Texte intégral
Le Figaro : Vous organiser, un an après son annonce, une semaine d’action contre le « plan Juppé ». Que comptez-vous au juste dénoncer ?
Louis Viannet : Il faut partir des réalités. L’essentiel des critiques que nous avons portées contre le plan Juppé se sont confirmées au fil de sa mise en œuvre. Au stade où nous en sommes, aucune des grandes questions qui se posent à la protection sociale ne sont réglées. Vouloir à tout prix trouver une solution dans la rubrique « dépenses » alors qu’il est évident que les problèmes découlent d’une insuffisance de recettes liées au chômage, aux salaires et au développement de la précarité, relève de la gageure. Le plan Juppé, c’est bien la mise en œuvre d’un processus qui, à terme, risque de déboucher sur le désengagement des entreprises dans le financement de la protection sociale, une maîtrise comptable des dépenses de santé, la restriction des remboursements, l’affaiblissement de la logistique hospitalière, bref tous les éléments qui sont en train de susciter des conflits nombreux dans la plupart des régions.
Le Figaro : Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui le mouvement est suffisamment fort pour faire reculer le pouvoir ?
Louis Viannet : À l’évidence, le mouvement n’a pas encore atteint le niveau suffisant pour remettre en cause les choix essentiels sur ce dossier de la protection sociale. Mais ce que je constate c’est qu’au fur et à mesure que grandit la combativité, le gouvernement est bel et bien amené à prendre en compte l’expression du mécontentement dans une série de domaines.
Le Figaro : Le bouchon envoyé par Alain Juppé, qui souhaite mener une réflexion sur la flexibilité du travail, est-il pour vous de nature à réunir les syndicats ?
Louis Viannet : D’abord, il faut la couleur du bouchon et tenir compte des eaux dans lesquels il flottera. Depuis plusieurs années on est confronté à un ensemble d’exigences patronales pour abaisser les réglementations et les contraintes. Il ne se passe un mois sans qu’on ne multiplie les allégements ou les simplifications de procédures. Le patronat a promis qu’il créerait des emplois si on l’autorisait à licencier, ce qui a été fait. Il a ensuite insisté pour intensifier la mise en place d’emplois à temps partiel, sans résultats. On a eu, au contraire, la précarité et le chômage.
Il n’y a pas de perspective d’amélioration de l’emploi au travers de la flexibilité. La stratégie de toutes les entreprises, notamment des plus grandes, est d’utiliser aussi bien les investissements que l’instauration des technologies pour dégraisser les effectifs.
Le Figaro : Les problèmes qu’affronte la France sont ceux que connaissent tous les pays d’Europe. Pensez-vous que l’on peut encore défendre des revendications uniquement au plan national ?
Louis Viannet : Il n’y aura pas d’action collective efficace au niveau européen si déjà le syndicalisme n’est pas en situation, dans chaque pays concerné, de développer des initiatives qui aident à la mobilisation des salariés. C’est ce qu’il essaie de faire en Allemagne, en Belgique, en France et ailleurs. Pour autant, il ne serait question de s’en tenir là. Il y a effectivement une responsabilité du syndicalisme face à la construction européenne. Elle devient de plus en plus un processus résultant des décisions de « l’establishment » qui dessaisit complétement les peuples concernés et qui ne repose plus aujourd’hui que sur un seul projet, la monnaie unique. Ce qui a pour conséquence dramatique de faire passer l’emploi à la trappe…
Le Figaro : Est-ce que cela signifie qu’il faut diaboliser la monnaie unique ?
Louis Viannet : La CGT a depuis très longtemps exprimé de fortes réserves sur la monnaie unique et les contraintes qu’elle impose. Aujourd’hui, les critiques viennent tant du monde politique que du monde économique ou syndical, et notamment des partisans de la monnaie unique. Elles sont fondées sur la prise de conscience que la sévérité des critères imposés pour l’atteindre risquent de déboucher non seulement sur la montée des inégalités mais aussi sur la multiplication de situations conflictuelles. C’est tellement vrai que le Conseil Ecofin du 21 septembre 1996 a imaginé un système dans lequel il n’y aurait pas une monnaie unique mais une monnaie réservée pour cinq ou six pays, ceux qui entreraient dans les contraintes fixées par le couple franco-allemand et pour les autres, un système de pénalités. Toute l’argumentation qui consiste à dire que la monnaie unique serait à la fois un élément de stabilité et un élément de résistance à la mondialisation sont des arguments d’ores et déjà caduques puisque ce ne sera pas une monnaie unique.
