Texte intégral
Le Figaro - 5 novembre 1996
« Il faut renoncer au renoncement »
Nous publions ici l'intégralité de l'introduction du livre de François Bayrou
Le droit au sens de François Bayrou, édition Flammarion (282 p., 116 F.)
« Et si, sous la crise, il y avait une autre crise ? Sous la première crise, la plus évidente, la crise économique et sociale, s'il y avait une deuxième crise, plus profonde ?
» Comment expliquer autrement ce quelque chose qui ne va pas dans la vie des démocraties ? En France, sans doute. Ailleurs aussi. Les hommes publics, les journalistes qui les accompagnent, les commentent et les critiquent, s'égosillent dans les micros. Et personne ne les écoute plus. La première idée qui vient à l'esprit de ceux qui constatent cet immense et profond désintérêt, c'est que la "communication" est en cause. Alors les politiques courent prendre des cours de télévision et reviennent sur les écrans en poussant la chansonnette, en soignant le couleur de leur cravate ou le rythme de leur diction, ce qui n'est pas loin d'être la même chose. Un peu plus tard, ils découvrent avec désespoir que rien n'a changé. Alors, parfois, ils en viennent à se demander si, par hasard, ils ne seraient pas en train de se tromper, un peu, ou largement, de sujet : "Hors sujet", du temps des rédactions ou des dissertations, c'était une condamnation du devoir et de son auteur. Dans la vie d'une démocratie, cela risque hélas d'aboutir à la condamnation de la démocratie.
» Je voudrais poser la question à ma manière : et si, en analysant la crise, nous nous trompions de verbe ? Et si la crise était une crise du verbe être, au lieu d'une crise du verbe avoir ? Ou si elle était au moins autant du u verbe être que du verbe avoir ? Si le plus dangereux et le plus grave des périls de notre tempe n'était pas dans les défauts, nombreux, de notre organisation économique, mais dans notre incapacité collective à parler aux esprits et aux cœurs ? Si ce n'était pas seulement notre vie matérielle qui était en cause dans nos angoisses et dans nos manques ? Si le mal venait de plus loin, avait des racines plus profondes ? Si aujourd'hui comme hier les êtres humains voulaient d'abord savoir ce qu'ils construisent ?
» Cette interrogation va à contre-courant de nos habitudes. La plupart des études et des débats qui traversent notre vie publique sont devenus obsessionnellement économiques. Tout se passe comme s'il y avait là le seul sujet d'importance. D'où vient alors que ces débats tournent court ? Nos millions de paroles forment comme un magma. Elles se mêlent et s'annulent et ne franchissent même plus le mur de l'attention de nos concitoyens. Sans toujours réussir à exprimer leur attente, ils demandent un autre message. L'appel mille fois répété à la "lisibilité" des politiques publiques, est une manière d'inviter à ce changement. Les hommes politiques s'en agacent : "Que veulent-ils que nous leur disions ? Nous ne cessons pas de leur expliquer !" Ils ne comprennent pas que les mots sont trompeurs. Lorsque nos concitoyens déclarent aux sondeurs qu'ils voudraient savoir où ils vont, où on les conduit, ce n'est pas qu'ils soient devenus sourds, ou ne saisissent plus les discours des puissants. C'est que ce qu'ils entendent ne leur suffit pas. Ce qu'ils comprennent, confusément, ils le jugent trop court ou déplacé. De nos déclarations économiques, budgétaires, monétaires, ils ont, chaque jour, leur content, jusqu'à satiété et lassitude. Mais ils ont l'impression que ces rois sont nus et que les moulinets de leurs sceptres de carton-pâte ne répondent en rien à l'attente profonde qui est la leur, comme elle fut celle des générations d'hommes de tous les temps : ils attendent des raisons de vivre et meurent de soif de n'en pas trouver.
» Les causes qui expliquent que nous soyons ainsi entrés, tous ensemble, toutes les sociétés développées, dans le grand désert du sens, ne sont ni accidentelles ni secondaires.
» D'une certaine manière, nous sommes ainsi arrivés au terme du long cheminement, millénaire, de notre humanité occidentale. C'était l'aventure même de notre civilisation que de nous libérer des raisons de vivre toutes faites, préfabriquées et forcées. Il a fallu des siècles et des millénaires pour accomplir cette libéralisation. Nous y sommes, C'est là que nous découvrons qu'ainsi dépouillés, nous sommes nus. Et l'irrationnel prend sa revanche : nous cherchons n'importe quoi pour couvrir cette nudité qui nous est insupportable.
» C'est ainsi qu'aux portes du troisième millénaire nous retrouvons les angoisses mythiques de l'an mil. Sans doute ne sommes-nous plus terrassés par la peur de la fin des temps, mais nous sommes envahis de l'impression confuse de traverser, sans beaucoup de lucidité, la fin d'une époque. Tous les cadres solides et durables qui donnaient sens à la vie des hommes nous paraissent s'être effacés. Nous sommes les premiers humains à faire l'expérience d'un temps sans repères. Dans le grand désert des références morales, identitaires, spirituelles, civiques, nos contemporains courent da désillusions en désillusions. Un tout jour, ils ne courront plus du tout et se satisferont de n'importe quel tyran, charlatan de l'engeance commune, qui promettra de rendre le monde lisible et fera de sa haine ordinaire le misérable matériau de sa dictature.
» En attendant, c'est dans les yeux de nos enfants que nous devons lire la honte de l'écho de nos entreprises. À force de consommation, à force de matérialisme, à force de promesses insoutenables, à force d'ignorer l'essentiel, nous voilà contemplant le vide de leur vie. Il arrive que les tueurs en série aient désormais seize ans. Il arrive que leurs mains se chargent d'armes qu'ils tournent contre leurs semblables. Il arrive beaucoup plus souvent que, dans le vide auquel ils sont exposés, ce soit leur propre disparition qu'ils conçoivent. Les pays développés, et parmi eux la France, ont le noir record du suicide des jeunes. Nous le sentons bien, nos réponses habituelles sont d'une catégorique impuissance. C'est au moral qu'ils souffrent et nous ne savons répondre qu'au matériel. Et Il ne s'agit pas uniquement de la souffrance adolescente. Les jeunes ne sont pas seuls en cause, même si, sur tous les fronts, de la drogue au sida, ils sont en première ligne et souvent les premières victimes.
