Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RMC le 5 février 1998, sur le refus irakien de laisser inspecter les sites présidentiels par la commission de contrôle de l'ONU, sur la réorganisation de la politique de coopération et le rattachement du secrétariat d'Etat au ministère des affaires étrangères et sur la situation en Algérie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

Question : Hubert Védrine, bonsoir. Merci d’être avec nous. Commençons si vous le voulez bien par l’Irak pour essayer d’y voir un peu plus clair, car, pour le moins, on peut affirmer que c’est confus. D’un côté, votre porte-parole et vous-même affirmez que l’heure reste à la diplomatie, et de l’autre, on apprend que Messieurs Clinton et Blair planchent sur la logistique d’une éventuelle attaque contre l’Irak. Manifestement, on est à la fois dans un compte à rebours et une course de vitesse entre les militaires, peut-être ceux du Pentagone et les diplomates avec vous-même aussi en première ligne. Qui va l’emporter ?

Hubert Védrine : Ce n’est pas entre les militaires et les diplomates. Il y a plusieurs pays et ce sont les gouvernements qui fixent la ligne. Les États-Unis menacent d’employer la force dans la mesure où ils se disent convaincus que Saddam Hussein ne changera pas de position, ne laissera pas la commission de contrôle instituée par le Conseil de sécurité inspecter les sites où, selon certains soupçons, il pourrait y avoir des installations chimiques ou bactériologiques. Ils se disent convaincus que Saddam Hussein ne changera pas. Il s’est opposé à l’inspection de ces sites sensibles au nombre de huit, depuis la mi-janvier. En revanche, d’autres pays, dont la France, au premier chef, mais aussi la Russie, la Turquie, ne désespèrent pas de le faire changer d’avis.

Question : C’est un pari optimiste que vous faites. Peut-on quantifier les chances de l’emporter ?

Hubert Védrine : Je ne fais pas de pari car nous estimons avoir le devoir de le faire, de tenter tout ce qu’il est possible de faire, pour convaincre Saddam Hussein et les dirigeants irakiens de changer de position, comme ils l’ont fait à plusieurs reprises, dans le passé, dans des crises de ce type.

Question : Saddam Hussein bouge-t-il ? Fait-il mouvement ? Si oui, un exemple si vous le voulez bien ?

Hubert Védrine : Il a un peu bougé. Nous avons envoyé le secrétaire général du quai d’Orsay, porteur d’un message du président Chirac. Saddam Hussein l’a reçu, à la suite de quoi, il y a eu une petite ouverture irakienne. Il s’agit de savoir si les Irakiens acceptent ou non de laisser visiter certains sites suspectés. C’était un refus complet. Il y a quelques jours, les Irakiens disaient qu’ils n’accepteraient de recommencer la discussion avec la commission de contrôle de l’ONU que dans trois mois. Ensuite, ils ont accepté de recommencer les discussions début mars et tout le monde a dit que c’était tout à fait insuffisant, même les Chinois et les Russes. Maintenant, ils disent qu’ils pourraient accepter dans certaines conditions certaines inspections, mais ils ont une façon de concevoir les inspections qui fait que ces dernières n’en seraient pas. Donc à présent, la discussion porte sur ce qu’est une inspection. D’autre part, elle porte sur la définition des sites. Mais, il y a plusieurs petits mouvements en quelques jours. Nous estimons que, de toutes les façons, il faut persévérer. Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes pessimistes ou optimistes, il s’agit de savoir ce que nous pouvons faire d’utile dans une situation de ce type. Nous persévérons en leur disant que ce pas n’est pas suffisant.

Question : Est-ce que l’on sait vraiment où se trouvent les armes bactériologiques de Saddam Hussein, et si même certains sites sont inspectés, comment peut-on savoir s’il n’y en a pas d’autres ?

Hubert Védrine : La commission de contrôle travaille depuis des années. Elle a été instituée à la fin de la guerre du Golfe en 1991, pour contrôler l’état des armes de destructions massives élaborées par l’Irak de façon tout à fait disproportionnée par rapport à ces besoins normaux de défense. Tout le monde comprend que l’Irak puisse avoir une armée normale pour se défendre. Là, il s’agit des armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques et des missiles pour les transporter qui avaient été fabriqués ou que Saddam Hussein avait commencé de fabriquer. La commission de contrôle explique qu’elle a déjà détruit plus d’armes depuis la fin de la guerre que ce qui a été détruit pendant la guerre. Elle a donc été très efficace et cela justifie la position française qui est de dire : quelles que soient les crises de ce type, il faut s’obstiner jusqu’à ce que les Irakiens aient finalement accepté ce contrôle. Et ce contrôle, dans le passé a permis de trouver des dispositifs nucléaires, balistiques. Maintenant, ce sont des soupçons puisqu’il s’agit de visiter pour savoir si c’est vrai, pour contrôler et détruire ce qui est prohibé. On ne pourrait être sûr, pour répondre complètement à votre question, que si les inspections en question avaient eu lieu. Tout l’objet de la crise, c’est cela. Vont-elles pouvoir avoir lieu ? Les Irakiens vont finalement revenir à cette position raisonnable avant que tel ou tel pays ait décidé que c’en est trop et que maintenant, il faut frapper.

Question : Combien y a-t-il de chances pour qu’ils reviennent à cette position raisonnable à votre avis ?

Hubert Védrine : Je ne veux pas faire de concours de probabilité. Je sais que dans le passé, en novembre dernier, lorsqu’il y a eu la crise quand ils avaient expulsé les inspecteurs américains membres de l’UNSCOM – il y a des représentants d’une trentaine de nationalités différentes – il y a eu une crise très forte mais qui s’est dénouée, parce que, devant l’unité des grands pays, ils ont reculé. Il y a deux ou trois ans, ils avaient empêché la commission de travailler pendant presque un an je crois, et finalement, ils ont réaccepté. Ce sont des crises qui se sont dénouées dans le passé. Cela justifie, s’il le fallait, notre effort et notre obstination.

