Préface de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, pour le fascicule 9 de la série "Connaissance de l'Assemblée", intitulé "L'Assemblée nationale et l'Union européenne", 5 février 1998.

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Média : Connaissance de l'Assemblée

Texte intégral

La palais Bourbon vote la loi. Il n’est pas mauvais qu’il réfléchisse aux évolutions du droit. Depuis quelques années, grâce à « Connaissance de l’Assemblée », il prend ce temps qui complète celui du débat et de la discussion en bâtissant pierre après pierre une sorte de corpus théorique. Grâce au neuvième fascicule d’une série qui n’en est plus à ses coups d’essai et dont la réputation n’est pas usurpée, on pourra désormais, en puisant à la même source, mieux connaître l’Assemblée nationale et mieux connaître l’Union européenne. Parce qu’il s’attache à débrouiller les nœuds d’une question aussi difficile qu’essentielle, cet ouvrage est utile. La participation de l’Assemblée nationale à la construction européenne est, plus que jamais, d’actualité.

Nous le savons, notre Parlement n’a que tardivement pris conscience que ce qui se décidait à Bruxelles pouvait avoir des conséquences au palais Bourbon. Pendant plus de deux décennies après la signature du traité de Rome, l’Assemblée ne s’est guère préoccupée de l’action des Communautés, perçue comme plutôt technique et surtout identifiée à la gestion de la politique agricole commune. Splendide ignorance ? Ignorance partagée. De démocratie, de parlement, d’équilibre des pouvoirs et de contrôle, commission et conseil se sont longtemps peu souciés. Bruxelles n’impliquant pas Strasbourg. Il n’empêche, nous n’étions pas non plus assez vigilants. Il faut attendre 1979 pour voir la création des délégations de l’Assemblée et du Sénat spécialisées dans les affaires européennes. L’expérience est encore timide : on s’observe, on se découvre, mais on ne se connaît pas vraiment.

La marche de l’Europe a bousculé les schémas établis, 1986, avec l’acte unique et l’achèvement du marché intérieur, un cycle décisif s’ouvre dont l’euro marque aujourd’hui une étape. Dès lors, même si beaucoup le pressentaient, il paraît évident à tous que les normes européennes sont appelées à occuper une place croissante dans notre ordre juridique. Les règlements, quand ce ne sont pas les directives de la commission, s’imposent à notre législation, sans laisser de véritable – de suffisante ? – marge de manœuvre aux parlements nationaux. « La dictée à ceux qui sont chargés de l’édicter ? ». Dans l’hémicycle, comme ailleurs, la question est identifiée : on l’accepte, on la comprend, on s’en inquiète et on s’en irrite parfois. Ce n’est que le début d’un débat nécessaire sur le déficit démocratique des prises de décision communautaires. Il faut à ce futur géant un véritable parlement. Il y a encore du chemin à faire.

Si tu ne viens pas à l’Europe, l’Europe viendra à toi ! Face à cette curieuse pierre européenne placée au cœur de son pré carré législatif, l’Assemblée s’est efforcée d’accroître ses possibilités d’information et de contrôle. Le premier débat sur la politique européenne du gouvernement a lieu en décembre 1989. Depuis, la pratique en est devenue régulière. En décidant au début de cette législature de systématiser ces débats avant chaque réunion du Conseil européen, l’Assemblée national ne fait d’ailleurs que rejoindre la plupart de ses homologues européens. Renforcée par la loi du 10 mai 1990, la délégation pour l’Union européenne de l’Assemblée nationale accomplit un travail remarquable : elle s’informe, publie et débat. Elle joue son rôle d’éclaireur. Parce qu’ils vont à l’essentiel, ses rapports, plus de trois cents en moins de dix ans, aident à mieux s’orienter dans les méandres de la machine bruxelloise. On peut encore faire plus. On peut encore faire mieux.