» Les banlieues, les campagnes et les vallées désertes, la situation faite aux chômeurs et aux plus pauvres, les transgressions télévisuelles, disent chacun dans leur langue le mal de notre temps.
» La question est donc toute simple : citoyens parlant à des citoyens, avons-nous quelque chose è dire qui permette de rendre du sens à la vie ? (...) C'est une question difficile parce qu'elle laisse craindre que celui qui pose la question ne veuille en même temps imposer la réponse, sa réponse, personnelle et intolérante. Or, rien n'est plus sensible, plus secret, plus intime que la recherche d'un sens à la vie. En cette matière, nos contemporains sont vaccinés. Ils redoutent que l'on vienne penser, vouloir et décider à leur place. Ils ont pris l'habitude de dénier à quiconque le droit de le faire. Et s'ils sentent le manque, ils ne voient pas de chemin sans risque pour corriger ce manque.
» Telle est la question que J'ai voulue traiter. Je l'ai fait avec la même crainte que les plus ombrageux des libertaires. Je l'ai fait en faisant abstraction de mes propres convictions. Non pas qu'elles me soient lointaines ou indifférentes. Je ne les cache pas ; je n'en rougis pas : au contraire, elles me rendent profondément heureux. Je suis croyant et je suis chrétien. Je lie la Bible et l'Évangile. Je confesse le credo. Pour moi et pour beaucoup des miens, cotte espérance est vie. Mais je connais le nombre des musulmans qui vivent sur notre sol, le nombre de ceux qui sont français et le respect qu'ils méritent. J'ai une grande vénération pour le judaïsme, pour la part française du peuple Juif, aussi bien que pour la part juive du peuple français. D'un autre côté, la vie m'a donné de rencontrer nombre de laïques, d'admirer, de comprendre et d'approuver l'effort rationaliste, la tentative pour réduire la part des superstitions dans l'esprit humain, constamment attiré vers les brumes et le lumière trompeuse dont les magiciens se servent pour séduire. Et aucun des autres, non plus, ne m'est étranger, ceux qui vraiment n'ont aucune idée de la question, aussi bien que ceux qui continuent d'essayer d'y répondre loin des sentiers battus, par exemple sur les chemins d'Orient que j'ai fréquenté dans les livres de mon adolescence. C'est comme cela que je vie, en essayant de comprendre. Et au fond, nous sommes très nombreux à nous gouverner ainsi : les doutes sont si profonds et sur tant de sujets, que même la certitude philosophique quand elle existe, dans un sens ou dans un autre, ne devrait plus former d'intolérance. Et rien, vraiment, ne serait plus heureux.
» C'est un droit de l'homme de croire ou de ne pas croire. C'est un droit de croire ce qu'il veut dans l'ordre religieux, théologique, spirituel ou rationnel. Et nul n'a le pouvoir de se mêler de ce cheminement. Mais c'est un drame quand une société, une nation n'a plus rien de commun.
» La réflexion que je présente foi a donc choisi d'être une réflexion laïque. Elle pose comme principe qu'il existe deux univers pour la conviction : le monde des convictions privées, protégé, el celui, ouvert à tous, des convictions communes qui nous fondent comme peuple, comme nation, comme République. C'est la définition même de la laïcité. Les institutions publiques et la vie privée ont chacune leur domaine, leur importance et leur dignité. Jules Ferry l'affirmait en 1875 : "La mise en œuvre de la liberté de conscience consiste d'abord à mettre l'État, les pouvoirs publics, en-dehors et au-dessus des dogmes et des pratiques des différentes confessions religieuses." Mais cette idée de laïcité a souvent été comprise de manière restrictive. Il est vrai qu'inventée en France, la laïcité a joué dans notre pays un rôle qu'elle n'a trouvé nulle part ailleurs. Bien entendu, elle a d'abord été un signe de contradiction, le drapeau d'une agressivité à l'égard de le religion dominante. Mais il m'a semblé qu'avec les années et les exigences du temps, cette conviction pouvait être devenue un lieu de réconciliation, où tous les Français se retrouveraient. Nous avons plus besoin que jamais de ce que la laïcité représente de respect pour toutes les attitudes spirituelles, religieuses ou agnostiques. Nous avons plus besoin que jamais de ce qu'elle peut offrir comme espace pour que s'élabore à nouveau le ciment qui a fait la France et la République.
» Le temps que nous vivons ne nous permet plus d'éviter des réflexions de cette nature. Chacun sait bien qu'elles sont de maniement délicat, qu'il convient, en écrivant sur ce qui fait vivre les hommes ensemble, de le faire avec prudence et respect, de recourir à la nuance. Il y a là plus de dynamite que dans bien des arsenaux. Mais il me semble que nous ne pouvons plus esquiver. Les réponses habituelles de la politique, celles qui se limitent à la question, ont montré leurs limites. Il est temps d'oser lever les yeux, de dépasser le travail sur les manières de vivre, et d'aller plus loin, jusqu'aux raisons de construire ensemble un monde libre.
» En achevant la biographie d'Henri IV, que j'ai publié il y a deux ans, je dédiais ce livre aux hommes de réconciliation. L'inspiration, en réalité, est la même, appliquée à notre époque moins violente pour l'instant mais aussi profondément tourmentée. La réconciliation des Français est à l'ordre du jour autant qu'elle l'était au XVIe siècle. Il y a quatre cents ans, c'était, si j'ose dire, par trop-plein de convictions, par débordement de foi que la France se trouvait menacée, chacun défendant sa religion et ne reculant devant rien pour condamner et ruiner celle de l'autre. Aujourd'hui, au contraire, nous ne savons même plus ce que nous croyons en commun. La haine continue de nous menacer. Mais il s'y est ajouter l'indifférence.
