Article de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, dans "Le Monde" du 26 octobre 1996, sur l'Europe et l'emploi, la proposition française de mémorandum pour un modèle social européen, de réponse aux critiques de Mme Guigou, intitulé "Au-delà des incantations".

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Circonstance : Article de Mme Elisabeth Guigou dans "Le Monde" du 12 octobre intitulé "L'illusionniste de Palais Bourbon"

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Enfin, on parle d'Europe ! Maintenant. Sans attendre la prochaine consultation électorale, sans attendre qu'une crise ou une secousse ne nous y obligent. Tour à tour, Le Monde a ouvert ses colonnes à des responsables français et allemands qui alimentent ainsi un dialogue salutaire par-dessus le Rhin, sans toutefois avoir abandonner toutes les arrière-pensées de politique intérieure… Ainsi en est-il de la récente contribution d'Élisabeth Guigou (Le Monde du 12 octobre) qui pose de bonnes questions, mais se trompe (délibérément ?) sur le chemin choisi par Jacques Chirac.

Comment s'assurer que l'Europe mette en oeuvre tous ses moyens pour lutter contre le chômage ? Comment réformer les institutions européennes pour que l'union ne se désintègre pas dans une zone de libre-échange avec l'élargissement ? Que peuvent faire la France et l'Allemagne pour éviter une telle désintégration ? Voilà, en effet, les vraies questions.

L'Europe et l'emploi : je n'insiste pas sur les responsabilités propres de la gauche. Qui a négocié le traité de Maastricht ? Pourquoi ne pas y avoir, à l'époque, imposé plus de références à cette Europe sociale que Jacques Chirac s'efforce maintenant de mettre en place, malgré les difficultés et les habitudes prises ?

Je n'insiste pas davantage (et pourtant !) sur l'incroyable laxisme du PS dans la gestion des finances publiques. Un déficit budgétaire et social multiplié par 3,5 entre 1981 et 1995, alors qu'en même temps, le nombre de chômeurs passait de 6 % à 11,7 % de la population active : voilà ce qui « asphyxie la croissance » et « aggrave la récession » !

À défaut de mémoire, Mme Guigou devrait avoir un peu plus de réserve quand elle critique l'action d'assainissement à laquelle Édouard Balladur puis Alain Juppé ont été obligés. Au-delà des responsabilités claires de l'ancienne équipe socialiste, c'est par les remèdes proposés dans son article que Mme Guigou mériterait pour elle-même, le terme d'« illusionniste » dont elle affuble Philippe Séguin.

Que propose-t-elle en effet ? D'inscrire dans le traité de l'Union européenne, un « chapitre emploi » ! Le PS espère-t-il vraiment créer un seul emploi grâce à une incantation de plus, écrite dans le traité ? À moins qu'il ne s'agisse plutôt de renier ses engagements et de remettre en cause les dispositions du traité de l'Union monétaire, qui pourtant, d'après Mme Guigou elle-même, offrent déjà la possibilité de « mettre la monnaie à sa juste place » ?

Dans la conférence intergouvernementale elle-même, la France a exprimé l'idée que les ministres se concertent régulièrement, évaluent les conséquences des décisions prises sur l'emploi et puissent saisir le Conseil européen d'une initiative ou d'un problème grave. Par ailleurs, Jean Arthuis a demandé qu'un « conseil de stabilité » soit créé pour être le lieu où seront débattues les questions de croissance, de cohérence économique et donc d'emploi.

Pourquoi dont Mme Guigou cherche-t-elle à réduire et à caricaturer les initiatives du gouvernement ? Nous sommes convaincus que l'emploi doit devenir la priorité des politiques de l'Union : c'est ce que le Premier ministre a demandé à nos partenaires en proposant un « mémorandum pour un modèle social européen ». Ce texte propose des moyens concrets pour y parvenir : meilleure utilisation des fonds structurels, rationalisation des différents organismes s'occupant actuellement de l'emploi dans l'Union, mise en place d'une politique d'infrastructures et de recherche favorable à l'emploi, intégration du protocole social dans le traité (ce que les socialistes n'ont pu voulu obtenir à Maastricht) …

Beaucoup peut être fait dès maintenant, sans attendre la ratification de la CIG. En matière d'emploi, il faut faire vite, éviter les illusions, les incantations, la bureaucratie. Il faut aussi prendre garde à ne pas fragiliser la monnaie unique, au moment même où elle gagne chaque jour de la crédibilité eu Europe et dans le monde.

La seconde préoccupation de Mme Guigou concerne l'avenir de l'Union européenne. Elle a raison de craindre que l'Union ne se dilue en une simple zone de libre-échange, incapable de volonté et d'influence politiques. Je suis heureux de lire qu'elle espère ainsi un résultat ambitieux de la CIG : c'est précisément l'objectif du chef de l'État. Mais, justement, ce résultat ambitieux ne pourra être atteint que si nous ne dirigeons pas cette conférence institutionnelle vers des voies dépassées, comme le serait la remise en cause de l'UEM.

Concentrons-nous sur les objectifs vitaux pour l'Union : des institutions adaptées à une Union élargie, des moyens pour l'Union de peser politiquement dans le monde, une Europe plus proche des préoccupations des citoyens, en particulier en matière de sécurité et de respect des particularités nationales. Voilà les vrais enjeux de la CIG. Nos partenaires savent que la France place très haut ses ambitions pour cette conférence. Notre pays est très favorable à l'extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil (plus qu'aucun État membre), si la pondération des voix est plus juste. La France comprend que le Parlement européen puisse être mieux associé aux décisions, mais nous insistons pour que les Parlements nationaux soient eux aussi mieux entendus dans un souci à la fois de légitimité et d'efficacité. Nous faisons la preuve de beaucoup d'ambition pour la commission, souhaitant que celle-ci, grâce à des réformes radicales, retrouve la confiance des peuples et des États qui, d'évidence, lui manque de plus en plus. Notre pays est aussi à l'origine de propositions audacieuses en matière de politique étrangère commune, ainsi qu'en matière d'amélioration de la liberté et de la sécurité des citoyens en Europe. La France fait partie des pays qui ont une réelle ambition pour cette conférence. Cette ambition est partagée par plusieurs de nos partenaires et en particulier par l'Allemagne.

L'article de Mme Guigou se concluait d'ailleurs par un appel à une initiative franco-allemande dans le cadre de la CIG. Elle doit être en cela entièrement rassurée. Jacques Chirac et le chancelier Kohl ont déjà annoncé une nouvelle initiative commune à la veille du prochain conseil européen de Dublin, en décembre. L'Allemagne comme la France savent que l'avenir de l'Union se joue en grande partie dans cette CIG et qu'il s'agit d'une occasion unique pour tous ceux qui veulent faire de l'Europe autre chose qu'un supermarché : une puissance politique.

Nos positions dans la CIG se définissent donc en concertation très étroite avec l'Allemagne, sans exclure d'ailleurs d'autres dialogues. La France et l'Allemagne partagent une même ambition pour la CIG parce qu'elles ont une même ambition pour l'Europe.

La France ne refuse donc pas de parler d'institutions. L'Allemagne ne refuse pas de favoriser la croissance et l'emploi. Dans ces deux domaines, Français et Allemands poursuivent les mêmes buts. Ni Helmut Kohl, ni Jacques Chirac n'ont besoin d'être convaincus. Ce serait une grave erreur de sous-estimer leur détermination à construire ensemble une Europe plus forte et plus humaine.