Question : C’est la mission du diplomate, c’est comme cela que vous le concevez : aller jusqu’au bout de l’effort diplomatique ?

Hubert Védrine : Les diplomates font cela sur décision politique. Il peut y avoir des situations où les diplomates arrêtent puisque leurs efforts n’ont plus de signification. Là, nous estimons que, politiquement et diplomatiquement, il faut encore tenter de convaincre les Irakiens qu’il faut choisir cette voie de sortie.

Question : Il y a un moment où les militaires, notamment ceux du Pentagone, vont reprendre la parole ?

Hubert Védrine : Non, aux États-Unis, ce ne sont pas les militaires ou les diplomates qui décident, c’est le président des États-Unis qui décide qu’à un moment donné, ce sont des efforts diplomatiques ou bien qu’au contraire, ce sont des moyens militaires. Dans chaque pays, ce ne sont pas ces corporations qui décident de la ligne. C’est le président et le chef du Gouvernement. Le président Clinton a dit lui-même, aujourd’hui, qu’il espérait qu’une solution diplomatique pourrait être trouvée. Il y a les deux choses en même temps.

Question : Le président Clinton est-il sincère ? N’a-t-il pas une fixation vraiment définitive sur Saddam Hussein ? Et au fond, Saddam Hussein, ne lui sert-il pas de repoussoir cible peut-être pour donner bonne conscience aux gendarmes du monde ?

Hubert Védrine : Il ne l’a pas inventé. Si votre hypothèse était fondée, il faudrait que ce soit une création… Ce n’est pas le cas. Il était là, et je pense que le président Clinton est réellement partagé parce que, d’un côté, c’est à la fois choquant du point de vue de la crédibilité et de la légitimité du Conseil de sécurité de voir Saddam Hussein multiplier les entraves à tous les contrôles qui sont normaux, utiles. De l’autre, il y a une pression de l’opinion américaine qui est très forte. En même temps, les États-Unis sont bien capables de voir que le recours à la force, s’ils décidaient de l’entreprendre, en ce qui les concerne, présente de multiples inconvénients.

Question : Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas il y a deux mois ou dans deux mois ?

Hubert Védrine : Ce sont des questions que Bill Clinton se pose lui-même. Vous me demandez s’il est sincère dans son interrogation. Je crois que oui. Quand il dit qu’il ne désespère pas complètement d’une solution diplomatique, si c’était possible, je crois qu’il y a un élément de sincérité. Parce que l’intérêt des États-Unis, en tout cas, à notre avis, c’est de rester dans la cohérence du Conseil de sécurité, même si cela consiste à être très dur et très ferme par rapport à l’Irak, mais de trouver, d’arracher au bout du compte, une solution diplomatique et politique. En même temps, il y a beaucoup de gens aux États-Unis qui sont partisans du recours à la force. Un tel recours résoudrait certains problèmes, mais en créerait beaucoup d’autres, encore plus nombreux à notre avis que ceux déjà créés.

Question : Vous confirmez donc que la France ne s’associera pas à une action militaire contre l’Irak…

Hubert Védrine : La France n’en a pas l’intention.

Question : Comment se fait-il que l’on entende – je sais bien que ce sont des sources américaines et que c’est la position officielle que vous décrivez – officieusement que les Français seraient prêts à aider les États-Unis en cas d’attaque de l’Irak ? Est-ce de « l’intox » ?

Hubert Védrine : Je ne sais pas à quoi vous faites allusion.

Question : On dit du côté français que la France est contre l’option militaire. Vous le confirmez, et, en même temps, on dit qu’elle ne condamnera pas l’attaque si celle-ci a lieu.

Hubert Védrine : De toute façon, nous n’en sommes pas là. Ce que nous disons, c’est qu’il faut redoubler d’efforts politiques et diplomatiques pour trouver une issue qui ferait que les États-Unis n’estimeraient pas nécessaire de recourir à la force. C’est beaucoup mieux pour tout le monde. C’est ce que nous pensons, pour la région, pour le peuple irakien, pour l’Europe et même pour les États-Unis, pour le monde arabe aussi d’ailleurs. Nous pensons cela, nous le disons, nous agissons en conséquence. Nous sommes extrêmement actifs et engagés en ce moment sur tous les fronts. Je ne vais pas énumérer tous les pays. Nous sommes en liaison avec tout le monde, tous les ministres et nous sommes très actifs. Nous disons, lorsque l’on nous interroge sur la solution militaire, que nous ne pensons pas qu’elle soit de nature à régler les problèmes devant lesquels nous sommes. C’est notre analyse.

Question : Nous avons quand même connu une époque où la France était plus proche des États-Unis. Même, à la limite, vous écartez a priori toute aide logistique en cas d’élargissement ou d’embrasement du conflit. Est-ce encore une hypothèse ?

Hubert Védrine : Il ne s’agit pas de savoir si l’on est proche ou éloigné des États-Unis. Il s’agit de savoir quelle est notre position et d’être cohérents avec notre position, d’avoir notre raisonnement. À l’époque de la guerre du Golfe, la France avait son raisonnement qui l’amenait à penser que, dans la situation créée à l’époque qui était celle de l’invasion et l’annexion du Koweït, il fallait participer à un vaste rassemblement qui comportait plus de vingt pays, dont un très grand nombre de pays arabes qui estimaient qu’il n’était pas possible de laisser ce fait accompli et qu’il était lourd de dangers immenses si c’était le cas. La France a participé à ce très vaste mouvement. Il ne s’agissait pas d’être proche.

Question : Vous étiez aux affaires à un autre niveau à cette époque-là ?

Hubert Védrine : J’étais porte-parole de la présidence de la République à cette époque. C’était un raisonnement par rapport aux intérêts français, c’était une analyse française.

