Texte intégral
Q. : L. Jospin et E.-A. Seillière ont bu du thé glacé mais l’ambiance, comment était-elle ?
R. : L'ambiance était, je ne dirais pas chaude parce que ça voudrait dire difficile, elle était tout à fait souriante, même sereine, calme.
Q. : Ce n'était pas le E.-A. Seillière de novembre dernier qui disait : il faut déstabiliser L. Jospin ?
R. : Je crois que ça a évolué beaucoup depuis et je pense qu'E.-A. Seillière était revenu pour que les fils soient renoués avec le Gouvernement. Je crois qu'il est tout à fait malsain que le patronat et le Gouvernement ne se parlent pas même si nous continuons bien évidemment à discuter avec les chefs d'entreprise et avec les branches. Donc c'était sain que cette réunion ait lieu et qu'elle se passe dans de bonnes conditions.
Q. : Il dit tout de même : ça a été très franc et vous lui avez refusé le report de l'application de la loi à 2002.
R. : Oui mais je pense qu'il le savait. L. Jospin, son Gouvernement, ne sont pas du genre à annoncer des choses pendant une campagne, à se battre au Parlement pour les faire passer et à changer d'avis après les élections comme certains le pensaient. Donc, je pense qu'E.-A. Seillière sur ce point, même s'il se devait de faire cette demande, n'attendait pas que nous changions de position.
Q. : Dans le cœur du dispositif, il souhaiterait tout de même que l'annualisation du temps de travail soit davantage précisée par la loi. Qu'est-ce que vous lui avez répondu ?
R. : Non, il a dit : j'aimerais bien que ce soit inscrit dans la loi. C'est d'abord dans l'exposé des motifs. Toutes les entreprises n'ont pas besoin de travailler sur un rythme annuel. C'est bon pour des entreprises saisonnalisées : le sucre, l'agro-alimentaire, parfois les hôtels, cafés, restaurants. Mais il y a d'autres secteurs pour lesquels l'activité est la même tout au long de l'année. Donc la souplesse n’est pas uniquement l'annualisation. Elle est d'ailleurs déjà possible dans le code du travail mais sous certaines conditions. C'est-à-dire que les salariés puissent connaître à peu près les périodes à l'avance où ils vont travailler beaucoup, où ils vont travailler moins, qu'il y ait un délai de prévenance pour éviter qu'il y ait des à-coups qui mettent en cause leurs conditions de vie. Tout ceci est prévu aujourd'hui dans le code du travail. La loi ne fait que compléter cela en disant par exemple que les heures entre 35 et 39 heures pourront être capitalisées dans un fonds, ce qui peut être bon pour les cadres par exemple pour pouvoir prendre des durées de congés plus importantes. Donc nous étendons l'annualisation dans la loi mais elle existe déjà avec certaines contreparties et garanties pour les salariés, ce qui nous apparaît une bonne chose.
Q. : Justement, le temps de travail des cadres fait l'objet d'un débat. Le patronat dit que l'activité des cadres se prête mal au contrôle de la pointeuse.
R. : Il y a cadre et cadre. Lorsqu'en 1936 la durée du travail ne s'appliquait pas aux cadres, ils étaient 2 % en France, ils sont aujourd'hui 20 %. Il y a aujourd'hui des cadres administratifs, techniciens, comptables qui travaillent comme les autres salariés et qui ont leur durée du travail qui est conforme aux autres salariés. Pour ceux-là, il faut le contrôler pour eux comme pour les autres, pas plus, pas moins, mais bien. Pour les autres, ce sont les cadres dirigeants bien évidemment, on ne voit pas comment la durée du travail s'appliquerait à eux. Et puis, il y a au milieu des métiers, les commerçants, les financiers, etc dont on voit bien qu'ils ne peuvent pas dans l'activité même qui est la leur, travailler aux mêmes horaires que les autres. Et bien il va falloir trouver des formes de réduction du temps de travail par la négociation, par exemple avec des forfaits qui permettent effectivement qu'ils ne restent pas à côté de ce mouvement auquel les cadres tiennent. Et c'est par la négociation que nous allons le trouver. Nous avons d'ailleurs mis en place quelques groupes de travail avec des secteurs d'activité pour réfléchir à cela. Et nous avons un an et demi pour négocier avant la prochaine loi de 1999, pour trouver effectivement des solutions pour ces cadres-là.