Le Figaro : Cela signifie-t-il que toute volonté d’intégration politique est aussi caduque ?
Louis Viannet : Si vraiment les gouvernements de l’Union s’acharnent à vouloir passer en force pour la mise en place de ce dispositif, c’est la construction européenne toute entière qui risque d’être remise en cause, comme le soulignent de nombreux acteurs politiques et sociaux. On peut se demander si l’on en est toujours à la construction de l’Europe telle qu’elle a présidé aux textes de 1957 à un moment où la conception de l’Europe était fondée sur l’existence de blocs et des risques d’affrontement qui y étaient liés. Il faudrait au contraire se fixer comme objectif de créer les conditions pour sauvegarder la paix, développer une période de stabilité en Europe. Cela exclut la conception du noyau dur. Cela nécessite d’imaginer une Europe ouverte, élargie, capable d’accueillir non seulement les 15 mais tous les pays intéressés à la mise en place de cette zone de coopération. Cela implique une Europe capable de respecter les décisions démocratiques des différents pays en respectant leurs identités et de leur proposer de véritables choix de développement.
Le Figaro : Vous continuez donc à récuser le cadre de Maastricht ?
Louis Viannet : À l’évidence, les conceptions exprimées ci-dessus ne correspondent pas, à ce cadre. Cela nécessite d’autres structures institutionnelles. Nous ne sommes pas les seuls à poser ce problème. Nous refusons la domination absolue du marché qui conduit aujourd’hui à la déréglementation, la dérégulation, les privatisations et la mise à mal des services publics, la libre circulation des capitaux et des marchandises. Nous combattons donc le dogme de la mise en concurrence des salariés.
Le Figaro : Pensez-vous que la Confédération européenne des syndicats (CES) a, de ce point de vue, changé puisque vous avez réitéré votre demande d’adhésion ?
Louis Viannet : Je pense que le débat est en train de grandir sur les conditions actuelles de la construction européenne. Il y a une prise de conscience du fait que l’économique écrase le social. Le social c’est l’Arlésienne. Mais aujourd’hui, de plus, c’est la finance qui impose sa loi à l’économie. Il faut donc que le syndicalisme tape du poing sur la table, à un moment où se profile la perspective de 20 millions de chômeurs et il doit s’en donner les moyens. Ce qui est loin d’être le cas. Les raisons en sont multiples. La principale est que les patrons ne sont pas prêts à accepter au niveau européen ce qu’ils n’acceptent pas au niveau national. Sinon on ne comprendrait pas la force avec laquelle sont en train de monter les conflits en Allemagne, en Belgique, en France, en Espagne, en Italie. Le syndicalisme européen, tel qu’il est aujourd’hui, doit faire plus pour que ces différentes luttes convergent et nous sommes décidés à prendre notre part.
La CES vient de décider pour mai 1997 une initiative à laquelle elle affirme vouloir donner une grande résonance. La CGT fera tout pour assurer sa réussite et je souhaite une grande préparation unitaire en France. Je pense que le syndicalisme français, c’est une des raisons de notre candidature, a un rôle important à jouer dans les débats de la CES dans cette exigence d’un syndicalisme plus offensif par des impulsions communes des grandes centrales françaises.
Le Figaro : Mais ce sont des paroles verbales quand on voit qu’en France vous êtes incapables de vous entendre.
Louis Viannet : Ce qui compte, ce sont moins les états d’âme des dirigeants que la prise en compte des réalités par un grand nombre de salariés, qui fait qu’en dépit des difficultés, nous avons cette semaine un grand nombre d’initiatives qui se déroulent dans l’unité d’action. Toutes les organisations syndicales considèrent qu’il faudra en arriver à de nouvelles initiatives encore plus larges et plus unitaires. Je n’ai donc pas de raisons de considérer que le processus est en voie d’affaiblissement. Il est au contraire en état de consolidation.
Date : vendredi 15 novembre 1996
Source : France Inter
A. Ardisson : Il y a un an, jour pour jour, A. Juppé présentait donc son plan de redressement de la Sécurité sociale. En guise d’anniversaire, vous n’êtes avare ni de grèves – aujourd’hui la RATP, les banques, Air Inter – ni de manifestations – demain dans les départements et tout particulièrement à Aurillac où vous serez. Mais quand on regarde les revendications, quand on lit les banderoles qui se préparent, on a l’impression que le plan Juppé est devenu second dans son aspect « Sécurité sociale » par rapport à l’emploi, aux restructurations, aux plans sociaux, etc. ?
