Interviews de M. Ernest-Antoine Seillière, président du CNPF, à "Valeurs actuelles" du 7 février 1998, à Europe 1 le 11, et dans "Paris-Match le 26, sur le projet de loi sur les 35 heures et ses conséquences pour l'emploi et les entreprises.

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Média : Europe 1 - Paris Match - Valeurs actuelles

Texte intégral

Valeurs Actuelles - 7 février 1998

Q. - La loi sur les 35 heures est devant le Parlement. Vous avez été choisi par les patrons comme le « tueur » devant contrer ce projet. S’il est voté, comme cela paraît vraisemblable, quels seront vos moyens d’action ?

R. - Il est aujourd’hui impossible d’imaginer quel sera le texte final.
Si, par exemple, l’obligation contenue dans l’article 1 se transformait en objectif, cela changerait radicalement le climat. Il pourrait aussi y avoir des modifications concernant l’annualisation, les heures supplémentaires, les problèmes relatifs aux cadres… Bref, on peut imaginer des amendements qui créeraient un cadre moins inacceptable pour les entreprises. Ou au contraire des amendements qui durciraient le texte initial en le rendant plus absurde.

Q. - Vous êtes donc dans l’expectative…

R. - Ce sont surtout les entreprises qui ont des raisons d’être perplexes. Elles ignorent la base à partir de laquelle elles pourront travailler. Elles ne la connaîtront d’ailleurs pas plus quand la loi sera votée, puisque celle-ci renverra pour toutes sortes de paramètres à un deuxième texte, en 2000.

Q. - Comment, dans ce contexte, une entreprise peut-elle aujourd’hui déterminer avec quelque précision son avenir, décidé d’un investissement, d’un recrutement ?

R. - Quant aux salariés, ils sont dans l’ensemble à la fois favorables à l’idée d’augmenter le temps libre, si c’est à rémunération égale, et bien étonnés qu’un pays menacé par la concurrence mondiale cherche à s’en sortir en travaillant moins. Par ailleurs, la crainte d’une modération salariale, sous forme de blocage des salaires, voire de diminution, commence, bien à raison, d’agiter les esprits.

Q. - Quelles sont les contreparties sérieuses que vous pourriez obtenir en échange de cette loi ?

R. - Nous n’avons aucune contrepartie à demander pour une loi que nous condamnons dans son principe et dans ses effets.
A cette heure, nous ne sommes entrés en négociation avec personne et personne n’a d’ailleurs sollicité que nous entrions en négociation. Il n’est pas impossible que cette attitude doive être modifiée si les intérêts des entreprises l’exigent.
Mais pour l’instant en tout cas, il n’y a de notre part aucun aménagement de la loi qui puisse à nos yeux la rendre acceptable.

Q. - Votre inaction ne risque-t-elle pas d’être perçue comme de l’impuissance ?

R. - Nos thèses sont bien connues, et dans le cadre du travail des partis politiques un certain nombre de propositions cherchent à améliorer certaines dispositions du projet de loi. Cela se fait sous la responsabilité des législateurs.
Nous ne sommes pas actifs dans le débat parce que les entrepreneurs ne nous ont pas indiqué des conditions qui rendraient cette loi acceptable pour eux.
Nous récusons le fait que la loi fixe une considérable réduction de la durée légale du travail, de façon uniforme, sans tenir compte de l’immense diversité des entreprises.
C’est une approche globale, généraliste, autoritaire qui ne nous paraît pas compatible avec le développement des entreprises françaises dans la compétition internationale.

Q. - Imaginez-vous que ces dispositions puissent s’appliquer aux cadres, comme y veille actuellement l’inspection du travail ?

R. - L’un des aspects les plus escamotés et les plus dommageables des 35 heures, c’est précisément de vouloir appliquer aux cadres les mêmes dispositions que pour la main-d’œuvre moins qualifiée. C’est particulièrement vrai dans les PME où le nombre de cadres est limité. Cantonner leurs missions et leurs activités pourrait déséquilibrer n’importe quelle structure.
Dans les grandes entreprises contrôler la présence des voitures sur le parking pour dresser des milliers de procès-verbaux, réinstaller pour eux des pointeuses… Nous sommes dans un monde qui décontenance tous ceux qui nous observent et trouble profondément les jeunes. Les 35 heures appliquées aux cadres ne peuvent avoir droit de cité dans une économie qui prétend être moderne.