» Pour sortir des guerres de religion, il a fallu que des gens de bonne volonté acceptent de passer les frontières convenues, en courant les plus grands risques, pour que se refonde la communauté nationale et qu'elle connaisse une profonde renaissance civique. Le besoin est exactement le même aujourd'hui. Ceux qui pensent qu'il convient de rallumer la confiance dans la République pour que s'allègent quelques-unes de nos difficultés personnelles doivent, de la même manière, se reconnaître et se retrouver.
» Bien entendu, je n'oublierai pas, chemin faisant, ce que m'a appris l'expérience, sous deux gouvernements du ministère de l'Éducation nationale. Rien n'est plus émouvant que d'avoir en dépôt, pour un moment, le destin des jeunes et l'avenir du pays qu'ils forment avec nous. Rien n'est plus éclairant sur les ressorts qui gouvernent les sociétés et les réactions d'opinion. L'école a été pendant des décennies un lieu de discorde. Je sais maintenant que l'on peut en faire un thème de concorde. Il n'y pas qu'une condition : respecter, non pas dans les mots, mais dans les actes et la conduite quotidienne, tous ceux qui en sont les piliers et les soutiens, de la maternelle au collège de France. Il ne s'agit pas de ces bons sentiments dont on tartine la démocratie sous le règne de la télévision. C'est la seule manière d'être pris au sérieux. Sans cela, tout simplement, personne n'écoutera plus.
» C'est ainsi que j'ai essayé d'écrire ce livre. Une seule chose me préoccupe : élargir un peu l'horizon de nos débats démocratiques, leur donner un peu de cette chair et de cette âme qui leur fait tant défaut. Confusément, obscurément, nous savons tous qu'il est tard. Beaucoup pensent même qu'il est trop tard et que la prophétie de Valéry va se réaliser. La civilisation des humanistes va vérifier qu'elle est mortelle. Je ne peux pas m'y résoudre. Il a fallu vingt-cinq siècles de miracles philosophiques, politiques, économiques et sociaux, pour découvrir et fabriquer ce trésor sans équivalent sur la planète : l'idée que chaque être humain mérite un respect absolu, que chaque être humain relève d'un infini, qu'on le voie éclairé de l'intérieur par la lumière de Dieu ou par celle de la raison. Bien entendu, nous ne savons plus ce qu'est cet humanisme que nous avons entre les mains. Nous avons oublié sa rareté et son prix. Le trésor est devenu banal. Métal précieux, Il a pris à nos yeux la couleur de l'habitude. Le trésor que tant de peuples cherchent depuis le début des temps traîne dans notre maison, au fond de nos tiroirs et nous manquons le jeter chaque fois qu'il nous arrive de déménager les meubles. Parfois il roule sous le buffet ou nous sert à caler la table. C'est lui pourtant qui protège nos journées et nos nuits et qui fait grandir nos enfants. Il n'est pas seulement un talisman. Il est une source de bienfaits pour l'humanité. C'est seulement après l'avoir perdu que nous en découvririons le prix.
» Faut-il en arriver là, par aveuglement et par lassitude ? Le parti pris de cet essai est de répondre non. Il faut renoncer eu renoncement, aller s'il le faut jusqu'à l'acharnement thérapeutique, soigner le vieil arbre, analyser le terreau, pratiquer les amendements nécessaires, et nous lui verrons alors pousser des racines nouvelles, inventer des floraisons inédites. L'humanisme qui paraît épuisé est peut-être au début de son histoire. »
Libération - 6 novembre 1996
Libération : Derrière la crise économique et sociale se dissimule une crise du sens, écrivez-vous dans votre livre. L'impopularité de l'exécutif, aujourd'hui, ne vient-elle pas en partie de son incapacité à donner un sens à son action ?
François Bayrou : Pour beaucoup de nos concitoyens, c'est comme si l'espace du politique avait disparu, comme s'il s'était réduit à gérer du mieux possible un monde que nous subissons. La mondialisation, l'Europe, Maastricht nous seraient imposés contre notre volonté. Il n'y aurait qu'à courber l'échine : c'est parce que la démocratie française n'aurait pas d'autre choix que nous conduirions, bon gré mal gré, cette politique dont nous constaterions, avec regret, qu'elle serait la seule possible. Il faut que nous abandonnions cette mine de chiens battus. Oui, il y a d'autres politiques possibles. Oui, on peut rompre avec l'idéal européen. Oui, on peut décider de faire toujours plus de dettes. Oui, on peut renoncer aux réformes qui changeront l'avenir de la France. Mais ces ruptures et ces renoncements se paieront de grands malheurs. Les valeurs que portent la France et la République sont précieuses et menacées. Il n'y a qu'un moyen de leur offrir un avenir, c'est l'Europe. Cessons de subir. Acceptons de nous considérer comme des bâtisseurs.
Libération : Pourquoi les pro européens de l'UDF ne se font-ils pas davantage entendre ?
François Bayrou : Les militants de l'Europe ne remplissent pas leur mission. C'est à peine s'ils ne s'excusent pas d'avoir construit l'Union et s'ils ne présentent pas les « critères » de Maastricht comme une contrainte dont on se serait bien passé... Or l'Europe, c'est un idéal qui se revendique et qui se défend, pas une contrainte. C'est une des plus belles entreprises humaines, et qui ne se fait pas à reculons. Aujourd'hui, soyons réalistes : l'Europe est en grand danger. Toutes les opinions s'en détournent ; nous sommes sur le point de manquer la seule chance de voir, dans le siècle qui vient, la France puissante et prospère et l'idée française des droits de l'homme contagieuse et respectée. Le drapeau européen est traîné dans la boue : il faut le relever.