Question : On ne peut pas dire qu’il y ait de changement de la position de la France par rapport aux États-Unis ?

Hubert Védrine : Pourquoi jugerait-on la position de la France par rapport à une autre ? Pourquoi la position américaine est-elle plus éloignée de la France qu’elle l’a été à d’autres époques ? Il faudrait retourner la proposition. Il s’agit de savoir quelle est notre analyse, notre intérêt, notre situation. Ensuite, nous cherchons à la faire coïncider avec nos alliés, nos amis au sein du Conseil de sécurité. Nous cherchons l’unité bien sûr, mais par rapport à notre analyse. Aujourd’hui, la situation n’est pas la même.

Question : Avec les bombes dites intelligentes, les Américains pourraient-ils être tentés, selon vous de viser Saddam Hussein personnellement ? Quelque part, dans quelques têtes, y compris peut-être celles qui occupent la Maison Blanche, traînerait-il une idée de cette sorte ? Pardon de la poser à un diplomate aussi brutalement : faut-il supprimer Saddam Hussein ?

Hubert Védrine : Je ne suis pas un diplomate, je suis ministre des affaires étrangères, ce n’est pas la même chose. De toute façon, je ne sais pas si c’est une idée qu’ont les Américains. Je n’en sais absolument rien. Ce que je sais, c’est qu’à la fin de la guerre de 1991, le président Bush avait conclu autrement. Les Américains pensent-ils détenir des moyens qui leur permettraient d’une manière ou d’une autre d’écarter Saddam Hussein ? C’est leur problème, c’est à eux qu’il faut poser la question.

Question : Est-ce que sur ce sujet, nous pourrions parler de légitime attaque comme l’on parle de légitime défense ?

Hubert Védrine : Non, si vous parlez de légitimité à proprement parlé, c’est difficile d’employer ce terme. Cela renvoie à des procédures précises.

Question : Je repose une question, disons banale, au chef de la diplomatie française que vous êtes : pense-t-on aussi dans ces cas-là, en dépit des bombes intelligentes et a priori sans bavure, justement aux bavures et aux vies humaines ? L’aspect humain entre-t-il en ligne de compte dans les choix ?

Hubert Védrine : Oui, naturellement. C’est une des raisons pour lesquelles on ne peut que s’interroger sur l’efficacité et l’opportunité de l’emploi de la force dans ce cas. S’il fallait procéder à des opérations importantes de bombardements, elles auraient forcément des effets. Nous sommes obligés, en terme politique, d’imaginer les réactions au sein de l’Irak, dans la région, dans les autres pays arabes…

Question : Y aurait-il un risque d’embrasement dans cette hypothèse ?

Hubert Védrine : D’embrasement, non, je ne vois pas contre qui, comment.

Question : Un risque de guerre mondiale comme dirait Boris Eltsine.

Hubert Védrine : Non, je ne présenterai pas les choses comme cela. Mais il est certain qu’une action de ce type, dont, encore une fois, j’ignore la portée, l’ampleur et les contours exacts, ce n’est pas nous qui l’imaginons. Elle ne peut pas ne pas avoir de conséquences fortes dans l’ensemble de la région et dans le monde arabe, musulman et peut-être même au-delà. Nous sommes obligés de se poser des questions de ce type, ce n’est pas négligeable. Lorsqu’il y a une réflexion sur l’emploi de la force, dans un cas ou dans un autre. Il y a des moments où, malheureusement, il n’y a pas d’autre solution et il faut le faire. C’est d’ailleurs arrivé dans le passé. On ne peut pas avoir une position absolue sur le sujet. Mais il y a des cas où ce recours peut avoir plus d’inconvénients que d’avantages. Nous avons un dialogue avec les Américains sur ce thème.

Question : Il y a des voix françaises, dont celle de Michel Rocard qui s’exprime en disant qu’il faut y aller, être à fond au côté des Américains ?

Hubert Védrine : Pour le moment, c’est la seule voix que j’ai entendue qui disait cela. C’est la seule.

Question : Qu’en pensez-vous ?

Hubert Védrine : Je pense que le problème est mal posé : d’abord, il ne s’agit pas d’être ou non aux côtés des Américains. Il s’agit de savoir quelle est la bonne façon de régler le problème de l’Irak tel qu’il est posé aux membres permanents du Conseil de sécurité. Le problème de l’Irak est d’assurer et d’effectuer un contrôle à long terme sur ce pays pour qu’il puisse rejoindre le concert normal des nations, une fois qu’auront été écartés et détruits ces programmes d’armes et de destructions massives. C’est cela l’objectif et le travail du contrôle à long terme est très important. C’est une des interrogations que l’on peut avoir sur l’emploi éventuel d’une force. Est-ce que cela permettrait à ce contrôle de continuer à s’exercer ? Je vous disais, il y a un instant, et c’est très intéressant je crois, que la commission de contrôle de 1991 à 1998 a détruit plus d’armes que ce qui a été détruit pendant la guerre du Golfe. C’est tout de même très intéressant, même si c’est sous une forme moins spectaculaire, que cette commission, appuyée sur des résolutions du Conseil de sécurité ait pu, malgré plusieurs crises qui ont eu lieu, que l’on a peut-être oublié aujourd’hui, mais qui ont été dénouées les unes et les autres, aboutir à ce travail de destruction. C’est très important et il faut poursuivre cela.

Question : Ce n’est pas une commission « bidon » ? Elle fait du bon travail ?

Hubert Védrine : C’est une vraie commission, avec de vrais inspecteurs que les Irakiens évidemment contestent, mais qui sont en général professionnellement très compétents, qui représentent une trentaine de nationalités. Ce sont de vrais spécialistes du nucléaire, du balistique, du chimique, du bactériologique. Notre position, c’est qu’il faut tout faire pour qu’ils puissent continuer à travailler jusqu’au bout, jusqu’au jour où l’on pourra enfin lever l’embargo, ce que nous souhaitons aussi parce que, pendant ce temps-là, le peuple irakien, qui n’en peut, mais endure mille souffrances.

