Interview de M. Michel Rocard, député européen et membre du bureau national du PS, à "Paris-Match" le 20 février, et article dans "Le Monde" du 21 février 1997, intitulé "Une idée certaine de la France", sur le projet de loi Debré sur la lutte contre l'immigration clandestine.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - Paris Match

Texte intégral

Paris-Match : 20 février 1997

Paris-Match : Vous avez été, avec Robert Badinter, le principal opposant à la loi Debré sur l’immigration. Qu’est-ce qui vous révulse le plus dans cette loi ?

Michel Rocard : Ce qui me révulse le plus dans cette loi, c’est son principe de base, celui du soupçon généralisé. Avec les visites inopinées, les fouilles de véhicules, les retraits de passeport et l’obligation faite à quiconque a reçu une personne étrangère de déclarer son départ, la France se dote d’un arsenal dangereux pour les Droits de l’Homme. Nous avions créé en 1982 le certificat d’hébergement comme un moyen pour l’étranger de prouver la paisibilité de son installation. Voilà qu’il devient un instrument de traque policière. En fait, voulant lutter contre l’immigration clandestine, cette loi détourne sa cible, va aggraver l’insécurité de beaucoup d’étrangers en instance de régularisation. Pour traquer quelques dizaines de milliers de clandestins, nous sommes partis pour inquiéter et déstabiliser 3 millions de personnes régulièrement installées et qui ne demandent qu’à vivre paisiblement. C’est scandaleux, déshonorant et pas intelligent.

Paris-Match : Pensez-vous réellement que ces nouvelles dispositions sont, comme l’a exprimé la gauche, analogues à celles de Vichy appliquait pendant l’Occupation ?

Michel Rocard : Attention. Vous faites votre métier et votre question est médiatique. Mais elle est un piège. On ne peut citer Vichy sans que nos esprits associent à ce mot tout ce qu’il y a derrière : rafles, déportations et camps de la mort. Il ne s’agit de rien de tel, naturellement ici. Mais en technique juridique pure, toutes les lois fondées sur le soupçon se ressemblent. Tout étranger présent en France, surtout si la police a le droit de lui retirer ses papiers, va se sentir suspect même s’il est en règle. Et les moyens juridiques de la traque de l’étranger augmentent. S’il est en règle, on ne le sait qu’après l’avoir à tout le moins implanté. Encore une fois, sur le pur plan de la rédaction des textes, ces lois sont analogues.

Paris-Match : Quel est aujourd’hui, selon vous, le meilleur moyen de lutter contre l’immigration clandestine ?

Michel Rocard : Il y en a plusieurs et ils sont bien connus. Le premier est l’éradication du travail clandestin. Il faut sanctionner les employeurs, détruire les filières, punir solidement les passeurs. C’est là qu’il y a parfois des protections politiques contre de gros employeurs. Il faut les vaincre et ne pas charger la police de limiter les conséquences de ce qu’on laisse trop faire. Le second est de négocier avec les pays d’émigration des accords précis prévoyant des contingents limités pour des durées précisées et les conditions du retour en même temps que celles du départ. Une telle immigration sera régulière et, du coup, stabilisée, et les États en cause se chargeront du tri et de la police.

Paris-Match : Quelle serait la ligne du Parti socialiste s’il revenait au pouvoir en 1998, en matière d’immigration ? Que changeriez-vous et proposeriez-vous alors ?

Michel Rocard : C’est celle que je viens de dire. Si nous revenons au pouvoir, nous nous attaquerons énergiquement au travail clandestin, mais libérerons notre législation de tout aspect fondé sur la suspicion a priori. Il faut dire aux Français que l’immigration zéro est un leurre, que nous avons besoin d’une petite immigration légale pour des raisons dans lesquelles se mélangent notre faiblesse démographique, l’importance de notre commerce extérieur, notre souci de voir le rayonnement de la France renforcé par le nombre d’étrangers faisant leurs études chez nous et la volonté de préserver des relations humaines denses avec le très grand nombre de pays auxquels l’histoire nous lie.

Paris-Match : Le parti socialiste a-t-il suffisamment évolué sur ces problèmes et sur la façon de lutter contre le Front national ?

