Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Libération" du 10 février 1997, sur l'emploi des jeunes notamment le "stage de première expérience professionnelle" et les relations avec le patronat, intitulée "Casser le cercle vicieux du chômage des jeunes".

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Circonstance : Conférence nationale pour l'emploi des jeunes à l'Hôtel Matignon le 10 février 1997

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Libération : Pourquoi réunir un second « sommet jeunes », moins d’un an après le premier ?

A. Juppé : Cette nouvelle rencontre est très différente de la précédente, dans son esprit comme dans son format. Nous avons voulu organiser une conférence nationale pour l’emploi des jeunes, pour le premier emploi des jeunes. Le chômage des jeunes a été stabilisé en 1996. Ce résultat est évidemment très en deçà des ambitions qui sont les nôtres. Il faut aujourd’hui mobiliser tous les partenaires : les organisations étudiantes, les élus, les missions locales, les associations… et naturellement les partenaires sociaux avec qui nous avons obtenu des premiers résultats. Au fond, la philosophie de cette rencontre, ce n’est pas d’inventer des outils supplémentaires – il y en a déjà beaucoup –, mais c’est d’obtenir que la politique de l’emploi descende davantage sur le terrain. Beaucoup de choses se font, mais de façons un peu disparates, elles ne sont pas connues et généralisées comme elles le mériteraient. Nous comptons créer un effet de « contagion » des bonnes idées.

Libération : Il y a deux ans, Jacques Chirac ne parlait que du chômage de longue durée. Depuis, la priorité est devenue le chômage des jeunes. Pourquoi ce changement ?

A. Juppé : Ne vous y trompez pas. Le chômage des jeunes, c’est aussi, malheureusement, le chômage de longue durée. C’est pour cela que nous leur avons ouvert, en avril dernier, le CIE (contrat initiative-emploi) grâce auquel, globalement, le chômage de longue durée a baissé de 45 000 personnes. Le chômage des moins de 25 ans reste à un niveau insupportable. C’est pour cela qu’il faut faire plus et mieux pour eux, ce qui ne veut pas dire moins pour les chômeurs de longue durée.

Libération : Que proposez-vous ?

A. Juppé : Nos réflexions tournent autour de trois grandes idées. Premièrement : doper toutes les formules d’alternance. L’apprentissage et les contrats de qualification ont progressé l’an dernier. Nous devrions aller encore plus loin en 1997, en nous fixant des objectifs chiffrés. Deuxième idée : favoriser la première expérience professionnelle des jeunes, ce que l’on a appelé les stages diplômants et que je préfère appeler « stages de première expérience professionnelle ». Nous voulons aussi permettre aux jeunes de faire une première expérience professionnelle à l’étranger. Troisième idée : la proximité. Comment soutenir les initiatives locales ? C’est dans cette perspective que j’ai proposé de prélever un milliard sur les aides à l’emploi nationales pour les confier aux préfets. Si les villes, les conseils généraux, les chambres des métiers, les chambres de commerces ou les associations leur proposent un projet pour l’emploi des jeunes, les préfets pourront apporter une mise de fonds de l’État pour accompagner cet effort. Notre objectif, c’est de casser le cercle vicieux qui donne aux jeunes le sentiment d’être une génération sacrifiée : pas d’expérience préalable, pas d’emploi et pas de possibilité d’acquérir cette première expérience indispensable – c’est ce que nous voulons radicalement changer.

Libération : Ce milliard pour l’emploi des jeunes, ce n’est donc pas de l’argent nouveau, mais un changement d’affectation…

A. Juppé : Ce qui m’a conduit à cette proposition, c’est le bilan que nous avons fait des programmes régionaux pour l’emploi des jeunes, mis en place l’an dernier : trop de rigidités, trop de règles administratives. Résultat : on laisse passer les bons projets. Cela n’a pas été facile avec les administrations, il a fallu les bousculer un peu. Leur hantise, c’est que, faute de projets, cet argent ne soit pas dépensé. C’est pourquoi je vais donner une date butoir aux préfets, d’ici à l’été par exemple, pour faire des propositions. Si l’argent n’était pas dépensé, on le réaffecterait à d’autres actions pour l’emploi. En somme, il s’agit de dépenser moins de Paris et plus sur le terrain.

Libération : Pensez-vous que le Smic soit responsable du haut niveau de chômage des jeunes en France ?

A. Juppé : Je ne le crois pas et je refuse résolument l’idée d’un Smic-jeunes, d’autant qu’il existe de multiples formules qui allègent le coût du travail pour l’entreprise. Le débat sur la flexibilité est assez mal posé. Notre système est déjà très souple. La majorité des nouvelles embauches, depuis plusieurs années, se fait sous contrat à durée déterminée. Quand on me dit : « On n’embauche pas parce qu’après on est coincé », ce n’est que partiellement vrai. En revanche, il y a incontestablement des complexités administratives, des lourdeurs bureaucratiques. Là, il y a des progrès à faire. D’ailleurs, on en a fait quelques-uns, très importants : la simplification du contrat d’apprentissage, de la déclaration d’embauche, et bientôt – c’est la grande affaire de 1997 – de la feuille de paie.