Libération : Mais si ce drapeau n'est plus défendu, n'est-ce pas parce que même les plus européens des hommes politiques ont un jour ou l'autre désigné l'Europe comme bouc émissaire quand des difficultés intérieures se présentaient ?
François Bayrou : C'est vrai qu'il est souvent arrivé, par le passé, que les dirigeants politiques laissent entendre, devant des difficultés, que la responsabilité était à Bruxelles, ou à Maastricht. Mais en agissant ainsi, nous soulignons nos faiblesses ou nos insuffisances. C'est pourquoi je suis heureux que le gouvernement d'aujourd'hui n'use plus de l'excuse bruxelloise et qu'il montre que les contraintes auxquelles nous serions soumis, si nous renoncions à avancer sur la monnaie européenne en particulier, seraient incomparablement plus dures.
Libération : Se servir de Bruxelles pour tenter de se dédouaner, n'est-ce pas révélateur de la difficulté qu'ont les hommes politiques à dire la vérité ? Cela n'est-il pas à la base de leur discrédit ?
François Bayrou : Je vais vous surprendre : je ne crois pas qu'il y ait discrédit du politique. Au contraire, ce que je ressens, c'est une immense attente de politique, un immense besoin de voir la politique et les politiques assumer leur responsabilité, montrer le chemin, s'exprimer avec force. En réalité, ce que nous vivons, c'est la mutation de notre démocratie. L'information est désormais partout, la formation de haut niveau pour une grande majorité de citoyens. On ne gouverne plus un peuple formé et informé comme on gouvernait au temps de l'information rare et la formation réservée à quelques-uns. Ce qui est fini, irrémédiablement, c'est le temps du chèque en blanc donné aux gouvernants. Ce qui commence, je le crois, c'est le temps de la participation effective des « citoyens de base », comme on dit, à la responsabilité démocratique. Mais il est vrai que construire la démocratie de participation, c'est une révolution.
Libération : Comment réhabiliter la politique aux yeux des citoyens quand un président est élu sur un programme et que, cinq mois après, il prend un virage à 180 degrés par rapport à ses promesses ?
François Bayrou : Je ne suis pas de cet avis. Je témoigne, par ce qu'il en parle quasiment à chaque Conseil des ministres, que Jacques Chirac n'a pas renoncé à sa vision d'une société capable d'effacer ses fractures sociales, culturelles ou économiques. Le choix de Jacques Chirac en octobre 1995, ce n'est pas un changement de cap : c'est le choix de l'Europe et de la remise en ordre de nos affaires intérieures. Pour moi, c'est un choix bienfaisant ! Mais dans votre question, il y a une conception de la démocratie, celle du découplage obligatoire entre le temps des promesses et le temps de la réalité. Or, c'est précisément ce que je refuse. Pour moi, le citoyen doit avoir sa place aussi bien pendant l'élection que pendant la durée du mandat. La reconnaissance à l'égard des citoyens, le discours qui les prend en compte, ne sont pas limités à la période électorale. Il faut reconstruire obstinément tout ce qui organise cette reconnaissance : les corps intermédiaires par exemple, et le sens du temps en démocratie. Il s'agit, entre le pouvoir et le citoyen, de reconstruire le troisième interlocuteur de la démocratie : la société, qui est la fois une puissance et un recours.
Libération : N'est-ce pas normal quand, depuis vingt ans, les politiques promettent à chaque élection de réduire le chômage ?
François Bayrou : Encore heureux que les candidats parlent du chômage ! Mais, en période électorale, la tentation est de présenter l'effort à faire comme facile et assuré du succès. Si je plaide pour la démocratie de participation, c'est parce que je crois que les citoyens peuvent se faire une idée exacte de difficulté de la tâche et accepter les efforts à faire. Regardez, par exemple, comme ils acceptent fréquemment l'effort lié à la réduction du temps de travail ! Pour moi, la société n'est pas bloquée. Je crois montrer au ministère de l'Éducation que toutes les situations peuvent se débloquer, à condition de prendre les gens au sérieux, de les rendre responsables, de se détourner des experts pour écouter l'expérience.
Libération : Vous prônez, en fait, l'exact opposé de la méthode Juppé, à qui l'opinion reproche de ne discuter qu'après avoir décidé.
François Bayrou : Les procès que l'on fait obstinément à Alain Juppé sont injustes. La lisibilité en politique passe d'abord par la cohérence de la pensée et la cohésion des comportements. Comment voulez-vous que les électeurs se reconnaissent en des politiques qui passent l'essentiel de leur temps à critiquer leur propre camp, sans proposer d'option crédible ? Pendant cette période, Alain Juppé est cohérent et persévérant. Il peut se tromper, comme tout le monde, mais il essaie d'avancer, souvent seul. C'est le lot des hommes courageux. C'est précisément pourquoi il mérite l'estime et le soutien. Les miens ne lui manqueront pas.
(1) Flammarion, 282 p., 110 F.
RTL - mercredi 6 novembre 1996
J.-M. Lefèbvre : Votre livre est un essai sur la crise qui secoue la société. Une crise pas seulement économique et sociale, mais beaucoup plus profonde, et qui s'explique comment, selon vous ?
