Extraits de la déclaration de M. Laurent Fabius, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, sur la politique gouvernementale et les propositions du PS en matière économique et sociale, de protection sociale et pour l'Union européenne, à l'Assemblée nationale le 2 octobre 1996, publiés dans "Vendredi" du 4 octobre.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Laurent Fabius - Président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale

Circonstance : Déclaration de politique générale d'Alain Juppé, Premier ministre, à l'Assemblée nationale le 2 octobre 1996

Média : La Lettre de Vendredi - Vendredi

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre, pour la troisième fois en 18 mois, en engageant la responsabilité de votre Gouvernement, vous avez recours à ce qu’on appelle traditionnellement la question de confiance. La première fois, dans la foulée de l’élection présidentielle, la réponse de votre majorité fut enthousiaste. La deuxième fois, les réalités commençaient à poindre, la réponse fut plus mitigée.

Aujourd’hui, vos résultats apparaissent pour ce qu’ils sont : il vous faut donc avoir recours à une méthode assez nouvelle, la question de confiance disciplinaire. Tout à l’heure, vous obtiendrez arithmétiquement une majorité massive même, rendant d’ailleurs assez surréaliste tout l’exercice, quand on connaît la réalité du pays. Mais attention, les faits à leur façon votent également, et les Français le moment venu aussi.

Dans votre propos, prononcé m’a-t-il semblé d’un ton désabusé, vous avez multiplié les satisfécits envers votre politique et les projets pluriannuels : plusieurs domaines ont été passés en revue, des initiatives annoncées d’ici l’an 2000. Je ne peux malheureusement, faute de temps, revenir sur chacun de ces points. Je constaterai seulement que pour l’amélioration de la démocratie, qui passe en particulier par l’accroissement de la place des femmes dans la vie publique ou la réduction des cumuls, vous avez concrètement déjà, à votre façon, mis en pratique vos choix.

Je constate surtout que trois ans et demi après sa victoire électorale, votre majorité (sur l’essentiel, c’est-à-dire l’emploi, l’économique, le social et la préparation de l’avenir) est malheureusement en train d’échouer. Nous estimons qu’il faut changer d’orientation politique, adopter des orientations nouvelles. C’est sur elles que j’insisterai surtout. Et je concentrerai mon intervention sur trois aspects.

D’abord, la politique économique et l’emploi

À l’évidence, il faut changer de politique économique. Il le faut parce que les résultats de celle que, avec le président de la République, vous avez choisie dans la ligne de votre prédécesseur immédiat, M. Balladur, sont négatifs sur des points essentiels. Le chômage n’a jamais été aussi élevé (plus de 150 000 chômeurs supplémentaires en un an), la précarité s’étend en particulier chez les jeunes, la croissance est faible, la consommation se traîne, les prélèvements obligatoires sont au plus haut et les déficits aussi. Une autre politique économique est indispensable qui concentre tous les efforts sur l’emploi. Pour cela, d’une façon très nette, il faut opérer quatre choix.

Proposer au pays et nous fixer un objectif élevé de croissance, une croissance durable, pour répondre aux besoins d’emploi des personnes qui arrivent sur le marché du travail et résorber peu à peu le chômage accumulé : cela signifie que nous devons viser une croissance d’au moins 3,5 % par an. Elle est possible dès lors que la coopération européenne joue à plein, dès lors que la politique monétaire est assouplie réduisant davantage encore les taux d’intérêt, dès lors aussi qu’au lieu de la compression de la demande que vous imposez on s’engage dans un certain soutien des salaires et des pensions à travers une conférence nationale annuelle des salaires, dès lors enfin que dans le cadre d’une politique budgétaire vigilante on encourage les investissements humains (éducation, formation, recherche) et les investissements urbains, notamment le logement. À ces conditions, parfaitement finançables, on peut viser, on doit viser, je le répète, une croissance d’au moins 3,5 % par an.

Parallèlement, nous devrons alléger les charges pesant sur l’emploi, et, dans cet esprit, modifier l’assiette de diverses recettes fiscales et sociales. Vous l’évoquez, mais vous ne le faites pas ou pas assez. Le transfert que vous proposez d’une partie des cotisations d’assurance-maladie vers la CSG, que hier vous condamniez, est utile mais il reste très partiel. Le même mouvement corrigeant le déséquilibre entre taxation des salaires et celle des autres revenus devra être étendu à d’autres prélèvements actuels, de même qu’une beaucoup plus juste répartition.

Nous entendons développer fortement les emplois de proximité, les emplois de services à la personne. Et il est certain, on ne le fera pas tant que – comme aujourd’hui – on étranglera les collectivités locales. Le président de la République et vous-même appelez ces collectivités à faire sans cesse davantage. Mais votre politique les conduit à avoir toujours moins. Il faut proposer des incitations, des règles et des moyens qui favoriseront une présence humaine dans plusieurs secteurs d’activité face aux besoins considérables qui existent et qui ne sont pas comblés : personnes âgées, éducation, culture, santé, jeunesse, environnement.