Question : Cet embargo est-il vain, trop dur, inutile ?

Hubert Védrine : C’est toujours empoisonnant d’avoir à décréter des embargos parce que c’est pour des raisons politiques et qu’il s’agit de sanctionner une politique menée par des dirigeants. D’une façon ou d’une autre, c’est la population qui en souffre, au moins en partie. De plus, il y a beaucoup de cas où les embargos sont complètement inefficaces et inutiles. Voyez l’embargo contre Cuba que les Américains mènent depuis 1962.

Question : Celui-là l’est aussi contre l’Irak ?

Hubert Védrine : Celui-ci non, parce que, s’il n’y avait pas eu ces mesures très fermes, il n’y aurait pas eu de commission de contrôle et nous n’aurions pas pu détruire toutes les armes qui ont été détruites et qui étaient disproportionnées par rapport aux besoins de l’Irak. En revanche, il a un coût humain trop élevé. C’est pour cela que, simultanément à ce que je vous ai décrit dans nos efforts, nous faisons tout pour que le volet humanitaire soit élargi. Il y a une résolution spéciale qui a été votée, qui permet à l’Irak, malgré l’embargo, de vendre deux milliards de dollars de pétrole par semestre. On veut le porter à plus de cinq milliards, ce qui permettra aux Irakiens d’avoir plus de vivres, de médicaments, tout ce qui leur manque. Mais, ensuite, il y a à savoir comment c’est appliqué, naturellement. Nous pensons aussi à cet aspect. Il y a un élément central : l’Irak s’est rendu coupable de cette guerre. Il y a quelques années, il avait avant lancé la guerre contre l’Iran qui a duré des années, qui a fait un million de morts, qui s’est terminée sur les mêmes lignes. Il y a quand même un vrai problème. On ne peut pas le nier. Nous pensons qu’il vaut mieux s’obstiner pour trouver une solution permettant à la commission de continuer à contrôler jusqu’au bout de sa mission, que de précipiter un recours à la force alors que l’on peut sans doute faire bouger les positions irakiennes.

Question : Comment vit-on, concrètement, lorsque l’on est chef de la diplomatie française une crise pareille ? Êtes-vous constamment pendu au téléphone ? Vous informez Lionel Jospin, Jacques Chirac, 24 heures sur 24 ?

Hubert Védrine : Vous savez, cela ne change pas grand-chose, parce que de toutes façons, c’est une vie où l’on est relié, à peu près 24 heures sur 24, à tous les interlocuteurs nécessaires et l’on est joignable où que l’on soit, dans une voiture, un avion. Il y a un dispositif technique qui fait que l’on est dans une sorte de bureau ambulant partout, en fait. On ne voit même pas où l’on est lorsque l’on circule comme cela. C’est vrai en temps de crise comme pour les autres jours. Simplement, la différence des journées de crise, c’est que l’on s’occupe souvent, presque que d’un seul sujet toute la journée, alors que, dans les autres cas, on s’occupe de cinquante sujets qui tournent.

Question : Et la cohabitation, comment fonctionne-t-elle ? Êtes-vous en phase, vous, monsieur Chirac et monsieur Jospin ? Est-ce un facteur qui peut être bloquant parfois ?

Hubert Védrine : Comme vous le savez, la cohabitation marche bien, particulièrement bien dans ce domaine et en pratique, c’est tout simple. Les collaborateurs des uns et des autres sont en contact constants et permanents. J’ai des conversations et des échanges avec le président de la République qui en parle avec le Premier ministre. J’en parle avec le Premier ministre, tout cela tourne très vite, il y a une sorte d’ajustement constant et s’il y a une différence d’approche sur un point, la synthèse est trouvée extrêmement vite.

Question : Dans votre domaine, depuis que vous êtes aux affaires, il n’y a jamais eu d’accroc à la cohabitation ?

Hubert Védrine : D’accrocs non, parce que ce mot signifierait une mauvaise manière de l’un ou l’autre.

Question : Ou une divergence d’analyse ?

Hubert Védrine : Les différences d’analyses, il y en a toujours au départ, comme dans un gouvernement homogène. Ce n’est pas propre aux situations de cohabitation.

Question : Je pensais au président de la République ?

Hubert Védrine : Même entre le président et le Gouvernement, même lorsque vous avez un gouvernement issu du même parti que le président, sur des sujets compliqués qui se présentent nombreux, tous les matins, cela n’arrive presque jamais que les principaux responsables aient exactement la même position au départ. Ils discutent, ils se mettent d’accord et en trois coups de fil, ils ont adopté un ajustement. Un ajustement valable dans tous les cas, qui n’est pas propre aux situations de cohabitation. Ce que je peux vous dire, c’est que cet ajustement a lieu, aisément. Il ne s’est produit jusqu’ici aucun problème à cet égard.

Question : Je reviens à la mission de monsieur Dufourcq, pourquoi l’envoyez-vous à Damas, au Caire, à Riyad et à Koweït-City ? Que va-t-il faire là-bas ? C’est un peu mission impossible, il va convaincre les autres pays arabes de…

Hubert Védrine : De quoi… ?

Question : Je me pose la question.