F. Bayrou : Oh ! qui s'explique par la réalité de ce que nous sommes en train de vivre. Pendant 20 ans, on nous a dit que la crise était économique et que ce serait une parenthèse, qu'elle allait se refermer bientôt, que nous allions retrouver la prospérité d'avant et que cela suffirait à résoudre tous les problèmes posés· Souvenez-vous le nombre de responsables politiques de tous bords qui ont dit : « on voit le bout du tunnel. » Et puis, en fait, cette crise n'est pas une crise passagère. À mon avis elle n'est pas seulement une crise économique. Tous les comportements, tous les repères dans la société sont en train de changer. En particulier, nous étions une société où les femmes et les hommes, les enfants étaient liés entre eux. Nul n'était anonyme pour personne. Tous les réseaux de famille, de proximité faisaient que la reconnaissance de l'autre, la connaissance de l'autre était le lien social le plus fort. Aujourd'hui nous sommes passés à une société de plus en plus anonyme. Songez à quel point il est fréquent qu'une personne meure sur un palier sans que son voisin de palier s'en aperçoive, et quelquefois pendant des semaines. Il y a, me semble-t-il, quelque chose que l'être humain ne peut pas supporter, alors il cherche de manière désordonnée, inquiète, angoissée à trouver une société plus humaine. C'est bien à cette question qu'il faut essayer de répondre.
J.-M. Lefèbvre : En lisant, on a la tentation de dire : certes ce n'est pas un programme politique que vous proposez, c'est la mise en perspective de ce qui nous attend, qu'il y a d'autres réponses aux problèmes que nous rencontrons. Certains de nos confrères – et je ne suis pas loin de partager leurs avis – estiment qu'avec ce livre vous préparez votre futur.
F. Bayrou : Non, franchement, ce ne sont pas des affaires de carrière. Voyez-vous, tout le monde dit : « il y a un discrédit des hommes politiques » ; moi, je ne crois pas qu'il y ait de discrédit des hommes politiques, il y a une attente d'un langage politique, d'un message politique différent Il faut bien, si nous ressentons cette attente ...
J.-M. Lefèbvre : Vous êtes en train de critiquer ce que le Gouvernement fait.
F. Bayrou : On est tous à essayer de changer la politique. On ne va pas laisser disparaître la démocratie, s'effilocher la démocratie, on ne pas laisser l'extrémisme remettre cette démocratie en danger au point de la faire disparaître. Il faut quand même mesurer que nous sommes en train de vivre des temps qui ressemblent aux années Trente. Alors je dis précisément, pour redonner un sens à l'action politique : il faut que les citoyens commencent à se poser, avec les hommes politiques, les questions fondamentales, et que les hommes politiques acceptent d'aborder des sujets que jusqu'à maintenant ils n'abordent pas. J'ai essayé de le faire dans cet essai. Ce n'est pas du tout une affaire – comment dirais-je – de précaution ou de préparation de futur. C'est une manière de dire, comme un homme politique responsable, en charge de fonctions gouvernementales, comment je lis notre temps, et comment il me semble que nous pouvons essayer pierre à pierre de bâtir une société dont nous avons besoin et qui est une société plus humaine, plus proche des gens.
J.-M. Lefèbvre : Vous avez, évoqué, tout à l'heure, la démocratie. Il se dégage une forme d'optimisme dans votre livre. Mais la réalité de vos propos tempère cet optimisme quand vous écrivez : la démocratie deviendra objet de désenchantement.
F. Bayrou : Oui, je crois que c'est vrai en particulier en France. C'est vrai dans tous les pays développés, mais c'est vrai en France. Nous avons laissé enfermer la démocratie dans la gestion. C'est venu du fait qu'il y avait des problèmes en effet très difficiles à résoudre. On a eu le sentiment peu à peu que la réalité échappait au citoyen pour n'être plus que l'affaire des experts. Si d'ailleurs, vous écoutez le langage, depuis trente ans, des hommes politiques, c'est un langage chiffré qui parle de taux d'intérêt, qui parle de budget, qui parle de la monnaie. Il faut parler de budget, de monnaie et de taux d'intérêt, mais il y a d'autres sujets à saisir. Et notamment, tous les sujets qui touchent à la manière de vivre ensemble, qui touchent à nos raisons de construire un monde différent de ce qu'il est aujourd'hui, qui visent à réengager le citoyen dans l'édification de son monde, à ne pas considérer qu'on va subir perpétuellement les choses qui nous seraient imposées de l'extérieur mais à comprendre qu'en réalité nous sommes, bel et bien, avec notre avenir entre les mains.
J.-M. Lefèbvre : Vous écrivez : le pouvoir est entre les mains de celui qui sait.
F. Bayrou : C'est une réflexion que je fais sur les grands changements de notre temps. Vous savez que j'avais eu l'occasion, il y a deux ans, d'écrire sur Henri IV, et la crise que la France a connue au moment des Guerres de religion. C'est une crise qui était entièrement liée au fait que l'on était passé à un autre mode de communication. L'imprimerie avait mis les textes sacrés à portée de tout le monde alors que, la veille, ils étaient réservés aux seules élites, aux seuls initiés. Eh bien, la télévision et la radio ont fait que tout le monde a entre les mains tous les éléments d'information. Eh bien, le pouvoir en est forcément changé. On ne gouverne pas un peuple très informé et à très haut niveau de formation comme on gouvernait un peuple mal informé et peu formé. Le temps des chèques en blanc où les hommes politiques se voyaient donner un blanc-seing complet, liberté complète d'agir, par les citoyens, ce temps-là est fini. Les citoyens ont besoin, je crois, de participer à l'élaboration des décisions et à la conduite des affaires.
Europe 1 - jeudi 7 novembre 1996
J.-P. Elkabbach : Votre livre est un hymne à la France et à l'Europe. C'est un livre sur la crise de l'identité, les vertus de la laïcité, la nécessaire renaissance du politique à condition de retrouver et de définir le droit au sens. Trouvez-vous un sens à la politique Chirac-Juppé ?
