Article de M. Bernard Kouchner, porte-parole du PRS et ancien ministre de la santé, dans "Le Figaro" du 13 février 1997, sur le contrôle sanitaire des produits alimentaires et sa proposition d'une Agence de sécurité sanitaire dépendant du ministère de la santé, intitulé "Pour une agence de sécurité sanitaire".

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Circonstance : Annonce d'un projet de loi prévoyant la création d'une agence pour le contrôle sanitaire des aliments sous le contrôle du ministère de l'agriculture

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

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Dans une économie mondialisée, seul l’État peut être garant de la santé publique

Sang contaminé, hépatite O, maladie de Creutzfeldt-Jacob autour de l’encéphalopathie bovine : les décideurs politiques, s’ils n’y prennent pas garde, risquent gros face aux indignations qui s’annoncent. Et les citoyens plus encore.

Les périls se rapprochent et l’alarme retentit toujours trop tard ! On sait que des maladies anciennes se renforcent de bactéries difficiles à vaincre et que des formes pathologiques nouvelles apparaissent. Des infections inédites frappent, dues à des agents inconnus comme le prion, et les virus mystérieux qui s’avancent vers nous ne préviendront pas. La pollution de l’eau entraîne des troubles de plus en plus graves. La mauvaise qualité de l’air est responsable de plusieurs centaines de décès par insuffisance respiratoire. On n’ignore pas que des animaux de boucherie, en Europe, sont encore traités par des injections d’antibiotiques systématiques, qui provoquent des résistances dangereuses, que les hormones sont encore largement utilisées, bien qu’interdites, dans l’élevage.

Dans ce contexte, une loi s’annonce, attribuant au ministère de l’agriculture, le contrôle sanitaire des aliments. Ce serait une erreur lourde.

La sécurité sanitaire échappera-t-elle, une fois de plus, au ministère de la santé, au profit des groupes de pression agroalimentaires et des intérêts économiques incontrôlés ? On peut le craindre. Nous avons tous été frappés par la trop grande discrétion du ministre français, sur le front des farines anglaises contaminées, dont les conséquences humaines risquent d’être si graves pour les hommes, et pas seulement pour les bovins. Chaque affection nouvelle, chaque risque encouru crée un choc dans l’opinion. Pourtant, les politiques ne se renouvellent pas.

Dans une économie mondialisée, seul l’État, entouré d’experts indépendants, peut être garant de la santé publique. C’est une de ses missions fondamentales.

En France, on sous-estime la prévention, on dédaigne la santé publique. L’ensemble de notre système de soins fonctionne trop sur la pathologie, aux dépens du dialogue, de l’information et des préoccupations d’hygiène personnelles.

Contrôle de l’alimentation

L’état des lieux est alarmant, souligné récemment par un rapport de l’IGASS et une réflexion parlementaire. Notre pays accuse un grave retard en ce qui concerne les préoccupations collectives et les lois de la précaution. Le ministère de la santé est un ministère de la maladie, pauvre et sous-équipé.

Ministre de la santé, j’avais reçu les professeurs de santé publique, désespérés, qui m’annonçaient leur départ vers la faculté des sciences. Je les avais retenus par les basques et nous avions fait voter une loi qui, en 1992, portait création de l’Agence française du sang, de l’Agence du médicament, du comité de transparence des greffes, et du Réseau national de santé publique. Cette première loi française du genre instituait la sécurité sanitaire comme une composante nouvelle de la santé publique. Mais elle ne traitait que du domaine proprement médical. Après le scandale de la vache folle, et avant le suivant. Il faut la compléter aujourd’hui par un contrôle de l’alimentation, et pour cela, faire preuve de courage face aux lobbies de l’agriculture.

Depuis cinq ans, je milite pour la création d’une agence de sécurité sanitaire en France et pour la prolonger par un observatoire de la santé européenne. On ne peut même pas recueillir, dans les quinze pays de l’union, les données épidémiologiques indispensables ! Les ministres de la santé européens ne se rencontrent que tous les six mois. Et ne décident de rien. Ils disparaissent derrière les technocrates et les ministres de l’agriculture, de l’environnement, de la consommation. Et pourtant, en cas de malheur, tout revient, critiques, financements et décisions ultimes, vers le ministre de la santé.

Sans vouloir revenir sur la sinistre affaire du sang contaminé, souvenons-nous des grosses querelles des fromages à pâtes cuites et des fromages à pâtes crues, entre les services de l’agriculture et ceux de la santé. Cela ne prêtait pas à rire : des vies humaines furent fauchées. J’aime les paysans de France et leurs trois cents fromages, mais la loi de précaution s’applique même à eux.

Une ou deux agences ?

Je me souviens aussi des cent morts de l’épidémie de listériose et de ma rage de ne pas disposer d’enquêteurs, de médecins inspecteurs (si mal payés) et d’épidémiologistes pour protéger les femmes et les nouveau-nés. Nous avons créé, contre cette impuissance, le réseau de santé publique de Saint-Maurice, sous la direction du professeur Drucker. C’est le moment de le renforcer. Il faut des hommes et des moyens pour conforter le ministère de la santé. Les conséquences pathologiques des dérives frappent nos enfants, pas seulement les vaches, les moutons ou les singes.

Aux États-Unis, le Food and Drug Administration – modèle du genre – est un département du ministère de la santé.

Le Sénat, après le scandale récent de la vache folle et des farines carnées, vient de rendre un rapport qui préconise deux agences. L’une de sécurité médicale, déjà largement établie par nos soins et dont il convient de conforter les moyens et les hommes. La seconde agence nécessaire, selon les sénateurs, devrait s’intéresser à la sécurité alimentaire, à la nocivité éventuelle de notre nourriture quotidienne.

Je préfère une agence unique qui, enrichie d’experts indépendants, serait moins sujette aux pressions. Mais là n’est pas la vraie question. Cette ou ces nouvelles agences doivent dépendre du ministère de la santé, reposer sur une méthode d’évaluation et de contrôle éprouvée, sur une expertise scientifique du plus haut niveau et disposer de pouvoirs d’inspection et de vérification indépendants. Oui, un service public fort.

Le projet de loi qu’on nous annonce proposerait une simple structure de sécurité alimentaire, placée sous la responsabilité du ministère de l’agriculture.

Aucun pays moderne ne procède ainsi, ni l’Italie, ni les pays européens anglo-saxons, ni le Canada, ni les États-Unis. Cette décision annoncée entraînerait une régression de plus pour la France. Elle constituerait une défaite pour les consommateurs et la santé publique, discipline où, hélas, notre pays ne brille que par son retard.

Les membres de l’Assemblée nationale doivent en être conscients : si la santé publique échappe à la médecine, la sécurité sanitaire reculera dans notre pays.