Enfin, nous obtiendrons un meilleur contenu en emplois de la croissance en engageant une réduction véritable de la durée du travail. Nous proposons une modulation du coût des heures supplémentaires qui encouragera la réduction de la durée individuelle du travail, ainsi que des contrats soient passés dans les entreprises ou les branches entre les partenaires sociaux sur 2 ou 3 ans, affectant une partie du surplus disponible à la progression des salaires, une autre à l’embauche, une autre à la baisse de la durée du travail. Tels devraient être en résumé, les axes principaux d’une politique économique de croissance durable et d’emploi.

Ensuite, la politique de la protection sociale

Un changement de la politique de la protection sociale s’impose aussi à partir du constat actuel, car votre politique multiplie les déficits et augmente la précarité. En novembre dernier, vous vous étiez engagé devant cette Assemblée à ce que le déficit 1996 de la Sécurité sociale soit ramené à 17 milliards : il sera de plus de 50 milliards. Vous nous aviez annoncé que ce déficit ferait place en 1997 à un excédent : le déficit sera à nouveau de près de 50 milliards. Ces nouveaux déficits, malgré les cotisations supplémentaires que vous avez décidées, ne sont aujourd’hui pas financés. Certes vous avez engagé une réforme en matière d’assurance maladie, reprenant d’ailleurs sur plusieurs points des propositions qui avaient été les nôtres, et qu’à l’époque vous avez combattues. Pour être objectif, je crois cependant qu’un changement culturel est en route en ce domaine et qu’il peut à terme donner certains résultats. À condition, et vous  ne le faites malheureusement pas, que l’on ne se contente pas d’une politique de l’assurance-maladie, mais qu’on engage une véritable politique de la santé faisant appel à la prévention, qui réforme les hôpitaux et place le médecin généraliste au centre du système de soins. Pour le moment, vous vous y refusez, vos prévisions sont en échec et le prochain débat sur le financement de la protection sociale le montrera.

Après les mouvements de la fin de l’an dernier, vous n’évoquez plus guère les questions de retraite. Vous mettez en avant la solution prétendument miraculeuse de la capitalisation qui, d’une part ne résoudrait pas les problèmes à l’horizon où ils se posent, d’autre part amputerait la consommation, installerait une grande fragilité liée aux variations de la Bourse, tout en risquant de porter atteinte à la répartition qui pour nous doit rester le fondement de la protection des retraites. Dans ce domaine, il y aura des réformes à mener, et il y faudra une concertation étroite. Vous pratiquez par imposition et, faute là aussi de croissance, vous vous condamnez à échouer.

Vous invoquez bien sûr le fameux héritage, notamment en matière de sécurité sociale. Je vous rappellerai que le déficit moyen sous la gauche, de 1990 à 1993, était d’environ 10 milliards par an. Le déficit, depuis trois ans et demi que votre majorité est là, est de 50 milliards par an ! De grâce ne reportez pas sur d’autres ce qui relève directement de vous. Quant à l’héritage dont a parlé le président Péricard, avec tant d’allant, je voudrais rappeler quelques faits.

Vous en avez une analyse très sélective, mais parlant des entreprises publiques sous la gestion socialiste vous oubliez par exemple la BNP, conduite de telle façon que vous avez été heureux d’empocher, en septembre 1993, les 28 milliards de sa privatisation, Rhône Poulenc, nationalisée pour 2,2 milliards alors qu’elle était malade et revendue 11 ans plus tard pour 15 milliards, France Télécom dont vous escomptez des rentrés énormes parce qu’elle a été gérée et réformée avec succès par la gauche. Sans oublier dans l’héritage, sur d’autres plans, la décentralisation que vous aviez refusée, la CSG que désormais vous célébrez et dénaturez, le plan Université 2000, le développement culturel et la fin de l’inflation. Jamais le chiffre du chômage n’a été aussi élevé qu’aujourd’hui. Jamais les prélèvements obligatoires n’ont été aussi élevés qu’avec vous. En 1998, la dette publique de la France sera d’environ 4 000 milliards. Elle était de moitié à votre arrivée au pouvoir 5 ans plus tôt. En réalité, l’héritage qui pose problème, c’est celui que vous laisserez en partant !

Vous nous parlez réduction du déficit budgétaire, mais la réduction est très faible et souvent obtenue par des moyens artificiels. Les prélèvements obligatoires resteront à leur niveau record en particulier pour les familles modestes et les couches moyennes. La justice fiscale ou sociale ne trouvera pas son compte, l’amputation des moyens du service public, notamment l’Education nationale, amplifiera l’inégalité. Là aussi, il faut changer sur la méthode et sur le fond.