L. Viannet : Je pense que si vous regardez bien les banderoles, demain, vous verrez que – et heureusement d’ailleurs – l’exigence du développement de la protection sociale et du retrait du plan Juppé reste très présente dans les revendications. Pourquoi je dis heureusement ? Parce que nous sommes à un an maintenant du plan Juppé qui se fixait l’ambition de réduire progressivement le déficit de la Sécurité sociale : 17 milliards de déficit étaient prévus pour cette année et on annonce ouvertement qu’on va se situer entre 50 et 60 milliards – autour de 57 – et que pour l’année prochaine la tendance restera identique. Pour une raison très simple, c’est que, non seulement, le problème du financement et des recettes de la Sécurité sociale n’est pas réglé – si ce n’est par des ponctions supplémentaires qui vont intervenir pour les salariés, les retraités et les chômeurs – mais parce qu’en plus le Gouvernement persiste dans une politique qui ampute quotidiennement un peu plus les recettes de la protection sociale. À un moment donné, la facture va bien se présenter.
A. Ardisson : Pour vous, ce n’est toujours pas un problème d’économies, c’est un problème de recettes ?
L. Viannet : Pour nous il n’y a pas un iota de ce qui se fait au travers du plan Juppé qui peut nous conduire à modifier notre opinion.
A. Ardisson : Quel bilan tirez-vous de votre semaine d’action ? Parce que ça a été quand même très inégal en termes de mobilisation. Même aujourd’hui à la RATP, on a l’impression que cela ne marche pas très fort. De votre point de vue ?
L. Viannet : Il y a plusieurs façons de regarder un verre quand il est à moitié : on dit qu’il est à moitié vide ou à moitié plein. Lorsque le niveau de mobilisation atteint une certaine ampleur on crie à la faillite de l’économie française. Nous sommes en présence d’une montée de la combativité et de la colère, qui reposent sur des questions fortes qui se sont exprimées cette semaine, qui vont s’exprimer dans les manifestations demain et qui vont continuer de s’exprimer dans les jours et les semaines à venir. Moi, je prends simplement deux dossiers d’actualité : la fusion Axa-UAP avec non seulement les inquiétudes légitimes que cela provoque par rapport à l’emploi, parce qu’on n’a jamais vu une fusion entre deux groupes aussi importants se produire sans qu’il n’y ait rationalisation des postes, comme le disent d’ailleurs les dirigeants. Ils disent : « Cela va nous permette des économies d’échelle » Eh bien, les barreaux que l’on va casser à l’échelle se sont les salariés, y compris les cadres, qui vont en faire les frais. Le deuxième aspect, c’est que C. Bébéar ne s’est pas trompé sur la portée du plan Juppé et sur le champ que cela ouvre aux assurances privées, puisqu’à peine la fusion était-elle annoncée qu’il a affiché son ambition de lancer une sécurité sociale privée. C’est-à-dire qu’il a affiché ouvertement que l’objectif de cette fusion c’était de se donner les moyens de partir à la conquête de la maladie pour gagner de l’argent.
A. Ardisson : Oui, mais c’est son métier.
L. Viannet : C’est son métier mais pas sur le dos des assurés sociaux, ni des malades, ni des salariés.
A. Ardisson : Vous parliez de deux dossiers, quel est le deuxième ?
L. Viannet : Le deuxième, c’est l’annonce scandaleuse de la volonté des PDG de Renault et PSA d’aller quémander au Gouvernement l’autorisation de mettre entre 40 000 et 50 000 salariés à la rue. Je dis scandaleuse parce que voilà deux PDG des deux plus grandes entreprises françaises qui ont été incapables de se mettre d’accord, de se rencontrer, de discuter pour développer des coopérations franco-françaises entre ces deux groupes et placer l’automobile française en position de conquête. Le seul point sur lequel ils se mettent d’accord c’est pour jeter 40 000 salariés à la rue. 40 000 salariés dont ils disent ouvertement qu’ils les ont trop usés et que maintenant les salariés qui sont sur les chaînes sont trop âgés pour atteindre le rendement qu’ils espéraient atteindre.