Q. : Les chefs d'entreprise disent : tout ça c'est très bien mais dans le fond la loi a donné des idées aux syndicats et quand on veut entrer dans la négociation pour instaurer la souplesse, pour parler de temps partiel, pour parler d'un certain nombre d'autres choses, d'annualisation, du temps de travail des cadres etc, on ne trouve pas de syndicats qui sont prêts à engager la discussion. Ça a été le cas notamment dans les grands commerces de centre-ville dont la convention collective vient d'être dénoncée. Comment concilier les points de vue ?
R. : Je voudrais dire d'abord que sur ces six derniers mois, les accords de Robien ont doublé. On est à plus de 2 000. Les principaux signataires sont la CGT et la CFDT. Et dans les trois quarts de ces accords, on trouve des modalités nouvelles qui permettent une plus grande souplesse pour les entreprises et une nouvelle sécurité pour les salariés. Donc quand on veut discuter concrètement des problèmes, on trouve des interlocuteurs. Dans les grands commerces mais comme d'ailleurs dans les banques, il y avait depuis 1937 des conditions de fonctionnement qui ne correspondent plus aux secteurs actuels. Et donc, le patronat - et d'ailleurs l'AFB, les banques l'ont dit très clairement -, ont profité de cette occasion des 35 heures pour remettre en cause une convention collective sur laquelle ils rediscutaient depuis cinq ans avec des menaces de dénonciation tous les six mois. Ce que j’espère, aussi bien dans les banques - et nous le voyons puisque les grandes banques se lancent actuellement dans la négociation sur les 35 heures -, que sur les grands commerces où des efforts doivent être faits notamment pour que le travail à temps partiel soit moins subi et plus choisi par les salariés, eh bien que derrière cette dénonciation, les fils de la négociation soient renoués. Je suis convaincue qu'il y a des interlocuteurs du côté syndical, encore faut-il que les chefs d'entreprise soient prêts à discuter pour faire en sorte que dans les commerces en France, on accepte de considérer qu'on est en travail précaire, qu'on reste chez soi souvent alors qu'on a trois heures de travail par jour en attendant qu'on vous rappelle pour faire quelques heures de plus. Tout ça n'est pas admis dans les pays où le travail à temps partiel est fortement développé comme les Pays-Bas. Il faut bien que la France arrive à avoir un travail à temps partiel plus garanti pour les salariés et plus correct.
Q. : La crainte des syndicats c'est de se dire : voilà l'euro qui arrive et qui va accentuer la compétition entre les entreprises. Si en plus on accepte beaucoup de souplesse, ça donnera lieu à des restructurations sans création d'emplois.
R. : Je n'y crois pas du tout. D'abord, si l'euro arrive et accroît notre compétitivité, ça veut dire qu'on va gagner des parts de marché et qu'on créera des emplois demain. Deuxièmement, la souplesse pour les entreprises... quand on est à 35 heures, on peut accepter des souplesses qu'on n'acceptait pas à 39 et encore moins à 43 ou 45 heures. D'autre part, cette souplesse encore une fois, ce n'est pas uniquement l'annualisation. C'est : comment mieux utiliser les équipements alors qu'aujourd'hui en France on n'utilise nos machines qu'à 60 % contre 90 en Allemagne. Comment mieux ouvrir nos services à la clientèle, des commerces le soir, des banques parfois le samedi. Ce qui ne veut pas dire que ces salariés vont travailler tous les samedis ou vont travailler plus. Je crois qu'au contraire, la réduction de la durée du travail permet d'accepter une souplesse qui soit favorable aux entreprises tout en améliorant les conditions de travail des salariés.