À l’orée des années 1990, la dynamique de Maastricht et la révision constitutionnelle qu’elle entraîne n’ignore pas l’Assemblée. En vertu de l’article 88-4 de notre Constitution, le Parlement peut désormais intervenir en amont dans l’élaboration des normes communautaires. Pour le gouvernement comme pour les instances européennes, ces résolutions restent de nature consultative, mais la portée politique d’un avis parlementaire, exprimé le cas échéant en séance publique, n’est pas négligeable. En juillet 1994, la déclaration sur le rôle des Parlements nationaux annexée au traité sur l’Union européenne confirme ce mouvement par des avancées : un délai minimum d’un mois est accordé au Parlement pour examiner les textes qui lui sont soumis en application de l’article 88-4 ; le recours à la procédure d’urgence est limité aux seuls cas qui le justifient vraiment ; à l’image des gouvernements britanniques, danois ou néerlandais, le gouvernement français se donner la faculté d’invoquer au sein du conseil une réserve d’examen parlementaire afin de laisser aux Assemblées le temps nécessaire pour se prononcer. L’Assemblée n’est plus « l’absente de toute l’Europe » ou, pour le dire autrement, la grande muette de l’Union.

La dynamique de démocratie et de contrôle enclenchée depuis une décennie s’inscrit dans la bonne direction. Pourtant, comparées aux autres Parlements des États européens, notre Parlement se situe au mieux dans la moyenne, bien souvent en retrait. De nouveaux progrès sont à accomplir. Certains ne demandent qu’un simple perfectionnement du dispositif existant. Il conviendrait, par exemple, d’améliorer l’information des Assemblées sur les positions du gouvernement à l’égard des projets de textes qui lui sont transmis et sur l’état des négociations, ainsi que de renforcer le suivi des résolutions adoptées sur la base de l’article 88-4.

Mais, parce que l’Europe avance, le Parlement doit avancer avec elle. Il faut donc aller plus loin. La révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité d’Amsterdam pourrait être l’occasion d’approfondir les dispositions prévues par l’article 88-4. L’heure est venue, à mon sens, de procéder aux changements nécessaires pour mettre le contrôle parlementaire en phase avec le développement de la construction européenne.

Car, derrière les questions de procédure, l’enjeu reste toujours le même : démocratiser l’Europe. Une Europe plus parlementaire serait aussi une Europe plus populaire et moins technocratique. Si elle veut être davantage soutenue, l’Europe doit opérer ce changement. Certes, la consolidation des pouvoirs du Parlement européen, conséquence directe de son élection au suffrage universel, pose un premier jalon. Ce fascicule insiste à juste titre sur l’avènement d’un double pouvoir parlementaire au sein de l’Union. Mais l’affirmation de ce double pouvoir, encore bien fragile, dépend en partie d’un troisième paramètre : la capacité des Parlements nationaux à travailler en réseau, de façon bilatérale ou multilatérale, pour mieux peser dans la machine communautaire.

La conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC) a été créée en novembre 1989 à cette fin. Dans un sens identique à celui fixé par le traité de Maastricht, le protocole sur le rôle des Parlements nationaux annexé au traité d’Amsterdam souligne la nécessité de la « participation accrue des parlements nationaux aux activités de l’Union européenne et de renforcer leur capacité à exprimer leur point de vue sur les questions qui peuvent présenter pour eux un intérêt particulier ». Il ouvre à la COSAC la possibilité de « soumettre toute contribution qu’elle juge appropriée à l’attention des institutions européennes ». Il lui reconnaît un droit d’initiative particulier dans les matières touchant les droits et libertés des individus.

Les textes existent donc, il s’agit désormais de les appliquer. Les récents échanges et la coopération entre les Parlements français et allemand traduisent cette volonté. Les Parlements nationaux à commencer par le palais Bourbon, doivent prendre toute leur part au débat en cours sur l’indispensable réforme des institutions européennes. Pour réussir, l’Europe a besoin d’un pilier parlementaire, tant au niveau national qu’au niveau européen, plus ferme, plus participatif et plus décisionnel.

On l’aura compris, cet ouvrage au contenu de prime abord juridique et technique touche à l’essentiel : l’avenir de la démocratie européenne et celui de la démocratie parlementaire, dont les destins ont désormais partie liée. Le droit, une fois encore, dit l’essentiel. Derrière ces ramifications, en apparence complexes, se dessine une réalité simple : un projet politique pour une Europe qui ne peut pas se contenter éternellement du financier et de l’économique. L’Europe politique, l’Europe humaniste, que j’appelle de mes vœux sera parlementaire ou ne sera pas.