Michel Rocard : Les réponses que je vous fais, la vitalité de la bataille menée par les sénateurs socialistes, la semaine dernière, doivent vous montrer que oui. J’ajoute que la bataille contre le Front national a nécessairement deux aspects qu’il faut conjuguer. Le premier est le refus absolu de tolérer en quoi que ce soit ses thèses sur les étrangers. La clarté du discours est ici une condition de la compréhension des électeurs. J’espère que nous l’avons montré au Sénat. Et l’autre est une lutte beaucoup plus énergique contre le chômage. De là notre insistance, et la mienne en particulier, sur la réduction massive de la durée du travail. Si nous arrivions par ce moyen à faire disparaître le chômage et la précarité, le Front national n’aurait plus d’espace et hurlerait dans le désert.

Paris-Match : Vitrolles vient de tomber aux moins du Front national. La droite accuse le Parti socialiste d’en être responsable. Qu’en pensez-vous ?

Michel Rocard : Qui sont ces donneurs de leçons ? Les responsables sont les causes que je viens d’énoncer plus haut. Les facteurs locaux sont secondaires par rapport à ces enjeux, mais, à Vitrolles, ils ont beaucoup joué à cause de l’angoisse sociale de cette population qui compte un nombre très excessif de chômeurs et, parmi eux, bien sûr, beaucoup d’immigrés. En outre, la gestion passée ne semble pas avoir été irréprochable. Mais cela n’explique pas tout. Le problème du Front national est un problème national.


Le Monde : 21 février 1997

Une idée certaine de la France Par Michel Rocard

Si le fameux article 1 du projet de la loi Debré a mis le feu à toute la plaine, c’est parce qu’en requérant la participation du citoyen ordinaire à la lutte contre les « clandestins », il a réveillé l’angoisse que symbolisent aujourd’hui les noms de Bousquet et Papon : l’angoisse de se retrouver pris dans un engrenage où l’on devient insensiblement le serviteur de l’ignominie.

Ce qu’il y a de réconfortant dans la pétition des cinquante-neuf cinéastes, rejoints par des dizaines de milliers de signataires, c’est qu’il s’agit d’un véritable choix de société fondé sur une éthique politique clairement définie. Ces femmes et ces hommes ont une idée arrêtée de ce qu’est la France et de ce qui ferait qu’elle ne le serait plus. Ce qu’ils ont dit aux politiques, c’est : « si telle est la société que vous voulez nous faire, nous n’en sommes pas. »

Ils ont eu raison d’affirmer qu’ils n’obéiraient qu’à la même de la conscience, qui se trouve être, par le miracle de 1789, la loi fondamentale de la République, la seule qui définisse l’identité singulière de la France : la Déclaration des Droits de l’homme, partie intégrante de la Constitution.

Devant l’embrassement, le pouvoir recule sur l’article 1. Mais le reste du projet est tout aussi préoccupant, tout aussi inacceptable et va à contre-courant de la politique d’immigration positive, réfléchie et responsable dont la France a besoin.

Le bris à coups de hache de la porte de l’église Saint-Bernard a fait connaître à tous que les lois de 1993 ont créé, pour quelques dizaines de milliers d’étrangers, particulièrement pour les parents d’enfants non expulsables, des situations sans issue.

S’impose donc la nécessité d’une loi qui permette leur régularisation selon la procédure transparente et équitable proposée alors par le collège des médiateurs. Mais le projet Debré ne régularise qu’au compte-gouttes, laissant sans solution l’immense majorité des cas, pourtant fort peu nombreux.

Créant même de nouvelles catégories de sans-papiers, le projet Debré promet inévitablement de nouveaux Saint-Bernard.

Il y a plus grave encore peut-être. MM Jupé et Debré n’ont cessé de répéter ces derniers temps que cette loi a pour but unique la lutte contre l’immigration clandestine. Mais l’article 4 bis vise exclusivement l’immigration régulière, dont il instaure une véritable déstabilisation. Désormais, le renouvellement de la carte de résident de dix ans, qui était jusqu’ici automatique et de plein droit, pourra être refusé, de manière discrétionnaire, « si la présence de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public ». L’appréciation de ladite « menace » relevant de l’arbitraire administratif et n’étant pas même liée à la commission d’une infraction pénale, c’est l’ensemble des étrangers installés durablement en France qui voient menacée la sécurité de leur séjour.

La preuve ? M. Mégret affirmait tout récemment au New York Times la volonté de son parti de « renvoyer les Arabes, les Africains et les Asiatiques chez eux ». « Lorsque nous seront au pouvoir, précise-t-il, nous supprimerons le renouvellement de leur carte de séjour » (Le Monde du 13 février). S’il est voté, l’article 4 bis permettrait au Front national de réaliser cet objectif sans même toucher à la législation : considérant – je cite – qu’Arabes, Africains et Asiatiques « souillent notre identité nationale », il irait de soi pour lui que leur présence menace l’ordre public.

