Interview de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, à RMC le 9 décembre 1999 sur la décision du maintien de l'embargo sur le boeuf britannique et la concertation avec la Grande Bretagne pour parfaire la sécurité alimentaire.

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Texte intégral

Philippe Lapousterle : Vous êtes l'homme du jour mais je ne sais pas si c'est agréable d'être l'homme du jour ?

Jean Glavany : Il y a des jours où on s'en passerait.

Philippe Lapousterle : C'est ce matin qu'on s'en passerait ?

Jean Glavany : Non parce que cette décision était plutôt facile à prendre en fait.

Philippe Lapousterle : Quelle est la raison essentielle qui a fait maintenir au gouvernement français l'embargo sur le bœuf britannique alors que les experts français avaient laissé une porte ouverte et admettaient surtout ne pas pouvoir quantifier les risques ?

Jean Glavany : Il y a beaucoup de domaines où on ne peut pas quantifier les risques, même s'ils sont possibles ou probables. Le problème ne se pose pas exactement dans ces termes. Depuis le début dans cette affaire, le gouvernement français s'est fondé sur des impératifs de sécurité alimentaire et de principe de précaution. C'est ce qui nous avait amenés, après le premier avis de l'Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, fin août, à dire qu'on ne pouvait pas lever l'embargo et à demander des discussions et des négociations sur des garanties supplémentaires, sur cinq points.

Philippe Lapousterle : Qui avaient été obtenues ?

Jean Glavany : Qui nous ont permis d'avancer. D'ailleurs si on compare les positions du gouvernement français en septembre et hier, on voit que sur ces cinq points nous avons avancé. D'ailleurs l'avis de l'Agence Française le reconnaît lui-même. Nous disons donc aux Britanniques et aux Européens: nous avons avancé, nous vous en remercions. C'est important, pas pour la France mais pour les consommateurs européens, parce que cela touche tous les consommateurs européens. Simplement, à ce stade aujourd'hui, nous considérons que ces garanties sont insuffisantes sur deux des cinq points que nous avions évoqués. Cela prouve que sur les trois autres, on a bien avancé. C'est quoi ces deux points ? Cela veut dire que nous souhaitons que soit mis en œuvre des tests à grande échelle au Royaume-Uni, nous allons le faire nous-mêmes en France.

Philippe Lapousterle : Des tests en Grande-Bretagne…

Jean Glavany : En Grande-Bretagne. Et à ce stade, les Anglais sont d'accord pour le faire. Simplement il y a un désaccord entre les scientifiques sur l'ampleur de ces tests et leur ciblage. Pour que cela ait un sens d'avoir des résultats sur un certain nombre de tests. Nous demandons à la Commission, ce n'est pas insurmontable, qu'elle réunisse les experts pour édifier et précise ce programme de tests. Pour que cela ait un sens au niveau de la connaissance épidémiologique de cette maladie en Grande-Bretagne. Le deuxième point, et là nous l'avons exigé de la Commission -, on est d'accord sûr le principe - qu'elle prenne un texte réglementaire au niveau communautaire pour permettre l'étiquetage depuis le producteur jusqu'au consommateur. Ce qui nous permettrait de dire aux consommateurs français que c'est du bœuf britannique, ce qui nous permettrait surtout de contrôler ce qu'on appelle "le commerce triangulaire", à savoir du bœuf britannique qui passerait par la Hollande…

Philippe Lapousterle : Par la Hollande ou la Belgique…

Jean Glavany :  …et qui serait désétiqueté au passage. Donc cela nous permettrait de l'éviter. Et ce qui nous, permettrait surtout en termes de sécurité alimentaire, en cas de problème, d'identifier les lots et de les rappeler. Donc voilà, nous avons deux points sur lesquels nous avons déjà commencé à travailler et obtenu des avancées avec les Britanniques d'une part et la Commission d'autre part. Nous voulons que ces garanties soient formalisées et précisées. Dans l'attente, et à ce stade, il n'est pas possible pour nous de lever l'embargo.