Hubert Védrine : Non, c’est très simple, il a été envoyé à Bagdad porteur d’un message du président de la République parce qu’il faut employer tous les moyens pour convaincre Saddam Hussein d’adopter une attitude plus raisonnable. C’est une chose. À partir de là, comme il y a une grande inquiétude dans l’ensemble des pays arabes sur ce qui peut arriver, compte tenu des déclarations américaines et britanniques, nous avons décidé, compte tenu des rapports très étroits que nous avons avec tous ces pays arabes de demander à notre secrétaire général de faire un certain nombre d’étapes et en rentrant de les informer. Cela fait partie des bonnes relations que nous avons avec eux. On leur dit : voilà, le secrétaire général vient chez vous, il vous dira la teneur des conversations qu’il a eues à Bagdad et pour vous tenir informés des efforts que nous faisons par ailleurs, de ce que nous disons aux Américains, aux Russes et aux autres. C’est pour les tenir bien informés, compte tenu du fait qu’ils sont présents dans la région encore plus que nous, et qu’ils sont inquiets.

Question : Donc, il ne fera pas de va-et-vient par exemple entre des capitales ?

Hubert Védrine : Il n’y a rien à négocier entre ces capitales. Le seul endroit où il y a une décision à prendre, c’est à Bagdad. C’est à Saddam Hussein de dire qu’il accepte l’application des résolutions, les contrôles.

Question : C’est le maximum ou le minimum de ce que doit accepter Saddam Hussein pour que la crise s’achève ?

Hubert Védrine : Non, la crise porte là-dessus.

Question : Uniquement ?

Hubert Védrine : La crise actuelle porte sur son refus de laisser la commission inspecter huit sites dits présidentiels et sur lesquels en réalité, la commission a de forts soupçons. Il dit qu’il est prêt à accepter les inspections en question et la crise s’arrête.

Question : Et l’Europe dans tout cela ? Quelle cacophonie ! On a l’impression que, d’un côté, il y a Tony Blair et puis les autres…

Hubert Védrine : Si l’Europe était un seul pays, cela se saurait. Si l’Europe était déjà unie, cela se saurait. Si elle était déjà construite, nous n’aurions pas besoin de la construire. Si la politique étrangère et de sécurité commune existait, nous n’aurions pas été obligés d’inventer le traité de Maastricht et tout ce qui s’en suit.

Question : Sur une question aussi cruciale que celle-ci, elle pourrait au moins s’entendre un peu…

Hubert Védrine : La réalité européenne, c’est que ce sont de vieux pays différents, avec des approches différentes sur certains sujets. Sur d’autres sujets, ils sont tout à fait homogènes. Sur le blocage du processus de paix au Proche-Orient, les Européens sont de plus en plus convergents et agissent ensemble, en parfaite coordination. Sur la réaction aux lois unilatérales qui sont votées de temps en temps par le Sénat américain contre Cuba, contre le commerce avec l’Iran, des choses de ce type, les lois que l’on appelle Helms-Burton ou d’Amato, du nom des sénateurs qui les ont présentées, il y a unanimité des Européens pour considérer que ce n’est pas ainsi que l’on procède aujourd’hui. Il y a des grands sujets. Je les cite intentionnellement.

Question : On a envie que cela se passe aussi lorsqu’il y a une crise forte médiatique.

Hubert Védrine : C’est notre objectif. C’est ce que nous voulons atteindre un jour, mais vous pensez bien que l’on ne fabrique pas de la politique étrangère commune sur des sujets aussi sensibles, avec quinze pays si anciennement différents. Cela se fabrique, s’élabore petit-à-petit.

Question : Alors, ce n’est pas le moment de donner une nouvelle impulsion à l’Europe. Quelle patience !

Hubert Védrine : Pour donner une nouvelle impulsion, on ne peut pas forcer un pays qui a une approche d’avoir, par la force, la même position que les autres !

Question : Quand le fera-t-on ? Combien de temps allons-nous attendre encore ?

Hubert Védrine : Cela prendra le temps que cela prendra, d’explications, de pédagogies, d’échanges, un travail de volontarisme intelligent, comme il en existe entre la France et l’Allemagne depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui, dans cette crise, tous les pays européens réagissent de la même façon, sauf les Britanniques.

Question : On les a toujours sur notre chemin ?

Hubert Védrine : Cela dépend des sujets. Sur le Proche-Orient, ils sont du même avis que nous, sur les lois dont je parlais tout à l’heure, ils sont du même avis que nous. Là, il y a une différence qui est traditionnelle. C’est un sujet qui est peut-être particulièrement difficile. Attention, pour le moment, leur tonalité n’est pas la même à propos de la menace de l’emploi de la force. Sur le fond, c’est-à-dire l’application des résolutions et le fait que Saddam Hussein doit accepter les contrôles, nous sommes tous d’accord. Il n’y a aucun clivage entre les Britanniques et nous. Je suis très engagé dans cette espérance, dans cette nécessité, dans cet objectif politique européen. Mais il faut préparer les choses et avancer étape par étape. Les choses sont plus avancées que vous n’aviez l’air de le dire dans votre question.

Question : C’est pour obtenir une réponse qui vient d’être la vôtre. Sur l’Europe justement pour lui redonner un peu de corps, quelle est votre position sur un éventuel référendum à propos du futur traité ? Je ne parle de ceux qui sont contre, je parle de ceux qui sont très européens, qui voudraient nourrir davantage, faire prendre conscience au peuple de la nécessité d’avancer.

Hubert Védrine : C’est un peu tiré par les cheveux. Ce que je réponds, c’est qu’il y a eu un très grand débat national au moment du traité de Maastricht qui comportait tout cela et bien d’autres ouvertures…

Question : Et donc c’est fini…

Hubert Védrine : Non, je ne dis pas que c’est fini. Je n’ai pas à décider que c’est fini. Simplement je constate par bon sens que les Français se sont amplement prononcés sur toutes ces questions et que, justement, le problème du traité d’Amsterdam est d’avoir deux ou trois petits progrès qui ne sont pas négligeables, comme ce que l’on appelle les coopérations renforcées dans notre jargon. C’est très insuffisant et franchement, il n’y a pas matière à redéclencher un référendum sur ce sujet. C’est vraiment trop de dérangement.