Q. – Le Gouvernement n’a-t-il pas tenté certaines ouvertures en direction des entreprises ?

R. – On commence en effet à oser prononcer des mots comme annualisation, flexibilité. Des subventions supplémentaires considérables apparaissent dans le débat : on a parlé d’une aide de 4 000 francs, qui sera dégressive, pour les entreprises de main-d’œuvre. Comme si le Gouvernement, dans sa détermination politique à donner à cette loi les conséquences qu’il en attend, c'est-à-dire des emplois, était prêt à ajouter sans cesse de nouvelles incitations. Nous sommes étrangers à cette surenchère.

Q. - Ne cherchez-vous plus à déstabiliser le Gouvernement Jospin ?

R. – Vieille querelle. J’ai déjà dit que j’ai été bizuté dans cette affaire. Le CNPF n’a qu’un pouvoir d’expression. Il ne saurait déstabiliser qui que ce soit. En revanche, le Gouvernement s’y entend pour déstabiliser les entreprises.

Q. – Néanmoins, certaines de vos préoccupations n’ont-elles pas été entendues ?

R. – Non ; depuis le début de cette opération, le CNPF ne prend pas d’attitudes spontanées ou improvisées. Il est à l’écoute de ses mandants. C’est peut-être nouveau, mais c’est comme ça. Actuellement, les entrepreneurs sont unanimement bloqués contre les 35 heures. Si le montant des subventions devient chaque jour plus généreux, c’est à l’initiative exclusive du Gouvernement.

Q. – L’union des commerçants de centre-ville et l’Association française des banques ne viennent-elles pas d’ouvrir une première brèche dans cette belle unanimité ?

R. - Dans la banque, dans l’industrie sucrière, dans le grand commerce, on se prépare à la négociation si la loi est votée. Pour y arriver, il faut modifier les bases actuelles de ces professions et rediscuter les conventions collectives. C’est normal.

Q. - Vous craignez donc, malgré une condamnation de principe de la loi, une course à son application pour bénéficier des subventions…

R. - Une fois la loi votée, ce ne sera au CNPF de déterminer la manière dont les entreprises se comportent. Nous aurons exprimé en leur nom notre réprobation jusqu’au bout. A partir du moment où le projet devient loi, les entreprises détermineront ce qu’elles ont à faire.

Q. - Quel aura été l’apport de votre combat ?

R. – Il aura eu le mérite d’exprimer le refus des entreprises et d’établir clairement la responsabilité du législateur. Nous aurons jusqu’au bout manifesté notre opposition à cette réduction autoritaire et uniforme de quatre heures de la durée du travail. A la veille de l’introduction de l’euro, nous ne voulons pas partager en quoi que ce soit la responsabilité d’une loi qui fait de la France le seul pays au monde à inventer une réduction de la durée du travail de cette ampleur.

Q. - Souhaitez-vous un report de la monnaie unique pour permettre aux entreprises d’absorber l’effet des 35 heures ?

R. - Je souhaite que l’on reporte les 35 heures, mais certainement pas l’euro. La monnaie unique est inscrite dans la stratégie française depuis maintenant une bonne dizaine d’années, et nous sommes désormais prêts. Si l’euro ne se faisait pas, que se passerait-il ? L’Allemagne retrouvant son autonomie économique et monétaire à partir de la zone mark, l’Angleterre continuant à tirer parti d’une politique dûment libérale, tandis que la France afficherait ses singularités ; j’aurais alors le sentiment que notre destin économique national est très menacé. Les investisseurs étrangers privilégieraient d’autres pays européens, et les grandes entreprises comme les jeunes entrepreneurs organiseraient leur départ.

Q. – En refusant la loi en bloc au moment où le chômage apparaît comme le fléau national, ne risquez-vous pas d’accréditer la thèse selon laquelle l’Etat doit absolument prendre les choses en main ?

