Interviews de M. Eric Raoult, ministre délégué à la ville et à l'intégration, dans "Le Parisien" des 2 et 5 novembre 1996, et dans "Le Monde" du 18, notamment sur la décision de certaines communes de banlieue d'instaurer le "couvre-feu", la sanction judiciaire frappant les chanteurs du groupe NTM, et sur le Front national ("Le FN est un oiseau de malheur").

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - Le Parisien

Texte intégral

Le Parisien - 2 novembre 1996

Le Parisien : Plusieurs maires ont décidé d'instaurer le « couvre-feu » dans leurs localités, qu'en pensez-vous ?

Éric Raoult : Je ne juge pas les maires qui ont pris des arrêtés municipaux interdisant le rassemblement dans leurs communes. Je veux simplement leur dire que de tels arrêtés ne sont pas la panacée. Mieux vaut établir le dialogue. Rencontrer les jeunes qui se rassemblent, trouver éventuellement un endroit pour les accueillir notamment le soir, qu'il s'agisse de lieux publics ou d'équipements sportifs.

Le Parisien : En tant qu'élu local – vous êtes maire du Raincy (Seine-Saint-Denis) –, êtes-vous favorable à ces arrêtés ?

Éric Raoult : Il ne faut pas créer d'arrêtés mendicité bis. Les jeunes se réunissent à certains endroits parce qu'ils ne peuvent le faire ailleurs. Ils se retrouvent autour d'un banc, d'une cage d'escalier d'une boutique ou d'un café. Il faut aller les voir, et sans jouer les Père Fouettard, leur expliquer qu'il ne faut pas faire trop de bruit passé une certaine heure. Une discussion constructive vaut mieux que tous les arrêtés municipaux.

Le Parisien : Ces arrêtés instaurant le « couvre-feu » pourraient faire tache d'huile. Quelle sera votre attitude ?

Éric Raoult : Je souhaite informer les maires sur ce thème. De nombreux élus sont en effet confrontés à des problèmes nouveaux. Je veux leur expliquer que la politique de la ville peut apporter d'autres solutions et voir avec eux au cas par cas si les rassemblements qu'ils constatent le soir dans leurs villes sont le fait de trois adolescents réunis pour griller une cigarette, ou d'une bande à trente motards déguisés en Hell's Angels. À chaque situation doit correspondre une réponse adaptée.

 

Le Parisien - 5 novembre 1996

Le Parisien : Comment est-on reçu sur le terrain lorsqu'on appartient à un gouvernement aussi décrié ?

Éric Raoult : Sans fausse modestie, les ministres, dans leur ensemble, sont plutôt considérés comme bons et maîtrisant bien leur sujet. Mais nous ne capitalisons pas, c'est vrai, l'image de l'équipe Juppé. C'est une question de style et peut-être de méthode. La méthode Juppé pour son gouvernement, c'est : « Tu travailles ton dossier, tu proposes un projet, tu le chiffres, tu le mets au débat et tu l'appliques ». C'est l'efficacité et le professionnalisme.  C'est solide, c'est sérieux, mais ce n'est pas clinquant.

Le Parisien : Alain Juppé, avec son image de premier de la classe, reste-t-il l'homme de la situation alors que tout va mal ?

Éric Raoult : Sans être « cire-pompes », il est vraiment le meilleur ! D'ailleurs, le meilleur ministre des Affaires étrangères depuis Aristide Briand pourrait-il être le moins bon des Premiers ministres ? Je ne crois pas. Alain Juppé a toutes les qualités pour être à la fois chef de gouvernement et meneur de réformes. Mais, c’est vrai, Juppé n'est pas un bateleur. Ce serait plutôt un « atteleur », celui qui tire l'attelage. Il lui faudrait aussi des mousquetaires autour de lui pour ferrailler et expliquer.

Le Président accorde sa confiance à Juppé. C'est son Premier ministre : il n'est pas choisi ni par les sondages ni par les médias.  Il applique le programme présidentiel. Le courage est toujours mal compris au début. Mais après cela paie. Aujourd'hui, on est dans une mauvaise passe, mais pas dans une mauvaise pente.