A. Ardisson : Mais ils vont embaucher des jeunes.
L. Viannet : Oui, 15 000 jeunes à la place de 50 000. Des jeunes à qui ils vont exiger un taux de productivité extraordinaire, qu’ils vont payer moins, qu’ils vont user plus vite. Une fois qu’ils les auront usés, ils les jetteront à la rue. Et vous croyez que c’est avec des conceptions comme cela et une mentalité pareille, que l’on va sortir le pays des difficultés et s’attaquer véritablement au niveau de chômage, tel qu’il frappe actuellement le pays. Il est maintenant urgent que le monde du travail se mette en colère très fort, très vite, massivement, ensemble. Et croyez-moi, nous allons nous en occuper.
A. Ardisson : Je vois que pour vous c’est déjà fait. Où en sont vos travaux d’approche vis-à-vis de Force ouvrière, d’une part, et de la CFDT de l’autre, en vue d’une journée nationale d’action commune ? On sait que la CFDT est, elle, favorable au plan Juppé et que du coup M. Blondel, le patron de FO, dit : « Mais dans ces conditions, pas question de travailler avec eux ». C’est l’impasse ?
L. Viannet : Vous en parlez comme si la question de l’unité d’action n’était pas présente dans l’actualité. Vous en parlez comme quelque chose à venir. Moi, je vous signale que cette semaine les différentes actions qui ont eu lieu ont presque toutes été unitaires ; que demain la journée nationale de manifestations qui va se dérouler, se déroule dans la plupart des départements – pour ne pas dire dans tous – à l’appel de CGT, FO, FSU et d’autres organisations syndicales ; que dans un certain nombre de départements il y aura aussi des syndicats CFDT et pour ce qui nous concerne, tout en étant lucides sur ce qui nous sépare de la CFDT par rapport au plan Juppé, nous disons qu’un certain nombre de problèmes tel que les salaires, tel que la réduction de la durée de travail sans perte de salaire, tel que l’amélioration des conditions de travail sont suffisamment, maintenant, importants et urgents pour que toutes les forces qui sont d’accord sur ses objectifs se retrouvent.
A. Ardisson : Donc pas d’oukase sur la CFDT ?
L. Viannet : Mais pourquoi voulez-vous ?
A. Ardisson : M. Blondel en fait un.
L. Viannet : Vous poserez la question à M. Blondel. En ce qui nous concerne, depuis le début, nous nous battons pour rassembler tout le monde. Tout simplement parce que la seule force du monde du travail repose dans son unité, dans sa capacité à se rassembler.
A. Ardisson : Y aura-t-il une journée nationale d’action confédérale ?
L. Viannet : Oui, bien sûr. Celle de demain en est une. Il y en aura d’autres, et d’autres pour lesquelles la CGT continuera à faire tous les efforts possibles pour que se retrouvent toutes les organisations – toutes sans exception – sur des objectifs qui seront en correspondance avec la volonté et les exigences du monde du travail.
Date : 18 novembre 1996
Source : Le Figaro
Le secrétaire général de la CGT a fait, samedi, à l’issue de la semaine d’action, la déclaration suivante :
« L’impact des multiples initiatives professionnelles dans la semaine du 12 au 16 novembre 1996 témoigne de l’élargissement de la combativité qui s’exprime avec de plus en plus de détermination dans de nombreuses branches. Les manifestations du 16 novembre, fortement unitaires dans de nombreux départements, malgré les réticences ou hésitations constatées dans les états-majors des centrales, reflètent la prise de conscience de l’efficacité de l’unité d’action et de la mobilisation.
– Le recul du débat sur le projet de loi concernant la SNCF,
– le report du processus de privatisation du CIC,
– les hésitations à propos du dossier Thomson ou de la privatisation de la SFP,
sont bel et bien le résultat des luttes et de la mobilisation. Ils témoignent de la possibilité de peser sur les décisions et de modifier les choix, même si, à l’évidence, le gouvernement tente de gagner du temps sans changer sur le fond.
Dans le prolongement de ces premiers résultats, il devient possible de transformer l’essai sur de nombreux dossiers.
Les salariés sont aujourd’hui en situation de pousser l’avantage à condition que non seulement il n’y ait pas relâchement mais, au contraire, élargissement de la combativité, de l’unité d’action, des convergences entre les luttes, de l’expression forte de solidarités nouvelles entre branches, entre secteurs, entre catégories de salariés, retraités ou privés d’emploi.
La semaine du 12 au 16 novembre a parfaitement atteint son objectif de points d’appui stimulants pour une nouvelle phase de mobilisation.
La CGT persiste et signe dans sa volonté de parvenir à une nouvelle initiative nationale interprofessionnelle de grèves et de manifestations dans les semaines qui viennent. »
Montreuil, le 16 novembre 1996.