R. - Cette loi est sortie de l’esprit fécond de l’administration et du monde politique le 10 octobre dernier. Elle a été rédigée et présentée au Parlement sans la moindre consultation avec les entreprises. Elle soulève au fur et à mesure du débat des contradictions, comme celles découlant de l’application du SMIC, et nous découvrons dans le Journal officiel ce que l’administration décide. L’entreprise n’est absolument pas consultée. Nous sommes spectateurs d’une grande opération politico-administrative qui se développe en prenant des millions d’entreprises comme cobayes…

Q. – En restant passif, ne craignez-vous pas d’être présenté comme responsable du chômage actuel ?

R. – Ecoutez, j’ai toujours dit que la position du CNPF, représentant celle des entrepreneurs, n’est pas faite pour accommoder l’opinion publique. Si l’on veut dire que ce sont les entrepreneurs qui sont responsables du chômage, qu’on le dise. Nous savons quant à nous que l’on dissuade chaque jour davantage les entrepreneurs d’embaucher. A qui la faute ?

Q. - A qui, selon vous ?

R. - La méthode administrative et légale qui consiste à obliger les entreprises françaises à employer plus de personnel en réduisant le temps de travail est mauvaise. Celle qui nous semble la bonne, c’est celle par laquelle l’immense demande d’emplois dans les services ne serait pas découragée par le mécanisme SMIC plus charges qui interdit l’emploi peu qualifié.

Q. – L’une des façons de créer des emplois, c’est d’investir. Or on constate que les entreprises n’augmentent plus leurs investissements depuis sept ans. Voilà qui explique peut-être la démarche unilatérale de l’Etat…

R. – Si c’est comme ça que vous voyez l’économie, à l’autoritaire, alors on change de régime. Personne ne peut y songer sérieusement. Si les prélèvements sur les entrepreneurs sont trop lourds, ils n’ont pas de quoi investir, et s’ils n’ont pas de commandes ils n’investissent pas. C’est aussi clair que cela. Comparez les niveaux de charges sur les entreprises, le montant des prélèvements et vous comprendrez tout. Ce n’est pas en contraignant l’entrepreneur par des lois que vous allez l’obliger à investir.

Q. – Alors l’entreprise citoyenne, c’est fini ?

R. - L’entreprise citoyenne, c’est une entreprise qui, parce qu’elle réussit, se développe, et qui, parce qu’elle se développe, embauche. Tout le reste est accessoire.
Comment expliquer que votre discours, qui semble de bon sens, ne fasse pas mouche ?
C’est en effet assez perturbant. Sans doute notre opinion publique n’a-t-elle pas été assez exposée, et avec suffisamment de vigueur et de franchise, à un discours comme celui que je tiens actuellement. Les partis politiques ont cru devoir flatter leur électorat en véhiculant l’idée qu’il existe une exception française prospérant à l’abri de l’Etat et des systèmes de solidarité, qui pourrait perdurer éternellement avec l’augmentation des prélèvements obligatoires. Le rêve se prolonge au mépris de la réalité.

Europe 1 – Mercredi 11 février 1998

Q. - La représentation nationale a donc voté la loi sur les 35 heures en première lecture. Est-ce que pour vous l’opposition s’est battue comme vous le souhaitiez ?

R. - L’opposition s’est battue à sa manière, elle a déposé des centaines et des centaines d’amendements dans lesquels, bien entendu, nous avons vu pratiquement tous ceux que nous aurions aimé voir adopter. Elle a été battue totalement, on ne s’attendait d’ailleurs pas à autre chose puisque cette affaire était bouclée politiquement avant même de commencer.

Q. - Et vous pensez que les opposants ont trouvé les bons arguments dans cette bataille ?

R. - Oui je pense qu’ils ont trouvé les bons arguments mais c’était tout à fait peine perdue puisque les Verts, qui veulent une économie pastorale, les communistes qui n’aiment pas le système et veulent le démolir, et les socialistes, mêmes s’ils sont sceptiques, étaient décidés à imposer à notre pays et à toutes les entreprises les fameuses 35 heures qui vont sauver la France.

Q. – Les partenaires sociaux ont à faire vivre la loi sur le terrain. A vous de jouer. Que fait le CNPF ?

R. - Le CNPF, bien entendu, se tourne vers les entreprises, et dit : « Ne vous résignez pas ! Essayez de regarder franchement et en face si l’aménagement du temps de travail peut donner quelques pistes pour améliorer la vie des salariés et pour aménager votre entreprise de façon à ce qu’elle soit plus gagnante. Si vous y arrivez, faites un accord ; si vous n’y arrivez pas, eh bien ne faites rien !