Le Parisien : François Léotard réclame pourtant une initiative de Jacques Chirac : un référendum, une dissolution ou un remaniement...

Éric Raoult : Respecter la Ve République, ce n'est pas s'inspirer de la IVe. Sous la Ve République, on n'explique pas au Président ce qu'il doit faire. Un leader de la majorité, fût-il celui de sa deuxième composante et aussi talentueux soit-il, n'a pas à dicter quoi que ce soit au Président. Cela m'a choqué. Je crois qu'il n'aurait pas dit à Édouard Balladur ce qu'il a dit à Jacques Chirac. La Constitution gaulliste, ce n'est pas le minitel des partis politiques.

Le Parisien : Sur le fond, vous n'imaginez donc aucun changement d'ici à 1998 ?

Éric Raoult : La situation est très mouvante. Mais il y a un sale boulot à faire et Juppé fait ce sale boulot. Juppé c'est un démineur. Seulement, il ne faut pas que ses propres amis mettent des grenades sous ses pas. Si la passe est dangereuse, nous ne pourrons la franchir que tous ensemble.

Le Parisien : Lors des prochaines législatives, le Front national compte bien jouer les arbitres...

Éric Raoult : Le Front national est devenu un appareil « politico-violent » de conquête du pouvoir. Il ne se contente pas seulement d'une protestation poujadiste, il a aussi pour objectif de bloquer la droite au pouvoir et de récupérer tous les mécontentements pour tenter de prendre légalement les rênes du pays. C'est du lepéno-léninisme, du communisme de droite.

Le Parisien : À Gardanne, le RPR a refusé d'appeler officiellement à voter communiste pour faire barrage au FN. Comptez-vous chaque fois refuser de choisir entre la gauche et l'extrême droite ?

Éric Raoult : Il faut regarder au cas par cas. Il y a ceux qui sont pour la paix des républicains et ceux qui sont pour la guerre civile entre Français. Jacques Chirac lui-même me l’a dit un jour, lors de la campagne présidentielle : « Parfois, lorsque je suis sur un marché, je vois le salut du militant de gauche et la haine du militant FN. » Le FN est un oiseau de malheur : il se porte bien quand tout va mal. C’est la chauve-souris de la classe politique. Personnellement, je préférerai toujours le bonnet phrygien au casque à pointe…

Le Parisien : Donc il faut faire barrage coûte que coûte au FN ?

Éric Raoult : Coûte que coûte, cela ne veut rien dire. Mais notre barrage au FN est clair. Au Parti socialiste, en revanche, de clarifier ses positions. Jospin, ce n'est plus la rose au poing, c'est le gentil petit coquelicot, c'est de la poudre de perlimpinpin. C'est pourquoi le FN paraît incarner à lui seul l'opposition.

Le Parisien : Vous êtes maire du Raincy, en Seine-Saint-Denis. Au-delà des paroles, comment luttez-vous concrètement, vous, contre le FN ?

Éric Raoult : D'abord, par une présence physique, en n'oubliant personne. Il y a des exclus, mais il y a aussi des oubliés. Il faut serrer la main de Rachid, être attentif aux commerçants derrière leurs rideaux et aux policiers qui se disent : « Celui-là, il vient deux heures et ne reviendra pas cette nuit. » Il faut veiller à donner d'autres images de l'immigration. L'immigration, ce n'est pas seulement Mouloud voleur de mobylette, mais aussi Djamel Bourras, Henri Verneuil, Isabelle Adjani. Il faut de la générosité et de la fermeté. Ce n'est pas parce que Le Pen dit qu'il y a trop d'étrangers que je dois dire qu'il n'y en a pas assez. Nous devons trouver des solutions en repoussant les slogans. Montrer que nous savons être efficaces vis-à-vis de l'immigration clandestine avec les charters de Jean-Louis Debré. Bref, que les gens se disent un jour : « L'efficacité, c'est Mégret ou Juppé ? » Et qu'ils répondent : « C'est plutôt Juppé. »

 

Le Monde - 18 novembre 1996

Le Monde : Comment expliquez-vous la sévérité de la sanction judiciaire qui frappe les deux chanteurs du groupe NTM ?