Le constat est évident : aggravée par l’Assemblée nationale, à qui elle doit cet article 4 bis, cette loi se situe, sous une forme euphémisée, dans la logique lepéniste. Elle est hantée tout entière par la peur de l’autre : l’étranger y est traité comme un danger et l’immigration comme une menace.

Je parlerai vrai : je partage largement le jugement formulé dans ces colonnes par Jean-Marie Colombani dans son éditorial  du 18 février, intitulé à juste titre « Résistance ». Gauche et droite, depuis bientôt quinze ans, nous avons fous peu ou prou courbé l’échine devant ce discours xénophobe et raciste et, dans le vain espoir de retenir nos électeurs les plus fragiles, nous n’avons pas osé dénoncer purement et simplement mon mensonge et son imposture. Nous avons borné notre politique d’immigration à une lutte obsessionnelle contre l’immigration clandestine, sans proclamer que son importance est en vérité minime.

L’arrêt de l’immigration ayant été décidé en 1974, on attendait lors de la régularisation de 1982 entre 500 000 et 800 000 sans-papiers ; il ne s’en est trouvé que 130 000. Aujourd’hui, il ne rentre pas plus de 20 000 à 30 000 irréguliers par an, soit 0,4 pour mille de la population de la France. Il fallait oser déclarer fermement qu’elle ne représente aucun danger réel pour l’identité nationale, l’économie, l’emploi et la sécurité, et que s’il est nécessaire de la combattre, c’est d’abord parce qu’elle est dangereuse pour les clandestins eux-mêmes, trop souvent victimes d’employeurs sans scrupules.

Si la droite veut poursuivre sur la voie de la catastrophe, c’est sa responsabilité. Je pense, pour ma part, qu’il est grand temps de faire apparaître sur ces questions une différence radicale de la gauche.

Ne faut-il pas commencer par marteler l’impensé majeur du prétendu problème de l’immigration : le racisme, toujours présente, au moins résiduellement, dans la société française ? On fait semblant de discuter d’immigrés, d’étrangers, mais on sait bien que ce n’est pas le ressortissant de la Suisse, des États-Unis ou de l’Australie que l’on veut surveiller. C’est l’autre, celui qui n’est pas mon semblable, celui que M. Mégret ne se gêne pas pour désigner ; l’Arabe, le noir, le jaune, le juif. S’agit-il même de l’étranger au sens juridique ? Ils ne sont pas si rares, ceux de nos concitoyens pour qui, même pourvu d’une carte d’identité nationale française, un Africain, un Maghrébin, un Asiatique ne sera jamais aussi français qu’un Auvergnat, un Picard ou un Breton, catholique de préférence.

Il faut répéter sans relâche que la nation France n’a aucun fondement ethnique, et qu’elle se définit par le pacte républicain établissant un vivre ensemble fondé sur le respect de l’autre, reconnu comme mon semblable, indépendamment du pigment de sa peau, de sa religion ou de ses opinions, simplement parce que c’est un homme. La France ne s’est construite que d’immigrations successives, comme tous les autres pays du monde.

La vie n’est faite que d’échanges, et c’est aussi vrai du corps biologique. La terre entière n’est aujourd’hui que déplacements et migrations. Les marchandises, les mots, les sons, les images et les chiffres ne cessent de parcourir notre globe en tous sens. Et les hommes, eux, ne devraient pas bouger ? L’immigration et l’émigration ne sont pas un danger pour la France ni pour l’Europe mais, au contraire, une nécessité vitale.

A condition qu’il s’agisse d’une politique responsable, il nous faut établir une immigration limitée, calculée et contrôlée, précisément adaptée à nos besoins et à nos moyens et négociée, chaque année, avec les pays d’origine. De même, il faut négocier et organiser la possibilité pour de jeunes Français de s’expatrier, comme les y encourageait le Président de la République.

Réveillée par le sursaut civique des 59 cinéastes et de tous leurs cosignataires, la gauche doit relever la tête et contre-attaquer sur le terrain même de l’immigration, en changeant totalement de discours et de politique. Au lieu de se montrer embarrassée d’avoir doté de papiers 130 000 irréguliers en 1982 (alors que l’Italie vient encore d’en régulariser 250 000), qu’elle retrouve le sens des valeurs qu’elle avait alors, qu’elle exige le retrait du projet Debré et s’engage pour elle-même à la mise en œuvre des solutions raisonnables et justes avancées par les médiateurs.