Philippe Lapousterle : Vous avez hésité au Gouvernement ?

Jean Glavany : Il n'y a eu aucune hésitation. En fait, il y a eu une très grande homogénéité au sein du Gouvernement. C'est une décision, qui était difficile à prendre évidemment, parce que, d'un côté, on avait ce principe de précaution et cet impératif de sécurité alimentaire. D'autre part, bien entendu, nous le savons - et c'est pour cela que c'est lourd de conséquences -, nous savons que nous nous exposons à une procédure...

Philippe Lapousterle : A des sanctions...

Jean Glavany :  ...à la fois à une procédure voire à des sanctions au niveau européen. Donc nous voulions mesurer ce risque et le prendre en connaissance de cause. Nous craignons car nous ne l'espérons pas et nous pensons que c'était évitable, une crise avec nos amis britanniques. Si ces derniers réagissent mal, ce que je crains, cela serait très dommageable pour les relations franco-britanniques. Mais surtout cela nous éviterait ou cela nous ferait éviter, oui, des discussions sur le fond. Ce que nous voulons avec les Britanniques c'est continuer à avancer, à discuter, pour l'intérêt des consommateurs français, britanniques et européens. Donc si les Britanniques le prennent aussi violemment que nous, pouvons le craindre; ce serait très dommageable et, surtout ce serait une erreur par rapport à nos objectifs communs.

Philippe Lapousterle : Vous aviez dit à une époque, j'étais à l'Assemblée nationale, je m'en souviens très bien : "Si les experts changent un jour d'avis, nous changerons d'avis au gouvernement français."

Jean Glavany : Oui.

Philippe Lapousterle : Or ils ont changé d'avis les experts. On ne peut pas dire qu'ils ont recommandé le maintien de l'embargo.

Jean Glavany : Non, c'est vrai qu'ils laissaient la porte ouverte. Mais c'est ça qui nous satisfait dans cette décision. J'ai toujours dit : "Les experts sont là pour évaluer le risque et les politiques ont la responsabilité devant l'opinion, devant le peuple de gérer ce risque, de prendre des décisions à caractère politique." C'est une décision politique, hier, sur la base d'une évaluation du risque, mais politique au sens noble du terme, c'est-à-dire on gère le risque, on en gère les conséquences économiques. En connaissance de cause les politiques ont pris leurs responsabilités hier soir.

Philippe Lapousterle : Le fait que toute l'opposition s'était levée pour vous demander le maintien de l'embargo a compté ?

Jean Glavany : Ca n'a pas compté non, parce que j'ai trouvé que certains positionnements .de l'opposition étaient tellement politiciens ces deux, trois derniers jours ! J'ai même vu un parlementaire de l'opposition - pourtant respectable, scientifique lui-même, qui a beaucoup agi pour le principe de précaution et la sécurité alimentaire -, dire, dès lundi…

Philippe Lapousterle : Un professeur de médecine...

Jean Glavany : Un professeur de médecine du Sud, pour qui j'ai du respect, que j'ai consulté pour cette affaire, pour qui j'ai beaucoup d'estime et de respect, mais quand je l’ai vu, dès lundi, prendre une position en disant : "Dans ces conditions on ne peut pas lever l'embargo !" l'avis n'était pas encore rendu public, il s'était sans doute trompé de quelques heures. J'ai trouvé que c'était quand même un positionnement très politique et pas très scientifique.

Philippe Lapousterle : Sur le fond, est-ce que les Français sont d'une santé si fragile que tout ce qui est bon pour 13 pays européens - puisqu'il y a que l'Allemagne et la France qui refusent le bœuf anglais -, serait mauvais pour les Français et les Allemands ? Il n’y a pas un problème là, quand même ?

Jean Glavany : D'abord, premièrement le problème dans cette affaire-là, c'est que nous sommes dans des durées d'incubation de 5 ans pour les bêtes et…

Philippe Lapousterle : Et qu'il n y a que deux ou trois ans que...