F. Bayrou : J'y trouve un sens. Je pense que ce sens est fondamental pour notre avenir et qu'il est très important que les citoyens et, si on pouvait, la majorité comprennent ce sens. De quoi s'agit-il ? Premièrement, il s'agit de remettre en ordre les affaires de la France, de faire les réformes qui n'ont pas pu être faites pour des raisons diverses pendant le long temps qui a précédé le changement de majorité en 1993. Il faut faire ces réformes. Elles sont difficiles à conduire. Elles entraînent des efforts de la part de tous ceux qui sont les acteurs de la France. C'est donc très important. Sans cela, nous ne pourrons pas entrer dans le XXIe siècle comme il faut. Deuxièmement, le seul moyen de donner à la France le rayonnement nécessaire, c'est de construire l'Europe, qui est comme un prolongement de la France. Troisièmement, il faut faire tout cela en ayant une remise en ordre des affaires pour pouvoir conduire la politique nouvelle sans dépenser trop, pour éviter de ruiner la France sous les impôts et la dette – ce qui est de bon sens.
J.-P. Elkabbach : C'est très bien, mais ça ne passe pas : vous êtes le pouvoir, vous êtes ministre d'un Gouvernement qui est impopulaire et qui n'a pas la cote.
F. Bayrou : Vous dites que ça ne passe pas ...
J.-P. Elkabbach : Il me semble !
F. Bayrou : Le sort d'un peuple ne se joue jamais dans les moments faciles. Si vous regardez l'Histoire, vous vérifierez que le sort d'un peuplé se joue toujours dans les moments difficiles. Il faut alors que les dirigeants acceptent d'assumer la difficulté des temps.
J.-P. Elkabbach : Vous écrivez dans votre livre : « Nous ne sommes pas en démocratie, nous vivons en oligarchie » ; « On a subtilisé aux citoyens et à la société leurs pouvoirs » ; « Le peuple des citoyens ne supporte plus qu'on l'ignore » ; « Rien ne lui est plus familier que l'impuissance des puissants » ; « Le pouvoir doit être plus humble ». En quoi est-ce différent de ce que dit M. Pasqua ?
F. Bayrou : Les analyses que nous pouvons tous faire sur les citoyens, les besoins des citoyens et la nouvelle politique qu'il faut inventer pour répondre aux citoyens – je pense que C. Pasqua, moi-même et quelques autres, pouvons tout à fait le faire. Mais il y a une différence entre les analyses sur les besoins en profondeur de la France, l'urgence de les conduire et puis ce qui peut apparaître comme un manque de solidarité en face des épreuves difficiles que nous vivons. Je crois que si les Français avaient à dire ce qu'ils attendent des gouvernants, ils demanderaient que les gouvernants soient justes dans leur regard et audacieux dans les analyses qu'ils font. Les Français veulent que ceux qu'ils ont élus s'entendent. Ils en ont assez des disputes qui, jour après jour, parce que les temps sont difficiles, opposent ceux qui font partie de la majorité qu'ils ont élue ensemble ; ils en ont assez des petites phrases qui affaiblissent l'action qu'ils sentent nécessaire ; ils en ont assez que les hommes politiques s'occupent d'eux-mêmes au lieu de s'occuper d'eux.
J.-P. Elkabbach : C. Pasqua a eu tort de parler de « déconfiture » ?
F. Bayrou : Je ne veux pas juger telle ou telle déclaration, parce que sans ça ...
J.-P. Elkabbach : ... mais c'est vrai ou c'est faux, cette phrase sur l'échec de fait de votre Gouvernement ?
F. Bayrou : C'est une petite phrase. C. Pasqua, comme d'autres dirigeants de la majorité, ont tort lorsqu'au lieu d'exposer les difficultés qu'ils ressentent à l'intérieur pour que nous puissions mieux définir et faire avancer notre action, ils le font sur la place publique de manière à créer un désarroi supplémentaire parmi les électeurs. Ce n'est pas comme ça qu'on s'en sortira.
J.-P. Elkabbach : Vous êtes le premier ministre d'A. Juppé à répondre à C. Pasqua. Mais il n'est pas le seul dans le pays, à critiquer ou à se préparer ou à se proposer. Y a-t-il une offensive organisée ?
F. Bayrou : Non. Je pense qu'il y a ici ou là le sentiment que la difficulté des temps permet de proposer autre chose ou d'autres équipes. Les affaires personnelles ne sont pas intéressantes. On a eu les élections américaines hier : le Président américain a été très largement réélu. Pourquoi ? Parce que l'économie va bien aux États-Unis et parce que les États-Unis ont créé de l'emploi. Pourquoi les États-Unis ont-ils créé de l'emploi ? Ils ne sont pas plus intelligents que nous ! Ils ne sont pas plus avancés technologiquement que nous. Ils ont créé de l'emploi parce qu'ils ont une arme majeure : le dollar. Ils fixent les règles du jeu en même temps qu'ils jouent Si nous ne sommes pas capables de doter l'Europe de l'arme d'une monnaie équivalente au dollar, aussi forte que le dollar dans les mois ou les années qui viennent, alors ne nous plaignons pas que l'emploi aille aux États-Unis plutôt que de venir chez nous !
J.-P. Elkabbach : D'accord, mais ces explications ne passent pas, même dans votre majorité. On vous répond qu'il faudrait peut-être changer de Premier ministre. Certains veulent faire la peau à A. Juppé.
F. Bayrou : Je ne suis pas de ceux-là. Lorsque vous, M. Elkabbach, vous dites « d'accord » sur le fait que le dollar est l'arme absolue des Américains, alors il faut que nous soyons d'accord pour la politique qui va donner à l'Europe l'arme qui sera équivalente et qui équilibrera le dollar. Le combat est majeur !
J.-P. Elkabbach : Tous les matins, ici, toutes les équipes en parlent, mais quand vous entendez dire que le chef du gouvernement dans lequel vous siégez n'est qu'un excellent collaborateur ou directeur de cabinet du Président de la république, qu'est-ce que vous en pensez ? C'est vrai, ou en quoi c'est un bon Premier ministre ?