Q. – C’est tout, c’est la seule recommandation. Est-ce que ça veut dire, maintenant que la loi est votée, allez-y ?

R. - Pas du tout. Ca veut dire, cette prétention à donner à notre pays plus d’emplois par la réduction autoritaire, forcée et légale, sur toutes les entreprises, qu’elles soient de cinq salariés ou de 20 000 – « Allez les gars, on l’a décidé au Parlement, c’est à vous de le faire » -, ne prenez pas les vessies pour des lanternes, le virtuel du Parlement pour le réel du terrain et, Mesdames et Messieurs  les chefs d’entreprise, résistez à votre manière si vous trouvez que ceci est fou pour votre entreprise et appliquez ce que vous pouvez si vous pensez pouvoir en faire bonne manière.

Q. - Mais l’Etat va aider. Est-ce que vous ne leur dites pas : prenez les subventions, c’est toujours bon à prendre ?

R. - Jusqu’à présent nous avons été, nous, d’extraordinaires citoyens et nous disons, c’est vrai que quand on veut payer aux entrepreneurs leurs emplois dans les entreprises il y a quelque chose qui est anormal et on dit : « Ecoutez franchement, le budget ne va pas pouvoir supporter ça, ce n’est pas pensable. » « Bon, si le contribuable, via le législateur, est assez généreux pour offrir aux entreprises beaucoup d’argent pour créer des emplois et que certains veulent le faire, ils le feront. On leur dira : « Vous vous mettez dans les mains de l’administration, vous créez bien entendu pour demain de très gros problèmes mais si vous voulez prendre les billets qu’on vous brandit sous le nez, après tout on ne peut pas vous en empêcher.

Q. – Ce matin vous leur dites qu’ils peuvent négocier directement avec les syndicats au sein des entreprises selon leur intérêt et sans remettre en cause les garanties sociales des salariés dans les entreprises ?

R. – Je pense que les ouvertures des négociations vont être partout très difficiles. Parce que, en effet, l’entrepreneur qui souhaite passez aux 35 heures par la négociation doit obtenir en échange, de ses salariés, des concessions et des compensations. Sur les salaires c’est déjà commencé : dans la plupart des entreprises de France actuellement on a gelé les salaires en attendant de savoir ce qui va se passer. Ce n’est pas un plus ! Sur les salaires, attendons-nous à ce que les salariés résistent à ce qu’on leur demandera, c'est-à-dire en fait : « Puisque vous voulez travailler moins, puisque c’est la loi, bien entendu on ne peut pas vous payer autant. On ne peut pas vous payer autant demain peut-être qu’aujourd’hui. » Deuxièmement il faut donner des compensations sur l’organisation du travail. Tout ceci va être mal accepté donc les négociations vont être très difficiles.

Q. - Pensez-vous qu’il y a un durcissement du climat social ?

R. - Je pense qu’il y aura un durcissement dans toutes les entreprises qui pourront faire quelque chose. Ce sera à mon avis les grandes parce qu’en dessous de 100 il ne se passera rien du tout, c'est-à-dire que les gens diront : « Attendez, on attend le 1er janvier 2000 de savoir ce qui se passe, donc on ne fait rien », au-dessus, les discussions seront très difficiles.

Q. – Les banques remettent en cause les conventions collectives. Leur demandez-vous d’éviter le conflit ?

R. - Non, pas du tout. Les banques ont en effet décidé de dénoncer la convention collective pour pouvoir entamer le chemin légal vers les 35 heures.

Q. - Vous leur donnez raison ?

R. – Nous ne leur donnons ni tort ni raison, chaque branche, chaque profession fait ce qu’elle veut. Le CNPF n’est pas là pour distribuer les bons points. Le CNPF est là pour aider les entreprises à réaliser ce qu’il est leur mission, leur développement et leur survie.

Q. – Mais voulez-vous que d’autres conventions collectives soient révisées ?

R. – Je ne veux rien du tout, je sais que dans de nombreuses professions les conventions collectives vont être dénoncées, vont être renégociées. Ce sera très difficile parce que les salariés sont habitués à quelque chose. D’ailleurs, dans l’ensemble ils ne souhaitent pas les 35 heures, on le leur donne. Bien entendu ils veulent bien la prendre mais ils ne veulent rien donner en échange, et ça pour l’entreprise, ce n’est pas possible.

Q. – Vous savez que Martine Aubry se plaint que vous ne répondiez pas à ses invitations. Par élégance et civilité, quand la verrez-vous ?

