Texte intégral
Les Echos - 28 novembre 1996 - Marc Blondel
« Robot salarié », « culture administrative généralisée », la teneur des propos de Mme de Menthon, dans son point de vue du 13 novembre 1996, laisse pantois le responsable syndical que je suis. Comment ? La Haute Cour judiciaire serait devenue le refuge de dangereux révolutionnaires, apôtre de l’égalitarisme salarial aveugle ? Au-delà des incantations et des jeux de mots faciles, il devient nécessaire de remettre en perspective la décision de la Cour de cassation du 29 octobre 1996.
L’individualisation des salaires n’est pas un phénomène nouveau. Déjà à la fin du XIXe siècle, le salaire à la tâche participait de cette logique individualisante. La naissance de nouvelles formes d’individualisation du salaire à la fin des années 70 résulte, pour une part prépondérante, de la décrue de l’inflation « menaçante », des évolutions technologiques, de l’internationalisation de l’économie et, bien évidemment, de la crise que connaît notre pays depuis de trop nombreuses années.
Le juriste a toujours eu du mal à systématiser ce phénomène, Le professeur Javillier ne parlait-il pas, dès 1988, d’un « patchwork normatif » en évoquant les pratiques d’individualisation du salaire ? Et il apparaît en effet que les formes qu’elles prennent relèvent plus de l’étude sociologique que de la fixation d’une norme générale et valable pour tous les salariés : pourcentage de la masse salariale distribuée par la hiérarchie après ou sans entretien, primes individuelles en fonction de la performance ou du comportement du salarié, mise en place de grilles intermédiaires qui créent des échelons supplémentaires à la convention de branche, essai de définition du mérite dans des accords collectifs, intéressement basé sur des critères fortement individualisés. Quelles sont les conséquences de cette mosaïque ? Trop souvent l’obscurantisme des décisions, le court-circuitage des organisations syndicales représentatives et la déconnexion du salaire versé par rapport à la grille de classification. En outre, une individualisation trop poussée à un effet boomerang en démotivant les salariés et en cassant le collectif, ce que FO a constamment dénoncé.
Et puis arrive la décision de la Cour de cassation ! Arrêt d’espèce ou renversement jurisprudentiel fondamental ? Ni l’un ni l’autre, oserais-je dire, mais plutôt une décision qui se base sur un principe toujours défendu par nos juridictions, l’égalité, et qui a comme corollaire un autre principe, la non-discrimination. Loin d’être un slogan, le principe d’égalité a été consacré dans différents textes, qu’ils soient nationaux (Constitution notamment) ou internationaux (Convention européenne des droits de l’homme), ainsi que par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de la CJCE. En droit du travail, le législateur a consacré un chapitre spécial du code sur « l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes ». Dépassant ce cadre, la Cour de cassation estime que « l’employeur est tenu d’assurer l’égalité de rémunération entre tous les salariés, de l’un ou l’autre sexe, pour autant que les salariés en cause sont placés dans une situation identique ».
L’un des intérêts de cette décision provient du fondement juridique sur lequel s’appuient les magistrats, en l’occurrence les articles L. 133-5 4e et L. 136-2 8e du Code du travail portant sur les conventions et accords collectifs. La Haute Cour s’appuie donc sur les grilles de classification pour étayer son raisonnement. La qualification professionnelle d’un salarié et corrélativement sa rémunération doivent s’apprécier dans un cadre normatif par le biais du contrat collectif, revendication essentielle que Force ouvrière a toujours mis en avant, Revenant également sur sa jurisprudence de 1985, la Haute Cour intervient dans la gestion de l’entreprise par le biais de la discrimination. Mais que Mme de Menthon se rassure, l’individualisation n’est pas morte, égalité ne voulant pas dire égalitarisme. Les juges estiment simplement qu’à situation égale, un salarié ne peut être discriminé, c’est-à-dire traité de façon différente. D’une part, les juges sont relativement prudent en parlant de « situation identique » d’autre part, cette décision permettra simplement de remettre un peu d’ordre dans les pratiques d’individualisation du salaire en systématisant des entretiens basés sur des critères objectivant l’évaluation, en formalisant des procédures de recours pour les salariés estimant avoir été lésés, en permettant la représentation du personnel d’avoir toutes les informations nécessaires sur les augmentations individuelles et en formant la hiérarchie à la pratique de l’entretien.
En fin de compte, ce qui oppose Force ouvrière à certains chefs d’entreprise néolibéraux, c’est la conception même de contrepartie et la capacité qu’à un individu de juger de la valeur du travail d’un autre. Si l’on en croit Mme de Menthon, le salarié ne réagirait qu’à l’appât du gain, stimulus digne de Pavlov ! Loin de moi l’idée de brimer les « meilleurs », mais nous estimons que si le salaire est une contrepartie essentielle de la contribution du salarié au développement de l’entreprise, d’autres facteurs comme la formation continue, la réduction du temps de travail, participent également au mieux-être de l’individu.