F. Bayrou : Les attaques personnelles, je les trouve regrettables, mais ce que je condamnerais le plus dans les propos de C. Pasqua c'est l'objectif qu'il remet en cause. C. Pasqua, pour autant que je comprenne, pensait que l'on a finalement le temps de construire la monnaie européenne. Tout se tient La politique et le but de la politique se tiennent C'est pourquoi je soutiens la politique d'A. Juppé. C'est un Premier ministre courageux, sincère, désintéressé, honnête, je ne cesserai pas de le dire parce que ça va mal. C'est quelqu'un qui mérite l'estime et le respect et je ne vois pas pourquoi il devient l'objet de ces attaques. Moi, je soutiens la politique qu'il conduit et je n'ai pas l'intention de jouer au jeu des petites phrases.
J.-P. Elkabbach : Aujourd'hui, on dit : il faut des élections législatives anticipées. C'est un choix pour le Président de la République ?
F. Bayrou : Non, je ne crois pas aujourd'hui que ce soient d'élections dont on a besoin.
J.-P. Elkabbach : Est-ce qu'il faut décider un referendum ?
F. Bayrou : S'il y a un sujet, oui. Pour l'instant, je n'aperçois pas le sujet.
J.-P. Elkabbach : Est-ce qu'il faut remanier le Gouvernement ?
F. Bayrou : Cela se fera nécessairement Les équipes sont toujours adaptables et elles seront adaptées. Mais je ne crois pas que l'urgence soit dans les affaires politiques. L'urgence est dans la définition d'une ligne – et peut-être, pour le Président de la République, la redéfinition d'une ligne – avec le courage nécessaire pour que l'on tienne bon quand ça va mal. C'est lorsque cela va mal que l'on voit ce que valent les politiques et ce que valent les peuples. C'est aujourd'hui, dans la difficulté, que nous devons avoir le courage d'affirmer que nous savons où nous allons et que la politique a un sens.
J.-P. Elkabbach : Vous écrivez : « nous ne sommes pas des héritiers épuisés, des gestionnaires d'un monde tout fait, nous sommes des fondateurs ». Ce sont de beaux, grands mots, mais des fondateurs de quoi ?
F. Bayrou : Nous sommes des fondateurs du monde que tous les Français – je crois – les Européens aussi, et les jeunes spécialement, attendent C'est-à-dire dans ce monde de compétition, un monde qui soit capable de construire une société plus humaine, plus proche, où chacun aura droit au respect de ce qu'il est et peut-être trouvera un travail Et cette société-là, elle ne peut se faire que si nous savons ce que cela veut dire d'être à la fois français et européens.
J.-P. Elkabbach : C'est intéressant, votre livre : vous parlez comme si on était après la guerre et qu'il fallait reconstruire, faire renaître la France. Il faut combien de temps à votre génération des 45-50 ans pour réinventer la démocratie ?
F. Bayrou : Ce que nous avons à faire se compte en dizaine d'années mais je pense que si nous savons ce que nous voulons, en quelques mois les choses peuvent changer aussi.
J.-P. Elkabbach : Je peux ajouter que, dans votre livre et dans votre langage, on retrouve cet appel au spirituel, à la transcendance, au sacré républicain, à l'espérance partagée, on dirait un prêtre républicain et laïc.
F. Bayrou : Sûrement pas, je suis un citoyen qui essaye de parler aux autres citoyens.
France Inter - mardi 12 novembre 1996
A. Ardisson : J'ai eu un moment de doute hier, je me suis demandé si vous n'alliez pas partir directement pour Cayenne où ont eu lieu des émeutes, à la suite d'une protestation lycéenne.
F. Bayrou : Nous irons, J.-J. de Peretti et moi, à Cayenne dans les prochains jours pour essayer de répondre sur place aux difficultés qui se sont exprimées.
A. Ardisson : Ça veut dire que vous ne voulez pas y aller à chaud ?
F. Bayrou : Dès que les obligations qui sont les nôtres, en particulier de discussion des budgets à l'Assemblée nationale, dont nous ne pouvons pas être absents, seront accomplies, aussitôt après nous partirons à Cayenne.
A. Ardisson : On a l'impression que vous volez sur tous les foyers d'incendie potentiels, de crainte que le feu ne couve sous la braise. C'est vrai sur le front des IUT, vous allez à Cayenne. Est-ce que vous craignez vraiment que, du côté des étudiants ou des lycéens, il y ait une expression du mal-être qui se traduise ?
F. Bayrou : Je crois que la mission d'un ministre de l'Éducation nationale est de ne pas laisser pourrir les choses. Lorsque des difficultés s'expriment, des angoisses se font entendre, lorsque des problèmes se révèlent, au lieu d'attendre – comme on a fait si longtemps – pour les traiter en s'imaginant que de ne pas les traiter les fera disparaître, notre mission au contraire – en tout cas, c'est l'idée que je m'en fais – est d'intervenir le plus tôt possible pour que les citoyens, jeunes en particulier, trouvent en face d'eux des responsables qui parlent avec eux des problèmes comme ils se posent. Et moi, je n'ai aucune envie de laisser se dégrader les choses. Donc, j'interviens le plus tôt que je le peux.
A. Ardisson : L'un des problèmes qui se posent, c'est la violence dans les établissements scolaires avec des adolescents qui ne reconnaissent plus l'autorité des maîtres. Est-ce que c'est un problème spécifiquement scolaire, un problème de société et qu'est-ce qu'on peut faire ?