R. – Je trouve pour ma part extrêmement curieux que les invitations que Mme Aubry m’adresse se retrouvent dans les dépêches AFP avec des commentaires sur ma courtoisie. Mais cela dit, Mme Aubry m’a en effet invité il y a une dizaine de jours à déjeuner avec elle en tête-à-tête. J’en suis extrêmement flatté, je suis élu depuis le 16 décembre, cette invitation est pour le 10 mars. Il se trouve que j’ai un problème de calendrier le 10 mars. J’essaie de le régler, tout ceci à différer…

Q. - … Bref, vous vous verrez ?

R. - Nous nous verrons et nous nous en réjouissons l’un et l’autre.

Q. - Combien, en l’an 2000, de salariés seront couverts par ce qui vient de se passer ?

R. - Je pense que, avec objectivité, on peut compter – évidemment les entreprises publiques, tous ceux qui ont affaire à l’Etat et l’Etat leur tendra un peu le poignet, il y a un certain nombre de professions qui vont trouver très avantageux l’argent qu’on veut leur donner pour les emplois – il y aura 20 % des salariés français qui seront couverts par des conventions type de 35 heures et dans mon estimation une très vaste majorité qui n’aura pas voulu ou pas vu. Donc on traitera le 1er janvier 2000 cette réalité. On est sorti du virtuel, des grandes déclarations, du bonheur qu’on se donne en tant que socialiste d’avoir renouvelé les promesses de Léon Blum. On sera sur la réalité, à mon sens, au moins trois-quarts des salariés qui ne seront pas couverts.

Q. - On n’aura pas réduit le chômage ?

R. - Non on n’aura pas réduit le chômage, on aura créé des emplois subventionnés et en échange beaucoup de projets auront été abandonnés et beaucoup d’entrepreneurs se seront démotivés et n’auront pas créé les emplois qu’on aurait voulu qu’ils créent.

Q. - Je pense que vous avez lu La Tribune d’hier, il y a une interview du rapporteur général du Budget à l’Assemblée, le socialiste D. Migaud qui dit qu’en 1999, il faut des pistes pour une réforme de l’ISF ?

R. – Je ne suis pas aujourd’hui en mesure de commenter cette affaire. Ce dont je suis sûr, c’est que les trois millions d’entrepreneurs de notre pays déjà très maltraités par l’affaire des 35 heures, on le sait, unanimement contre cette mesure, si on commence à pianoter sur l’ISF et qu’ils sentent qu’ils vont devoir payer et payer plus sur leur instrument de travail, leur petite ou moyenne entreprise, alors je préfère vous dire que l’emploi, on le créera encore moins.

Q. - Ce qui frappe, c’est que le patronat, le CNPF en tout cas se plaint, combat mais qu’est-ce que vous donnez en alternative ? Vous avez les mains vides ?

R. – Nous avons déjà en effet beaucoup entendu cela, d’ici le mois de juin…

Q. – C’est une réalité ?
R. – … Nous vous aurons proposé – on pensait que ce n’était pas notre rôle, c’était aux politiques de faire ça mais puisqu’on semble vouloir que les entrepreneurs le fassent – nous vous proposerons au mois de juin une alternative aux 35 heures, ce que nous appelons un projet d’espoir : comment créer beaucoup d’emplois dans ce pays…

Q. – Dont le principe sera ?

R. – Dont le principe sera liberté, efficacité, simplicité et non pas complexité, autoritarisme et hélas inefficacité de la loi des 35 heures.

Q. – Avec toutes vos activités, si vous me permettez une question personnelle, est-ce qu’il vous reste un peu de temps pour vous occuper de Onnion ???! Il faut que je précise, c’est la commune de 160 habitants dont vous êtes le premier adjoint ?

R. – Oui, bien entendu, c’est une commune modèle et elle, je peux vous le dire, me pose moins de difficultés que le Gouvernement.

Paris-Match - 26 février 1998

Q. - Pourquoi avez-vous refusé, depuis votre élection en décembre, de rencontrer Lionel Jospin pour l’alerter sur le danger que représente, à vos yeux, la loi des 35 heures ? Est-ce le signe d’une radicalisation du CNPF ?