Plus profondément, Mme de Menthon inscrit sa vision des rapports sociaux dans l’entreprise sur la base de l’équité, conception d’une justice naturelle qui ne serait pas inspirée par les règles du droit. L’employeur, en jugeant de la valeur d’un salarié d’obtenir une augmentation individuelle, dirait forcément le juste sans qu’il puisse se tromper. À partir de ce constat, point n’est besoin de grilles de classification, de commission paritaire de recours ! Il n’est pas dans mon propos de soutenir que tous les employeurs rémunèrent à la tête du client, mais le principe d’égalité utilisé par la Cour de cassation dans l’arrêt du 29 octobre 1996 (et nous sortons ici du cadre de la morale pure pour rentrer dans le droit) a vocation à rétablir un déséquilibre permanent entre le salarié et son employeur.
Comme le rappelait Lacordaire, pourtant chantre du catholicisme libéral, « entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit ». Ainsi, le principe « À travail égal, salaire égal » assure pleinement et de façon consubstantielle le droit à un juste salaire et la gestion des rémunérations.
Les Échos : 13 novembre 1996 - Sophie de Menthon
Le mérite, la valeur, le dépassement ont toujours été récompensés par des médailles ou des monnaies sonnantes et trébuchantes. Or on vient, aujourd’hui, de décréter la récompense illégale.
Un arrêt de la Cour de cassation du 29 octobre 1996 vient de décider, en effet, que, à fonction égale, l’employeur était tenu de verser le même salaire. Rappelons que c’est une secrétaire qui, voyant sa collègue de bureau mieux payée pour, estimait-elle, la même tâche, a porté plainte… La Cour à même condamné l’entreprise à payer les arriérés (l’ancienneté n’entre pas en ligne de compte puisqu’elle est calculée indépendamment). D’évidence, les chefs d’entreprise n’ont pas encore réalisé l’étendue des conséquences possibles et la portée psychologique de cette décision.
Le mouvement Ethic (Entreprises de taille humaine indépendantes et de croissance) a toujours placé l’homme au centre du parcours économique. Sans vouloir prendre en considération le cas individuel qui vient d’être jugé, Ethic et tous les patrons qu’il représente condamnent à leur tour cette atteinte à l’individu ; il serait très dommageable que le jugement d’un cas particulier puisse installer dans les esprits la possibilité de contraindre tous les chefs d’entreprise à instaurer un système égalitaire des ressources humaines, ce qui risque d’induire des effets pervers graves.
Réduire le talent des hommes et des femmes à un indice salarial collectif, c’est nier l’ambition légitime, c’est décourager la compétition individuelle, la seule qui vaille.
Et voici de nouveau, implicitement, les patrons coupables de leur jugement sur leurs collaborateurs. La clairvoyance patronale, le fait d’apprécier les qualités de l’un plus que celles de l’autre et de le traduire dans le salaire serait une prétendue « rémunération à la tête du client ».
On vient donc de déclarer illégal et sans fondement tout ce qui constitue les critères d’évaluation de compétences. Fi de la bonne volonté, de l’application, du dévouement puisqu’il est interdit de les reconnaître dans une augmentation forcément « abusive ». Les patrons paieront donc ces qualités uniquement de bonnes paroles… Voilà qui ne va pas relancer la consommation, sinon celle de la langue de bois ! Voilà également un coup d’envoi général à la stagnation des salaires. Je ne vais quand même pas augmenter quelqu’un avec le risque de devoir aligner tout le monde…
Découragement des patrons et découragement des salariés « entrepreneurs d’eux-mêmes », de ceux qui veulent « arriver » – ne risque-t-on pas d’être condamné pour l’utilisation de ce mot politiquement incorrect ? « Arriver » en faisant plus et mieux, en se « défonçant » ! Il ne leur reste comme espoir non plus l’augmentation, mais seulement la « promotion ». Or, en particulier dans les moyennes entreprises, on ne peut pas promouvoir, c’est-à-dire donner un autre titre, sans créer des échelons artificiels qui n’ont pas de sens dans des organisations qui tendent, dans le monde entier, vers l’organigramme plat dans un objectif d’efficacité reconnue.
Nous voici devant les ressources humaines administrées. À quand les quotas de jeunes, de vieux, de femmes, de femmes mariées, de femmes célibataires… ? En tout état de cause, l’alléchant slogan déculpabilisateur « À travail égal, salaire égal » ne s’applique pas dans ce cas précis ; en effet, aucun chef d’entreprise digne de ce nom ne demande un travail égal, hormis pour ceux qui ont un travail industriel calibré. La notion de standard dans le travail est une notion administrative où le « jugement du chef » n’a pas de sens et paraît arbitraire puisqu’il n’y a dans l’administration ni sanction ni récompense. Nous sommes donc en train de franchir un pas historique vers une culture administrative généralisée entraînant la France vers une grave carence de la compétition.
Contrairement à ce qu’en pense, de bonne foi, la Cour de cassation, c’est aux dépens de chacun que l’on impose artificiellement une égalité qui n’existe pas dans le travail. C’est tuer l’envie d’être meilleur, car on ne peut être meilleur qu’avec l’espoir d’être moralement et matériellement reconnu comme tel…
Respecter l’homme, c’est pouvoir l’apprécier dans ses différences. Qui peut souhaiter être considéré comme un robot ?