Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, à France culture le 10 parue dans "Le Monde" du 12 novembre 1996, sur la réforme de la justice, le système scolaire, le courant à gauche du PS et la parité hommes femmes dans les candidatures aux élections.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - France Culture - Le Monde

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Extraits de l'entretien.

Blandine Kriegel : Vous n’avez pas cherché le ressourcement de la gauche dans la continuation du marxisme ni dans l’échappée vers le libéralisme mais dans une troisième voie, celle de la pensée républicaine. L’insuccès relatif de votre entreprise ne tient-il pas au fait que vous avez défendu une position républicaine étroite ? Je prends deux exemples. D’abord celui de la justice : une réforme de la justice ne suppose-t-elle pas que soit remis en cause un certain passé jacobin de la République ? L’exemple de la nation ensuite : peut-on construire une République européenne qui laisse une place aux nations ?

Jean-Pierre Chevènement : La renaissance d’un courant républicain ne peut pas se faire rapidement. François Mitterrand me disait, avant le congrès d’Épinay, que pour réussir en politique il faut trois choses : des idées, des hommes et de l’argent. Donc nous n’avons pas d’argent. Des idées, je crois que le Mouvement des citoyens en a.

Sur la justice. Le juge remplit l’espace laissé vide par le politique à partir du moment où le libéralisme triomphe. Si l’on pense que l’autorité publique a un rôle régulateur à jouer, il faut redéfinir ce qu’on appelle la séparation des pouvoirs. Rappelez-vous que la juridiction administrative a été créée par une loi révolutionnaire de 1790 afin que le juge judiciaire ne s’immisce pas dans le fonctionnement des collectivités publiques !

Il y a aujourd’hui des excès manifestes, comme l’a montré l’affaire Gigastorage à Belfort. Il y a donc des réformes à apporter. J’ai ainsi déposé une proposition de loi restreignant les possibilités de détention provisoire pour lutter notamment contre la surpopulation carcérale. Les juges doivent être bien traités, mais ils ne doivent pas être considérés comme irresponsables. De même, je ne suis pas pour casser le lien entre le parquet et le gouvernement. La justice ne doit pas être érigée en pouvoir totalement indépendant, il existe une autorité judiciaire, et non un pouvoir judiciaire à l’égal du pouvoir législatif ou exécutif.

Quant à la nation, c’est un trou noir de la pensée traditionnelle de la gauche, et c’est une grave erreur parce que l’humanité, comme l’a dit Pierre-André Taguieff, est une catégorie zoologique ou une catégorie morale, ce n’est pas une catégorie politique.

Blandine Kriegel : L’humanité est une catégorie politique depuis l’inscription des droits de l’homme dans toutes les Constitutions européennes démocratiques.

Jean-Pierre Chevènement : Mais il n’y a pas de moyens, dans l’état actuel des choses, de faire respecter les droits de l’homme à l’échelle mondiale. On est obligé de passer par l’Organisation des Nations unies, ce qui montre bien que la nation est une médiation vers l’universel.

Alain Finkielkraut : Êtes-vous pour une certaine dépénalisation de la drogue, qui serait aussi un moyen de lutter contre la surpopulation carcérale ? Et ne pensez-vous pas que votre proposition pour que 80 % d’une classe d’âge parvienne au niveau du baccalauréat a favorisé dans les lycées le passage quasi automatique en classe supérieure et la transformation des universités en lieux d’accueil ?

Jean-Pierre Chevènement : Sur la drogue, je suis hésitant. Je crains que, si on dépénalise les drogues dites douces, on ne supprime le barrage qui les sépare des drogues dites dures. Je me pose la question. Après tout un homme politique peut dire de temps en temps : je ne sais pas. Sur l’école, le grand défi est de concilier la qualité et la quantité. Lorsque j’ai parlé de 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac, après avoir constaté le retard de la France sur presque tous les pays avancés, je ne parlais pas de 80 % de bacheliers. J’ai lancé un slogan tout en l’accompagnant de mesures, comme la création des baccalauréats professionnels et la réforme des lycées.

Le Monde : L’élection partielle de Gardanne a montré l’existence d’un courant politique fort à la gauche du PS, dans lequel votre mouvement a sa part. Certains ont parlé de « pôle de radicalité ». Vous refusez cette expression. Pourquoi ?

Jean-Pierre Chevènement : Mais parce qu’elle ne correspond pas à la réalité. L’objectif du Mouvement des citoyens n’est pas du tout de constituer une gauche à la gauche du PS, mais de créer un grand parti républicain moderne, à partir de la gauche, mais pouvant s’étendre à des sensibilités qui ne se reconnaissent pas aujourd’hui dans la gauche – je pense à des gens proches de Philippe Séguin. Ce qui s’est passé à Gardanne, c’est qu’une partie importante de l’électorat socialiste et républicain a basculé, dès le premier tour, en faveur du candidat communiste. Ce mouvement ne saurait se définir comme un « pôle de radicalité ».

Alain-Gérard Slama : La parité hommes-femmes dans les candidatures aux élections vous paraît-elle compatible avec l’idée républicaine de l’égalité de tous devant le suffrage ?

Jean-Pierre Chevènement : Je pense que la différenciation des sexes n’a pas grand-chose à voir avec les différences de religions, de convictions philosophiques ou d’origines. Personnellement, je suis partisan de la parité et, comme cette idée se heurte à des obstacles considérables, je ne suis pas hostile, pendant une période de transition, à un système de quotas.