Q. : Vous êtes en bute à une fronde de votre majorité au Parlement qui vient de voter un amendement qui permettrait d’inclure dans le temps de travail les temps de pause, les temps de trajet du domicile au lieu de travail. Comment allez-vous faire ?
R. : D'abord ce n'est pas une fronde, c'est un débat technique. C'est très difficile le travail effectif. Depuis 1942, on n'y avait pas touché. Qu'est-ce que ça veut dire tout simplement.
Q. : Vous voilà bien diplomatique dans les termes.
R. : Pas du tout, là c'est un débat technique. Et d'ailleurs la rédaction qui a été retenue par l'Assemblée, qui n'a pas ma faveur, ne permet pas de prendre en compte, contrairement à ce que l'on dit, les temps de trajet et les temps de pause, puisqu'on dit que c'est le temps ou le salarié est à la disposition de l'employeur. Quand vous êtes dans votre voiture pour aller à votre bureau, vous n'êtes pas à la disposition de l'employeur. Donc, ça, ce sont des fantasmes. Ceci dit, je préférerais une rédaction qui reprend mieux la jurisprudence et qui soit plus concrète...
Pour donner un exemple simple que tout le monde comprendra, le « casse-croûte » - puisque l'on appelle cela encore comme cela dans le code du travail - : quand vous avez le droit d'aller déjeuner à l'extérieur de votre bureau ou en dehors de votre machine, ce n'est pas compris comme du travail effectif. Si, en revanche, on vous dit qu'il faut que vous restiez à côté de votre machine avec un œil sur ce qui est en train de se passer, c'est compté comme du travail effectif. C'est la jurisprudence. Elle prend en compte les situations concrètes. Eh bien, il faut que nous ramassions cela dans une formule. Je suis convaincu que nous allons nous mettre d'accord avec les députés de la majorité qui souhaitent que l'on avance pour les salariés, prenant en compte la jurisprudence, mais qu'on ne pose pas des problèmes aux entreprises. Je crois que nous en sommes tous d'accord.
Q. : Sur l'hôpital. La maîtrise des dépenses hospitalières est à l'ordre du jour. En quoi votre plan est-il différent du plan Juppé ?
R. : Tout simplement parce que nous évitons de faire en sorte que l'hôpital évolue en fonction de règles de trois faites dans un bureau. Je ne crois pas que l'on puisse dire que quand il y a moins trois cents accouchements par an, on ferme une maternité. Il faut partir des besoins de la population. La population évolue. Il y a de plus en plus de personnes âgées ; il y a de plus en plus de personnes handicapées ou en lourde dépendance ; les techniques évoluent. Aujourd'hui, on accouche et on reste quatre à cinq jours à l'hôpital alors qu'avant, on restait huit à dix jours. Les techniques évoluent mais aussi les thérapeutiques. On peut travailler et on peut être soigné en dehors de l'hôpital. Il faut prendre en compte cela région par région, où les pathologies sont différentes, où l'état de santé de la population est différent.
À partir de là, nous prenons chacun des bassins de vie dans nos régions, nous regardons où circulent les gens et nous faisons en sorte qu'ils trouvent au plus près d'eux, dans la proximité, un hôpital qui traite les pathologies de tous les jours et qu'ils puissent avoir recours aux meilleurs services avec des plateaux techniques, avec des plateaux avec les meilleures qualités professionnelles dans leur région. Donc, nous allons recomposer à partir du terrain, des besoins de la population et non pas de manière comptable et dans un bureau. Je crois que c'est un vaste mouvement qui est bien compris par l'ensemble des professionnels que nous rencontrons maintenant depuis huit mois avec B. Kouchner. Nous relançons ce schéma régional d'organisation de la santé qui va entraîner d'ailleurs des débats avec nos concitoyens dans les états-généraux de la santé.