R. – Je n’ai pas sollicité d’audience auprès du Premier ministre, c’est exact. J’ai considéré qu’une telle rencontre avait 100 % de risques d’être contre performante. Les 35 heures sont une opération politique. Elles étaient inscrites dans le programme socialiste. Elles sont devenues l’instrument majeur pour cimenter une majorité « plurielle » qui ambitionne de gagner le maximum de présidences aux prochaines élections régionales. Dans ce contexte électoral, je n’avais pas la moindre chance de faire entendre l’intérêt des entrepreneurs.

Q. – Après les élections régionales, prendrez-vous donc rendez-vous avec Jospin ?

R. – Une deuxième époque s’ouvre en effet sur le plan politique. J’irai à Matignon si je suis mandaté par les entreprises afin de présenter des propositions pour tenter d’adoucir cette loi des 35 heures, abrupte, raide, autoritaire et inacceptable, en son état actuel, obligatoire au 1er janvier 2000 ou 2002.

Q. – Cette époque coïncidera avec le débat de la loi devant le Sénat. Espérez-vous que cette assemblée soit une meilleure caisse de résonance pour les patrons que l’Assemblée nationale ? Etes-vous étonné de la tiédeur du soutien de ces derniers ?

R. – Rien d’étonnant puisqu’il n’y a guère en France de « député entrepreneur ». S’il y en a plus, par exemple en Angleterre, la raison en est simple : lorsque quelqu’un se présente à une élection là-bas, il doit démissionner de la fonction publique, et s’il est battu, il perd son job. Chez nous, le confort est total : la carrière politique constitue un débouché passionnant pour nos hauts fonctionnaires, et « l’aventure » ne présente aucun risque puisque, en cas d’accident électoral, ils réintègrent leur administration d’origine. Rien d’étonnant, donc, que chez nous la fonction politique soit confisquée par la fonction publique à l’Assemblée. Les choses sont différentes au Sénat.

Q. - Quand les hommes politiques affirment que les 35 heures vont créer des emplois, ils mentent donc ?

R. – J’observe que les promoteurs de la loi sur les 35 heures sont des économistes, des fonctionnaires, des politiques, et qu’il n’existe pas d’entrepreneur en France ou ailleurs qui préconise la baisse de la durée du travail comme un mécanisme créateur d’emplois, car favorable à la création et au développement des entreprises. Cette loi est le fruit de réflexions et de réglementations nées dans les universités et les bureaux.

Q. – Pourquoi le CNPF, qui connaissait le projet de loi depuis juin dernier, n’a-t-il fait, depuis lors, aucune contre-proposition ? N’est-ce pas un aveu de négligence ?

R. – Il n’a jamais été de la compétence du CNPF de proposer à notre pays un système national pour mettre un terme au chômage. A chaque entrepreneur appartient la fonction de faire marcher son entreprise. A l’opinion et à ses élus revient la fonction politique de définir la façon d’assurer le plein-emploi.

Q. – Avec vos formules, parfois à l’emporte-pièce, contre les chômeurs, ne risquez-vous pas de ravier le racisme anti-patronal latent en France ?

R. – Puisque nous sommes mis en cause, et que nous sommes critiqués pour notre incapacité à proposer une alternative aux 35 heures, nous allons répondre sur deux fronts. D’abord, nous allons continuer inlassablement à dire au Gouvernement cette vérité : le système complexe, autoritaire, et inefficace que vous imposez aux entreprises va peut-être créer des emplois subventionnés, mais il en détruira par milliers, car beaucoup d’entrepreneurs découragés vont soit refuser de faire grossir leur affaire, soit la développer à partir de l’étranger. Quant à nous, même si ce n’est pas notre rôle, et parce que l’on nous y contraint, nous allons prendre notre risque. En juin prochain, nous allons proposer des mesures simples, libres, efficaces et crédibles pour baisser le chômage, dans des proportions aussi fortes que celles prétendument attendues par les promoteurs des 35 heures.

Q. – Soit entre 400 000 et 700 000 emplois ?

R. – Attendons un chiffrage précis. D’autant que j’espère que nous ne conclurons pas sur un constat d’impossibilité.

Q. – Pouvez-vous nous dévoiler une ou deux mesures chocs ?

R. - Absolument pas. Nous n’en avons encore formulé aucune.

Q. – Un économiste de gauche, Thomas Piketty, vient de faire pour la Fondation Saint-Simon un rapport jugé unanimement excellent. Y compris par Martine Aubry. Or, il accuse le couple « Smic + charges » de tuer des milliers d’emplois. Etes-vous favorable à la suppression du Smic ?