Question : Un mot, si vous le voulez bien de la coopération franco-allemande. Vous en avez parlé il y a un instant, on vient de fêter le trente-cinquième anniversaire du traité d’amitié et de coopération entre la France et l’Allemagne. Cette amitié fonctionne-t-elle toujours aussi bien ? On a l’impression qu’elle n’est pas très vaillante, un peu en panne…

Hubert Védrine : Dans les relations franco-allemandes, il faut partir d’une idée simple : il y a toujours des sujets sur lesquels on est spontanément d’accord, tant mieux, et des sujets sur lesquels nous ne sommes pas d’accord du tout parce que les pays sont très différents. C’est compliqué. Il y a des cas intermédiaires où les positions ne sont pas tout à fait les mêmes, mais pas non plus incompatibles. Que fait-on ? Nous travaillons à fabriquer de la convergence, de la cohérence. C’est cela qui existe dans le cadre du système franco-allemand depuis 1963.

Question : C’est ce que vous faites avec votre collègue Klaus Kinkel ?

Hubert Védrine : C’est ce que je fais avec Klaus Kinkel, comme tous mes prédécesseurs l’ont fait avec tous les prédécesseurs de Klaus Kinkel et cela continuera après. Ce qu’ont fait les présidents avec les chanceliers, en tout cas depuis 1963. L’entente franco-allemande ne tombe pas du ciel. Ce sont des pays différents qui ont parfois des intérêts différents. Simplement, ils se sont engagés, par volonté politique, à élaborer de la convergence lorsqu’il y a beaucoup d’attitudes différentes. C’est plus compliqué que lorsque l’on est spontanément d’accord, mais le moteur, au sens de la volonté, est toujours là que ce soit simple ou compliqué.

Question : Monsieur Védrine, vous venez de réformer la coopération. Vous faites passer cette coopération dans le giron direct du quai d’Orsay. Pour nos auditeurs, à quoi cela sert-il et quel est le but de cette réforme ?

Hubert Védrine : Il existait, depuis l’indépendance des pays d’Afrique, un ministère de la coopération, qui selon les époques, avait été un ministère où un secrétariat d’État autonome ou rattaché au ministère des affaires étrangères. C’était deux administrations très différentes, avec chacune leur mérite, leurs qualités propres et leur implantation globale dans le monde entier pour le quai d’Orsay, dans un certain nombre de pays francophones d’Afrique pour le ministère ou le secrétariat d’État à la coopération.
Au fil du temps, nous nous sommes rendu compte qu’en dépit des qualités et des compétences de ces deux systèmes, il y avait un risque de double emploi, parfois d’incohérence dans la politique qui était menée. L’idée était dans l’air depuis longtemps, quinze ans au moins, j’ai même lu ce matin dans un journal que le général de Gaulle estimait, dès 1966, que ce ministère n’avait plus de raison d’être. Il a duré longtemps après, tout de même.
L’idée était qu’il fallait, d’une façon ou d’une autre, corriger cela. Beaucoup de projets avaient été élaborés, mais aucun n’avait été à son terme, ni même jusqu’à la décision formelle.
Nous avons repris les choses parce qu’il est clair qu’il fallait redonner une complète unité à la politique étrangère de la France, et que, d’autre part, il fallait regrouper les organes de la coopération pour qu’ils soient moins nombreux donc plus efficaces tout en les rendant plus transparents.

Question : N’est-ce pas seulement un souci centralisateur au sein de l’administration ?

Hubert Védrine : Je ne suis pas en train de parler de centralisation ni de Jacobins. Je suis en train de vous parler de bon management, pour que les choses tournent bien, qu’il n’y ait pas trop d’organismes et de filières qui se marchent sur les pieds et les Africains eux-mêmes, en tout cas, ceux de la nouvelle génération étaient très ouverts et très disponibles par rapport à une modification de ce type. Il fallait le faire, c’est-à-dire organiser, sous l’autorité du ministre des affaires étrangères et au sein de ce même ministère, ce regroupement et non pas une fusion, car il s’agit de préserver les apports des uns et des autres. Il fallait justement le faire, sans perdre en route ce que représente le ministère de la coopération en expérience, en savoir-faire, en connaissance du terrain. Cela a donné lieu, sous l’impulsion du Premier ministre qui a décidé cette réforme dès la formation de son gouvernement, à un travail qui a duré plusieurs mois, animé par Lionel Jospin, avec Dominique Strauss-Kahn, Alain Richard, Charles Josselin, moi-même, qui a abouti à un dispositif qui, je crois, est une bonne chose.

Question : Jacques Chirac était-il d’accord ?

Hubert Védrine : Bien sûr, quand nous avons élaboré le dispositif, nous n’avons rien dit jusqu’à ce que le Premier ministre se soit mis d’accord avec le président de la République. C’est tout à fait naturel. Ils ont discuté sur quelques points, il y a eu quelques adaptations au projet, et finalement, celui-ci a été adopté et présenté au Conseil des ministres hier matin.

Question : Mais le ministère de la coopération avait aussi une réputation d’opacité, voire coups fourrés d’ailleurs. C’est fini tout cela ?

Hubert Védrine : J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de confusion sur le sujet. On mettait sur le dos du ministère de la coopération, quel que soit son nom, tout ce qui se passait en Afrique et que les gens trouvaient obscur parfois sans avoir été regardé. C’était parfois très clair. Comme on disait que l’aide bilatérale était souvent gaspillée, alors que lorsque l’on regarde, l’aide française est extraordinairement contrôlée.

Question : Les Français croient que cette aide est gaspillée ?

Hubert Védrine : Je sais qu’ils le croient, mais lorsque l’on regarde de près, l’on s’aperçoit que cette aide est contrôlée par de nombreux organismes de contrôle très rigoureux et que les fameux projets pharaoniques dont on parle ne sont jamais fait par l’aide française, en tout cas depuis des années. À l’origine, je n’en sais rien, mais, depuis des années, ce n’est pas le cas.

