fois, on a l'habitude, donc ça ne nous fait même plus rien, mais ces gens qui sont couchés sur des cartons, qui ont trente ans, qui sont ivres-morts au mois de février là, on se dit : qu'est-ce que c'est que ce monde ahurissant, où on est !

Ruth Elkrief :
Mais ça ne va pas mieux ? Vous ne sentez pas… ça va pas mieux ?

Alain Souchon :
Vous trouvez, vous ? Non, ce n'est pas votre rôle de dire ça… vous trouvez que ça va mieux ? Je ne sais pas. Il y en a plein, plus qu'avant je trouve. Avant, le clochard, c'était une espèce de personnage un peu anarchiste, voire drôle, qui était ivre-mort et qui disait : j'emmerde les flics et tout, mais ce n'est plus ça.

Ruth Elkrief :
J'ai lu que votre roman préféré l'an dernier, c'était « Les particules élémentaires » de Michel Houellebecq, ce roman assez décapant, assez dépressif on a dit, sur la fin des illusions, sur l'anti-mai 68, c'est votre univers, ça ?

Alain Souchon :
Oh ! Je ne dis pas que c'est mon univers, j'ai trouvé qu'il était extrêmement audacieux d'écrire ça, qu'il était au bout du rouleau, qu'il fait vraiment déprimé, nihiliste, triste à crever, j'ai trouvé ça très très fort, j'ai beaucoup beaucoup aimé. J'ai été le voir le film après et j'ai trouvé le film très bien, les acteurs jouaient très très bien et puis le film, il était comme le bouquin, c'est-à-dire déprimé mais à un point ! Non, j'ai trouvé qu'il allait vraiment loin et que c'était dingue d'aller aussi loin. Ça m'a épaté.

Ruth Elkrief :
Vous aviez dit : Mitterrand et Houellebecq, ça a beaucoup contribué à la fin des illusions. Vous avez un compte à régler avec Mitterrand ?

Alain Souchon :
Non, je n'ai pas de compte mais enfin j'étais en 81 de ceux qui étaient heureux que la gauche vienne au pouvoir en me disant : le monde va être moins rude. Et Mitterrand a été un homme que j'ai toujours admiré pour sont talent, c'était un homme de talent. Mais je trouve que le résultat après ces quatorze ans… je trouve qu'on est désillusionné, il n'y a plus rien. Après il y a Michel Houellebecq, on passe directement à Michel Houellebecq.

Ruth Elkrief :
Il paraît que vous avez envie d'être grand-père maintenant ?

Alain Souchon :
Oui, c'est vrai que j'ai très envie que mes enfants se marient et aient des enfants, oui, pour m'en occuper parce qu'il y en aura un qui sera chanteur, il n'aura pas le temps de s'en occuper et je m'en occuperai, moi, je serai un peu sur la touche.

Ruth Elkrief :
Le grand-père chanteur.

Alain Souchon
Je ne sais pas si je chanterai toujours, mais je serai grand-père, j'espère oui.

Ruth Elkrief :
Pourquoi ne chanteriez-vous pas toujours ?

Alain Souchon :
Parce que je trouve que je suis un adolescent, moi, quand j'écris des chansons et quand je les chante, j'ai quelque chose qui s'est arrêté à l'âge de dix-neuf ans et demi. Et là il va y avoir un décalage trop grand à partir d'un certain moment. Je ne vois pas… j'ai dix ans, je sais que c'est pas vrai mais j'ai dix ans… j'ai peur que ce soit, un peu grotesque.

Ruth Elkrief :
Merci beaucoup

Alain Souchon :
Merci à vous.

Ruth Elkrief :
Un mot Jean Glavany ?

Jean Glavany
Un seul mot ? Alors le mot « tendresse » sûrement.

Ruth Elkrief :
Merci beaucoup d'être restés avec nous, à la semaine prochaine et je vous laisse avec Claire Chazal.