Jean Glavany :  …et peut-être 20 ou 30 ans pour les hommes. Il faut aussi 'savoir que· des décisions qu'on prend aujourd'hui peuvent avoir des conséquences sur la santé humaine dans 20 ans. Donc évidemment dire aujourd'hui ce qui est bon pour les Français, c'est du court terme.

Philippe Lapousterle : Mais les experts européens ne pourraient-ils pas prendre des avis communs ?

Jean Glavany : C'est un autre problème ça mais je finis en disant : de plus, ce n'est pas seulement une question de "c'est bon pour les Français et pas pour les autres." Il y a des maladies de ESB, de "la vache folle" en France, beaucoup moins qu'en Angleterre mais il y en a. Donc nous nous appliquons à nous-mêmes des règles que nous exigeons pour les autres. Et puis, troisièmement, nous sommes devant une maladie qui est très méconnue. Il ne peut pas y avoir de certitudes, il ne peut y avoir que des doutes. La question que vous posez ensuite est évidente car il faut que les scientifiques se parlent plus. Ce qui est vrai, et on le voit bien, c'est qu'il ne faut pas que les politiques soient ballottés dans des avis scientifiques contradictoires. Il faut que les scientifiques nationaux européens se parlent beaucoup plus. Je pense que c'est un impératif absolu quand on est en train de réorganiser la Commission européenne et ses méthodes de travail. Il faut trouver une Agence Européenne de Sécurité Sanitaire des Aliments qui permette la confrontation entre ces avis. Je suis sûr - je vais vous dire une mes convictions - que si on permet plus encore le dialogue entre les scientifiques français et 'les scientifiques britanniques, ils peuvent se mettre d'accord, y compris sur la mise en œuvre des tests.

Philippe Lapousterle : Il  y a un risque qu'un jour un groupe d'experts, hollandais ou belges, décide que le vin français est mauvais, que le fromage français est mauvais, et qu'on se retrouve devant des situations inextricables avec la Commission européenne qui soutient les produits français ?

Jean Glavany : Evidemment, évidemment. Vous pensez bien que ce genre de risques nous le mesurons, nous le pesons, nous l'évoquons.

Philippe Lapousterle : ça peut être un désordre indescriptible !

Jean Glavany : C'est pour cela que la France n'est pas donneuse de leçons dans cette affaire; elle n'est pas arrogante, elle ne dit pas au gouvernement britannique que tout ce qu'il fait est mauvais, au contraire. Nous disons aux Britanniques qu'ils ont fait beaucoup d'efforts, depuis de, nombreuses années, des efforts considérables. Ils ont joué le jeu avec nous depuis trois mois dans des discussions qui ont été utiles, qui nous ont permis de progresser. Nous leur disons: encore quelque progrès car nous voulons des garanties sur deux points - on en voulait cinq, on n'en a plus que deux sur les exigences - sur lesquels nous avons d'ailleurs avancé - et avec eux et avec la Commission -, et sur lesquels il faut que les choses se formalisent. Quand la Commission nous dit : oui je vais autoriser les pays européens à exiger des étiquetages rigoureux, éventuellement s'ils n'ont pas de garanties à refuser des importations, il faut un texte, il faut que ce soit appliqué. On ne peut pas lever l'embargo tant que ce texte n'est pas communautairement admis au niveau européen.

Philippe Lapousterle : T. Blair c'est toujours un ami ?

Jean Glavany : L. Jospin a eu longuement T. Blair au téléphone hier soir. Ils se sont parlés. Je le redis avec force : nous voulons dire au gouvernement britannique que l'on n'est pas dans une décision inamicale, que nous sommes simplement dans la volonté de protéger les consommateurs français et donc européens aussi, que nous voulons continuer à travailler avec eux, que nous avons déjà fait du bon travail ensemble et qu'il faut poursuivre ce travail.