Question : Les palais, les voitures rutilantes…

Hubert Védrine : Ce n’est pas issu de l’aide française. C’est pris sur les ressources des pays qui sont peut-être gaspillées. C’est à eux d’en juger, ce n’est pas l’aide. L’aide, ce sont des projets précis. Les gens de la coopération, ce sont des spécialistes du développement, ce sont des spécialistes de l’agronomie, de la santé publique, de la formation, ce sont des enseignants, des gens spécialistes de coopérations administratives, qui sont capables d’aider à organiser des services de douanes, des services du budget, l’éducation nationale. C’est cela les gens de la coopération. Ce n’est pas le « roman feuilleton » que l’on voit, il y a une confusion.

Question : « Roman feuilleton » est peut-être un peu abusif ?

Hubert Védrine : C’est faux à propos du ministère de la coopération. Il n’y a pas de lien entre les deux. Ce que nous faisons est important, mais c’est plus simple que tout cela. Cela consiste à regrouper ces deux administrations dans un seul ministère dorénavant, mais en gardant des services qui garderont leur spécialité, leur savoir-faire. Il y aura dans les affaires étrangères, des services, des directions avec nos vrais très bons spécialistes du développement, de même que nous avons de bons spécialistes des échanges culturels, scientifiques, artistiques avec l’ensemble du monde entier. C’est cela l’idée toute simple.

Question : Les étrangers le souhaitaient-ils ?

Hubert Védrine : Sur ce sujet, ils étaient partagés : les plus anciens d’entre eux préféraient que l’on ne change pas leurs habitudes ; les plus jeunes étaient très ouverts. Le président Bongo que j’ai entendu sur la radio ce matin, a dit que c’était une excellente idée et que de toutes façons, les Français faisaient ce qu’ils voulaient et que, deuxièmement, c’était organisé comme cela chez lui, qu’il y avait un ministère des affaires étrangères et de la coopération, qu’il trouvait cela très bien. Tous les contacts que j’ai eus comme ministre avec ceux que l’on appelle les jeunes élites, les nouveaux dirigeants africains, m’ont montré qu’il y avait une très grande disponibilité. L’Afrique change à toute vitesse. Il y a une croissance économique plus forte qu’on ne le croit dans la zone franc depuis plusieurs années. C’est un continent qui s’ouvre, les francophones parlent de plus en plus aux anglophones, aux lusophones. Ils ont des relations eux-mêmes avec les États-Unis, les Asiatiques, la Russie, les autres Européens. Tout bouge.

Question : C’est vrai, mais elle ne se développe pas beaucoup non plus…

Hubert Védrine : Si, il y a une croissance de 4 à 5 % dans la zone franc depuis plusieurs années. Il faut faire attention à ne pas penser à l’Afrique uniquement à travers telle ou telle grande tragédie qui frappe les esprits. Il y a aussi autre chose. Il y a des pays dans lesquels il y a encore des programmes qui ont besoin de notre aide au développement, dont nous allons garantir précisément les montants, parce qu’il ne s’agit pas de laisser tomber qui que ce soit, mais une partie des mêmes économies est déjà intégrée à l’économie mondiale. Cela bouge.

Question : Cela bouge, cela évolue, et il y a aussi encore et toujours des pays qui prennent des otages, singulièrement le Tchad. Confirmez-vous que vous avez de bonnes nouvelles des quatre personnes retenues en otage dans ce pays ?

Hubert Védrine : Ce ne sont pas de bonnes nouvelles complètes puisqu’elles sont prises en otages. Les nouvelles ne peuvent donc pas être entièrement bonnes. Nous avons des informations rassurantes à ce stade. Comme chaque fois qu’une tragédie se produit, nous sommes, immédiatement mobilisés. Il y a des services spécialisés chez nous qui travaillent avec les ambassades. Nous faisons tout pour les localiser et pour réussir à les libérer d’urgence et en bonne santé.

Question : Pourquoi a-t-on le sentiment qu’il y a de plus en plus de prises d’otage ?

Hubert Védrine : Au Tchad, je ne sais pas si c’est nouveau, mais il y a eu beaucoup de prises d’otage dans l’ex-URSS dans un certain nombre de pays qui sont aux confins de l’ex-URSS dans des pays comme le Tadjikistan où malheureusement, dans des conditions tragiques, une jeune femme a été tuée lors d’une tentative de libération par les forces de sécurité locales. Dans d’autres cas, dans le Caucase, ils ont pu être libérés. Il y a des cas variables, mais il y a vraiment des zones à risque. Je ne suis pas sûr que l’on puisse faire une statistique mondiale. Les ONG le savent. Nous travaillons dans mon ministère avec les ONG sur les questions de sécurité qui les concernent, car il faut qu’elles puissent accomplir leur mission sans que les risques deviennent disproportionnés.

Question : A-t-on des principes au niveau stratégique devant ces affaires-là ou y répond-on au coup par coup ?

Hubert Védrine : Il faut s’adapter au terrain. Cela dépend si nous sommes dans des zones où il y a un gouvernement central qui exerce une autorité, ou des zones de non-droit absolu.

Question : Avez-vous des spécialistes qui travaillent uniquement sur ces questions-là ?

Hubert Védrine : Le quai d’Orsay est une machine qui couvre tout. Il y a une direction des Français de l’étranger et des étrangers en France avec des gens capables de s’occuper de cela. Il y a d’autre part, des directions géographiques qui connaissent les pays et nous travaillons avec les autres administrations lorsqu’il le faut. Les ambassades sont aussi sur le terrain et ce sont elles qui nous disent si, dans une région, c’est le gouvernement central ou un gouvernement régional, ou une autorité de fait, ou rien. Il y a des endroits, dans le monde actuel dans lesquels aucune autorité ne s’exerce. On a du mal à le comprendre lorsque l’on vit dans un pays d’Europe occidentale… Nous faisons tout notre possible, chaque fois qu’il y a un drame de ce type avec tout notre cœur et tout notre savoir-faire, le mieux possible.