Éric Raoult : Je n'interprète pas cette décision comme une censure ou un mauvais coup contre un groupe apprécié par les jeunes. Le juge avait vraisemblablement à l'esprit la dérive de certains groupes de rap américains qui se livrent à une surenchère dans la violence et la provocation. À mon avis, cette condamnation – provisoire – doit être considérée comme une façon de dire à NTM : n'allez pas trop loin, surveillez vos paroles.

Le Monde : Avez-vous lu le texte de la chanson « Police » ? Trouvez-vous qu'il représente une dérive telle que vous l'évoquez ?

Éric Raoult : J'ai relu ce texte que « Le Monde » a publié. Il ne constitue pas en lui-même un appel à la violence ni au meurtre de policier. Mais, interprété sur scène, accompagné d'attitudes ou de gestes très évocateurs, il peut prendre une signification plus discutable. L'autre jour, pendant un concert donné dans le cadre du festival de l'intégration à Noisy-le-Grand, j'ai vu des centaines de jeunes disposer leurs doigts en forme de pistolet et faire mine de tirer dans la tête de leur voisin.

Le Monde : Estimez-vous que cette forme d'expression artistique soit susceptible d'influencer le comportement des jeunes des banlieues ?

Éric Raoult : Je ne peux que vous citer l'exemple du très beau film de Mathieu Kassovitz, « La Haine ». Dans les semaines qui ont suivi sa sortie, des adolescents des cités ont imité les personnages du film. En rendant un jugement sévère, je pense que le juge du tribunal de Toulon a considéré la logique induite par le comportement provocateur de NTM. On ne peut séparer sa décision des actes de violence commis récemment par des jeunes contre la police à Villeneuve-la-Garenne ou contre une jeune femme policière dans un train.

Le Monde : Certains de ces jeunes n'ont-ils pas des raisons de s'en prendre à la police ?

Éric Raoult : J'ai envie de dire : il y a de tout chez les « keufs ». Mais je pense que ce n'est pas le rôle d'un groupe de musique de reproduire cette image stupide du flic tortionnaire. Beaucoup de policiers habitent les mêmes HLM, dans les mêmes cités que les jeunes qui écoutent NTM. Ils connaissent les mêmes galères et parfois les mêmes drames. On ne peut reprocher à une profession de vouloir se défendre contre des attitudes ou des paroles qui peuvent mettre la sécurité de ses membres en question. En outre, je n'accepte pas qu'on remette ainsi en question les efforts faits pour rapprocher les policiers de la jeunesse. J'ajoute enfin que Kool Shen et Joey Star sont parfois bien contents de pouvoir faire appel à la police pour protéger leurs concerts, qui représentent une activité commerciale assurément rentable.

Le Monde : Le climat local et la présence du FN à la mairie de Toulon n'ont-ils pas créé des conditions favorables aux incidents qui sont reprochés aux deux musiciens ?

Éric Raoult : Peut-être. Mais on pourrait aussi épiloguer sur le côté un peu racoleur de certaines programmations... Il me semble qu'il existe des groupes de rap comme MC Solar ou des dizaines d'autres qui, sur les mêmes rythmes, avec des musiques d'aussi bonne qualité, transmettent une symbolique autrement positive. Les beurs réclament, à juste titre, le respect et la dignité. Ces notions ne sont pas unilatérales. Je ne vois pas pourquoi d'autres n'auraient pas droit à ce même respect, à cette même dignité, fussent-ils policiers. Je n'ai pas envie de voir apparaître une sorte de lepénisme de l'autre bord. Et je suggère à NTM de « niquer » le racisme, la violence ou le sida, plutôt que la police.