Libération : Allez-vous étendre le chèque emploi-service aux PME ?

A. Juppé : Nous allons l’expérimenter pour le premier salarié, mais nous pouvons effectivement aller plus loin.

Libération : On a l’impression que vous opposez une fin de non-recevoir au patron de la CNPF, Jean Gandois, qui vous presse d’aller plus loin dans la flexibilité…

A. Juppé : Je lui dis : « Parlons des véritables freins à l’embauche, de ce qu’ils sont réellement. » Vous savez, tout le monde est en admiration devant les chiffres du chômage britanniques. Mais on omet de signaler deux choses. En France, nous avons une population active qui augmente de 160 000 personnes chaque année, alors qu’elle diminue en Grande-Bretagne. Ensuite, beaucoup de ces emplois créés en Grande-Bretagne sont précaires, beaucoup plus qu’en France. Je ne souhaite certainement pas copier le modèle social britannique, mais développer et adapter le système français aux nécessités de notre temps.

Libération : Mais y a-t-il des expériences à l’étranger dont la France pourrait s’inspirer ?

A. Juppé : Bien sûr mais, je le répète, sans sacrifier un certain nombre de principes auxquels nous tenons. Nous sommes par exemple en retard sur le temps partiel, qui pourrait être un choix de vie pour ceux qui le souhaitent, à l’image de ce qui se fait dans les pays scandinaves. De même, il n’y a pas assez de Français à l’étranger. C’est embêtant, parce que les marchés sont là-bas !

Libération : Le patronat est-il suffisamment mobilisé pour l’emploi des jeunes ? Le CNPF a revu le nombre de stages diplômants à la baisse par rapport à ce qui avait été annoncé…

A. Juppé : Je sens depuis l’automne dernier une vraie mobilisation qui commence à se traduire dans les chiffres, mais il est vrai que c’est difficile. On a maintenant bien cerné les choses. Les stages de première expérience professionnelle ne sont pas un petit boulot après le diplôme. Ils s’adressent aux étudiants au cours de leurs études. Ceux-là, par définition, ne sont pas inscrits au chômage, il ne s’agit donc pas d’une manipulation des chiffres. J’ai d’ailleurs été un peu surpris des réactions de certains, car je ne peux pas rencontrer des jeunes sans qu’ils me disent : « On a besoin de faire des stages mais on n’en trouve pas ! »

Libération : L’État peut-il créer 350 000 emplois pour les jeunes comme le propose le PS ?

A. Juppé : C’est une folie. Ce serait des emplois artificiels. Ça ne pourra que charger la barque des impôts et des cotisations et je sais que les contribuables n’en veulent plus.

Libération : Ne serait-ce pas une façon de rassurer les familles inquiètes pour leurs enfants et, par la même occasion, de relancer la consommation ?

A. Juppé : Les effets pervers seraient considérables, en tout cas supérieurs aux effets psychologiques de court terme. Je constate que certains au PS expriment publiquement leurs doutes.

Libération : Et la retraite à 55 ans ? Elle ne peut pas favoriser l’emploi des jeunes ?

A. Juppé : Cette idée selon laquelle en partant plus tôt on fait de la place aux jeunes n’est peut-être pas fausse à court terme. Mais je voudrais qu’on réfléchisse à ce que cela implique à moyen terme sur les régimes de retraite. Les chiffres sont terrifiants : il y a quelques années, il y avait quatre actifs pour un retraité. Dans quelques années, il y aura un actif pour un retraité. Il faudra bien que quelqu’un rouvre un jour le dossier si nous voulons que nos compatriotes conservent leur niveau de vie.

Libération : Vous pensez obtenir des résultats concrets sur l’emploi des jeunes avant les élections législatives de 1998 ?

A. Juppé : Cela dépasse et de loin le problème des législatives. Ce qui est en cause, c’est notre cohésion sociale et la capacité de notre pays à inventer l’avenir. Nous vivons une période de mutation des modes de travail et de la place du travail dans notre société. Les jeunes sont une force extraordinaire parce qu’ils ont l’esprit pionnier. Soyons capables d’imaginer avec eux des voies nouvelles. Ce qui se passe sur le terrain est encourageant. Cette rencontre nationale doit permettre de le valoriser. Je suis confiant : si la croissance s’améliore, si nous savons la relayer par la baisse des charges, par l’aménagement du temps de travail, par le développement de nouveaux emplois, les résultats seront visibles.