R. – En France, ce couple infernal « Smic + charges » met l’emploi, même non qualifié, à 10 000 francs par mois. Ce coût empêche effectivement la création de milliers d’emplois de service peu qualifiés qui répondraient pourtant à un réel besoin des consommateurs. Le rapport Piketty identifie 3 à 4 millions d’emplois qui se sont ainsi créés aux Etats-Unis, et ne peuvent pas l’être en France. Chez nous, on affronte un corps de doctrines totalement installé, qui part du principe qu’un travail peu qualifié en dessous de 10 000 francs ce n’est pas possible, et que donc ne travaille pas. Le Smic fait partie de nos tabous absolus. Quiconque proposerait de le supprimer se mettrait définitivement « out ».

Q. – Que le Gouvernement soit de droite ou de gauche, le CNPF critique. N’auriez-vous pas intérêt à créer un parti des patrons et à en prendre la tête ?

R. – Non, car je suis entrepreneur et les entrepreneurs ne sont pas en politique. Ils n’ont pas gardé de la droite un bon souvenir car elle n’a pas entendu leurs besoins et leurs exigences. Ils ne se sentent donc en général ni en regret, ni en aspiration d’alternance. Mais ils ne sont pas davantage satisfaits par une gauche qui ne comprend rien à leurs difficultés. Entre les déçus de la droite et les inquiets de la gauche, je trouve les entrepreneurs très apolitiques et encore plus seuls.

Q. – Est-ce qu’un jour les patrons cesseront de se plaindre ?

R. – Les entrepreneurs se plaignent car ils ont été quotidiennement, depuis vingt ans, harcelés d’initiatives contraires à l’exercice de leur métier par des fonctionnaires, des politiques qui ignorent les réalités de l’entreprise. Les chiffres sont éloquents. Les entreprises françaises et leurs salariés sont les plus chargés d’Europe et du monde en fiscalité, en cotisations et en réglementations. Une seule exception : sous Bérégovoy et Rocard, l’impôt sur les sociétés a baissé de 50 à 33,33 %. Depuis, Juppé l’a augmenté et Jospin l’a accru à son tour…

Q. – Admettez-vous quand même que l’Etat vous a fait de beaux cadeaux ?

R. – Par quelle vertu étrange de propagande et de contre-vérité donne-t-on le sentiment que nos entreprises, les plus chargées du monde, ont reçu des cadeaux ? Au contraire, on les a tellement ponctionnées qu’elles ont commencé depuis quinze ans à réduire leurs investissements. C’est dans ce contexte que l’on crée l’euro, à un moment où avec une fulgurante rapidité, notre espace économique va être mis en totale concurrence avec une économie européenne intégrée. Soyons lucides : demain, le consommateur français fera son shopping sur Internet à Amsterdam, Londres ou Bruxelles. Quant à l’entrepreneur français, il ira installer son bureau d’experts fiscaux à Dublin, où ils seront payés en euros, 30 % moins cher. C’est à ce moment précis, au nom d’une singulière exception française, qu’on rend notre espace économique tricolore le moins attractif possible. C’est purement et simplement de la folie. Je le répéterai inlassablement : on risque, pour des raisons politiques, idéologiques et bureaucratiques, d’organiser le déclin de la France.

Q. – La reprise économique qui s’annonce ne va-t-elle pas sauver la France, Jospin, et le CNPF ?

R. – N’imaginons pas un instant que nos problèmes économiques et sociaux peuvent être sauvés par une croissance à 2,5 ou même 3 %. Ils resteront les mêmes. J’ajoute que l’actuel optimisme de commande, qui attribue les bonnes performances de la Bourse française à la confiance des pays étrangers, doit être nuancé. La bourse, c’est le CAC 40. Or ce dernier est composé d’entreprises qui, pour 80 %, font leurs bénéfices et leur chiffre d’affaires sur les marchés mondiaux. Les vraies performances de notre économie se lisent dans la santé de nos P.M.E.

Q. – L’euro doit-il être reporté, comme on le suggère ces temps-ci en Allemagne ?

R. – Ce serait la mort de l’Europe. Quant aux Français, eux si nationalistes, si angoissés par la concurrence, ils ont tellement pris sur eux pour participer à ce projet d’avenir que je ne vois pas comment on peut désormais construire un destin économique pour la France si l’euro échoue.