Question : Les intellectuels français se rendent en Algérie sur le terrain, André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy qui était à ce micro il y a peu. Ils reviennent en nous disant : au fond, nous avons l’impression forte que le GIA à lui seul est derrière tout cela. Est-ce une position que vous partagez ou est-ce plus complexe que cela ?

Hubert Védrine : J’ai déjà eu l’occasion de dire que les interrogations sur les massacres, que l’on voit s’exprimer ici ou là, n’étaient pas recoupées par les informations dont on peut disposer et dont disposent mes collègues européens.

Question : Le rôle de ces intellectuels, de ces missionnaires est-il utile ?

Hubert Védrine : Oui. bien sûr, c’est important d’aller sur place, d’expliquer, de raconter ce qu’ils ont vu. Je souhaite que les autorités algériennes acceptent un maximum de démarches de ce type, que ce soit de la part d’intellectuels ou de parlementaires. Il y a des parlementaires européens qui vont en Algérie dans très peu de jours.

Question : Cela ne gêne jamais votre démarche et votre travail diplomatique ?

Hubert Védrine : Non, de toutes façons, ce n’est pas à nous d’empêcher ceux qui veulent agir de cette façon. Le travail diplomatique dans le monde d’aujourd’hui doit tenir compte de ces réalités, des initiatives multiples, de l’initiative individuelle ou d’organisations. Cela fait partie des données du problème. Et là, ce n’est pas un problème, c’est plutôt un bon élément.

Question : Au risque de vous choquer par ce terme, quelle est la ligne de la France sur la question algérienne, sur cette situation tragique qui chaque jour nous abreuve de nouvelles plus terrifiantes les unes que les autres ?

Hubert Védrine : La France, que ce soit un journaliste comme vous, un ministre comme moi, toute personne en France, est horrifiée par tous ces massacres. Pour le reste, nous avons exprimé à plusieurs reprises notre disponibilité pour participer à quoi que ce soit d’utile, si les dirigeants algériens nous demandaient de participer et d’apporter une aide utile et intelligente qui permettrait à l’Algérie de sortir de cette tragédie. Ils nous répondent que c’est une affaire algérienne, que cela les concerne eux seuls, qu’ils veulent bien donner plus d’informations ou d’explications maintenant, petit-à-petit, mais que sur le fond, aucun pays étranger, européen ou africain ou arabe, ou l’ONU, n’a à régler ce problème et ne peut le faire. Nous réitérons notre disponibilité. Dans l’immédiat, c’est plutôt l’Europe qui est en première ligne, la présidence européenne exercée en ce moment par les Britanniques qui a organisé récemment la visite de la Troïka, trois pays d’Europe qui ont commencé à parler. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est un début. C’est bien de nouer ce dialogue et c’est une bonne chose s’il peut se poursuivre.

Question : Il nous reste quatre minutes, quelques questions diverses pour terminer cette émission. Vous avez réagi à propos de l’exécution de Karla Tucker aux États-Unis, vous avez exprimé une émotion. Un jour, pourrait-on envisager une action internationale pour obtenir qu’il y ait grâce et qu’exécution, il n’y ait pas ?

Hubert Védrine : Il y a des cas où les actions de ce type ont obtenu des résultats ,mais les États-Unis sont un cas particulier où l’opinion n’est pas du tout la même qu’en Europe sur ce point. Nous sommes obligés de constater que pour l’opinion américaine, l’abolition de la peine de mort n’est pas un élément fondamental de la politique des droits de l’Homme. Les États-Unis sont très interventionnistes dans le reste du monde à ce sujet-là, mais là, ils ont une culture différente. De plus, cette culture n’est même pas nationale puisqu’elle peut être différente d’un État à l’autre. C’est un problème très particulier. J’ajouterai que les dirigeants américains, même les gouverneurs, l’opinion connaissent très bien nos positions là-dessus. Il y a des instances dans lesquelles on se côtoie pour parler de ce sujet.

Question : Un sujet, peut-être un peu pour nous détendre : la Coupe du monde de football. C’est très bientôt, je ne sais pas si vous vous y intéressez ?

Hubert Védrine : Je vais m’y intéresser.

Question : Par devoir ou par nécessité ?

Hubert Védrine : Les deux.

Question : Il va y avoir un ballet diplomatique incessant et formidable dans notre pays. Que pouvez-vous faire pour éventuellement prendre des initiatives ? Je suppose que ce sera l’occasion de rencontres en marge des grands matchs. Comment voyez-vous cela du quai d’Orsay ?

Hubert Védrine : Il y a d’abord une première chose, c’est qu’il y a trente-six pays pour lesquels nous mettons en place des procédures spéciales en matière de visas pour faciliter la participation et la venue de ceux qui le voudront dans notre pays. Nous nous réjouissons de les voir venir et de les accueillir. D’autre part, nous avons lancé un concours qui va permettre à quelques centaines de jeunes, d’étudiants de venir en France à cette occasion. Il est animé par le ministère des affaires étrangères et c’est une façon en même temps, de valoriser cette image française, universelle, sportive, francophone, sympathique. C’est une initiative qui s’ajoute à bien d’autres. Pour le reste, de très nombreux ministres vont venir à Paris à cette occasion. Je peux vous dire que mon emploi du temps de cette période est déjà bien chargé. J’irai à certains matchs avec eux. Dans d’autres cas, je les verrai avant, après. Je les accueillerai. Mais, cela va être une période intense, et cette fois, non pas pour des raisons de crise voyez-vous, pour des raisons plus sympathiques.