F. Bayrou : C'est un problème de société évidemment Ce n'est pas une violence qui serait limitée à l'école. C'est au contraire une violence dont tout le monde sait qu'elle prend ses racines dans les problèmes sociaux qui sont ceux de beaucoup de pays aujourd'hui mais en particulier de la France, dans le problème du chômage, le fait que les familles, souvent, soient éclatées, que les enfants vivent des conflits très importants en eux et qu'ils ne peuvent pas exprimer autrement, ou que l'image des parents, chômage aidant, se trouve dégradée, qu'un certain nombre de conduites à risque, je pense à la drogue, sont courantes dans un certain nombre de zones. Bref, cette violence-là s'exprime quelquefois à l'école, elle s'exprime bien entendu pour l'instant moins à l'école qu'elle ne s'exprime à l'extérieur mais l'école ne peut pas l'ignorer. Et donc, vous vous souvenez qu'il y a quelques semaines, j'avais arrêté les cours deux heures, pour qu'enseignants et élèves essaient ensemble d'envisager les réponses à apporter ; les lycéens eux-mêmes ont pris le relais par une campagne contre la violence qui est de très bonne qualité et dont je trouve le ton très juste. Et moi-même, je vais, avec les chefs d'établissement, essayer de faire une carte précise de manière que nous ayons les meilleures réponses. On ne supprimera pas toute la violence mais je crois que l'école à son rôle à jouer parce qu'elle défend les valeurs qui ne sont pas les valeurs de violence et qui ne sont pas la loi du plus fort.
A. Ardisson : Je ne sais pas quand vous trouvez le temps d'écrire mais ...
F. Bayrou : Le matin tôt, le soir tard et pendant les vacances.
A. Ardisson : Là, vous publiez, chez Flammarion encore, un livre au titre ambitieux, le contenu l'est aussi : « Le droit au sens ». Droit au sens que vous décrivez comme un droit de l'homme mais c'est aussi la recherche du, sens de l'action politique. Peut-on résumer en disant que c'est la voix d'un littéraire humaniste contre les économistes technocrates ?
F. Bayrou : Pas contre, à côté, de manière différente. Je crois qu'il y a 50 ans, presque 30 ans, qu'on nous dit que la crise est une parenthèse ; un quart de siècle qu'on nous dit : attendez, ça va s'arrêter. Et les formules successives, tout le monde les a dans l'oreille, qui annoncent le bout du tunnel, les feux qui passent au vert, on a connu ça cent fois. Or, cette crise-là ne s'arrêtera pas car elle n'est pas seulement une crise économique – celle-là j'espère qu'un jour elle s'arrêtera – mais la plupart des angoisses qui s'expriment, on vient d'en évoquer quelques-unes – la violence, la drogue, un certain nombre de dérives tout à fait graves et qui touchent les jeunes, etc. – tout cela ne s'arrêtera pas simplement parce que l'économie ira mieux. Je crois qu'il faut accepter de regarder en face ce que sont les angoisses qui s'expriment aujourd'hui et quelle espèce de lecture on peut en faire pour qu'un jour, nous ayons des réponses, je crois, humanistes.
A. Ardisson : Vous définissez quand même un peu ces angoisses. En même temps, vous définissez ce droit au sens. « Sens de l'identité », « sens et moyens de vivre ensemble », « droit à un projet de société », ce sont les trois points d'ancrage, les trois questionnements d'une société qui a tendance à dériver vers le communautarisme, ou vers l'ethnisme ?
F. Bayrou : Communautarisme : il faut expliquer pour ceux qui nous écoutent Ce mot est employé pour une société comme nous n'en voulons pas en France, c'est-à-dire : chacun sa loi, chacun ses règles, chacun son petit groupe dans lequel chacun se fait sa loi et les valeurs de la République, celles qui devraient nous unir tous, passent au second plan ou sont carrément oubliées. Or, ce que je cherche à montrer dans ce livre, c'est que les citoyens n'accepteront pas un monde dont ils ne sachent pas où il va. Ils ne voudront pas continuer à assumer les contraintes qui sont lourdes si nous ne sommes pas capables tous ensemble – et quand je dis tous ensemble, je parle des hommes politiques et des intellectuels, de vous, journalistes, et puis je dis aussi toutes frontières confondues, je ne parle pas d'un camp contre l'autre –, si nous ne sommes pas capables d'expliquer que nous construisons quelque chose, si en regardant nos enfants, nous ne pouvons pas nous dire : pour eux, je construis un monde différent, plus humain, plus proche, protecteur et qui en même temps ne limite pas l'initiative, enfin qui permette à chacun de vivre la grande aventure de la vie ; si les gens ne savent pas quel monde ils construisent, ils se révolteront Ils se sont déjà révoltés plusieurs fois dans le siècle, ça a donné des aventures horribles pour l'histoire de l'humanité. Et je trouve que le temps que nous vivons, a ce petit parfum des années trente où un certain nombre de folies sont en train de renaître alors que nous avons l'impression d'être impuissants. Nous ne sommes pas impuissants, c'est ce que ce livre veut dire.
A. Ardisson : Il y a un très long chapitre que vous consacrez à la laïcité. Actuellement, il y a une polémique autour de l'attitude du Conseil d'État et de l'évolution de sa jurisprudence sur le foulard islamique. Mais vous aussi, vous avez évolué. Vous racontez qu'au départ, vous étiez plutôt du côté des jeunes filles et que maintenant vous considérez que le port du foulard est délibérément une provocation.
F. Bayrou : Au départ, en 1989, il y avait quatre voiles dans les écoles françaises et j'avoue que j'ai été de ceux qui ont dit : mais pourquoi tant de vagues pour quatre voiles ? Quand j'ai pris ma circulaire il y a deux ans, il y avait 3 000 voiles et le nombre ne cessait d'augmenter. Depuis, grâce aux décisions que nous avons prises, aux chefs d'établissement, aux enseignants, le nombre de voiles avait presque disparu : 90 % avaient disparu. Je dis que – je ne commente pas les décisions du Conseil d'État, au demeurant un certain nombre de décisions se préparent qui vont nous renseigner sur la jurisprudence du Conseil d'État – je suis persuadé que nous ne pouvons pas, sur ce point, être laxistes ou céder. C'est le meilleur moyen de protéger les jeunes filles que de leur donner ce droit que la République française donne à tous, d'égalité entre les hommes et les femmes, et de faire qu'elles ne se retrouvent pas enfermées dans un monde où la coutume sert de loi et remplace les lois de la République.