Quant au logement, notamment au logement social, se prépare si vous mettez vos projets à exécution une véritable catastrophe. Vous avez évoqué dans votre discours un « droit au logement ». Or les crédits de réhabilitation (PALULOS), qui concernaient 200 000 logements en 1992, sont désormais descendus à 70 000. L’aide personnalisée au logement, pour la 3e année consécutive, n’est pas actualisée. Le Crédit Foncier est menacé. Le Livret A aussi. Les PLA sont supprimés. L’application des surloyers entraîne dans nos communes toute une série d’effets pervers. Les crédits de réhabilitation au privé baissent de 10 %. Les PLA très sociaux risquent de n’être financés que par appel aux collectivités locales. Au total, le budget du logement pour l’an prochain n’est assuré que grâce à un appel de 14 milliards sur  les crédits du 1 % logement, c’est-à-dire l’utilisation par anticipation des ressources des 2 ans à venir. À partir de 1999, donc, plus de ressources, on les aura dépensées par avance. Dans un domaine aussi essentiel pour notre économie et notre société, dans un domaine qui génère des emplois et du bien-être, alors que l’investissement urbain devrait être une priorité, vous vous apprêtez à tout casser. Le mouvement HLM s’insurge légitimement contre ce désengagement massif de l’État. Nous sommes en totale opposition avec vos orientations. Nous redonnerons priorité au logement, dont certains mécanismes doivent être bien sûr réformés, mais dans le but de renforcer et non de casser.

Enfin, la politique européenne

Il faut enfin changer de politique européenne, ou plutôt adopter clairement une politique européenne, car les faits là aussi sont inquiétants. Plusieurs aspects de votre politique internationale nous inquiètent : je mentionnerai – à regret – l’absence de l’Europe dans le règlement indispensable de la nouvelle et grave crise israélo-palestinienne, je soulignerai l’opération de dupes qui semble se confirmer de la part des États-Unis d’Amérique envers notre pays au sein de l’OTAN, comme nous vous en avions prévenu. J’insisterai sur l’Union européenne.

Une réorientation de notre politique européenne devra passer par trois choix précis, qui supposent des discussions de fond avec nos partenaires, notamment nos amis Allemands.

1) En ce qui concerne la Conférence intergouvernementale, nous devrons au minimum parvenir à l’adoption d’une règle de majorité à la place de l’unanimité : à une présidence du Conseil des ministres qui puisse, y compris après l’élargissement, être efficace : à l’intégration explicite de l’emploi, du social et du service public comme objectifs ou éléments majeurs de la construction européenne.

2) Un autre choix prioritaire concerne l’euro. Nous voulons que l’Europe se construise et favorise l’emploi. Nous voulons un système monétaire international équilibré et la fin des dévaluations compétitives intra-européennes. Nous voulons un vrai marché unique. Et c’est pour toutes ces raisons que nous sommes donc favorables à une monnaie unique. Mais  nous n’accepterons pas que la future Banque centrale européenne puisse fixer toutes les règles en matière monétaire sans qu’elle agisse, comme le prévoit d’ailleurs l’article 109 du Traité, dans le cadre d’orientations qu’il revient au pouvoir politique de fixer. C’est ce que nous appelons, depuis déjà longtemps, le gouvernement économique de l’Union. Il semble que vous l’ayez perdu en chemin. De même, il conviendra que la situation des différents pays d’Europe soit clarifiée : il serait bon, dès lors que leurs efforts sont suffisants, que l’Espagne et l’Italie puissent se joindre dès le début du processus. Nous voulons aussi qu’il soit clair que l’euro s’accompagnera d’une volonté de rééquilibrage des parités entre la monnaie américaine aujourd’hui sous-évaluée et l’Europe. Ne peut-on pas espérer que, à terme, dans le cadre d’une vraie parité entre les États-Unis et l’Europe, un dollar vaille un euro ? Notre économie, notre budget doivent être géré sérieusement. Pour autant, la monnaie est au service de l’économie et non l’inverse.

3) Quant à l’élargissement de l’Union, il n’est pas raisonnable de laisser entendre qu’il pourrait avoir lieu très rapidement quels que soient les résultats de la Conférence intergouvernementale. L’élargissement devra intervenir après l’approfondissement et à condition que cet approfondissement lui-même soit satisfaisant. Nous ne voulons pas que l’Europe à venir soit celle des anti-Européens.

« Alain Juppé, une formule vous résume : Le froid des mots, le choc des impôts »

Ces orientations et ces propositions dans trois domaines essentiels montrent qu’il existe, contrairement à ce qui est parfois prétendu, des marges de manœuvre. Bien sûr, les contraintes sont fortes et il serait absurde de les nier. Mais non moins dangereux serait de considérer que les pouvoirs politiques nationaux, notamment le nôtre, n’ont plus de marge de manœuvre. Il existe des marges d’action, il existe des espaces pour la volonté. Nous ne pensons pas que les ajustements doivent se faire par la seule politique de l’offre, nous ne croyons pas que pour espérer obtenir davantage d’emplois il faille choisir la logique du toujours moins (moins de croissance, moins de demande, moins de salaires, moins de retraites, moins de logements, moins de professeurs, moins d’infirmières). Nous choisissons de prendre en compte les besoins exprimés, d’encadrer le marché, là où il faut l’encadrer, et de redistribuer. Solidarité et puissance, oui, mais puissance par la solidarité.

Dans ces conditions, Monsieur le Premier ministre, on comprendra que nous ne puissions pas vous accorder notre confiance. La France doit se mobiliser, répétez-vous souvent et le président de la République avec vous. Fort bien ! Mais on ne mobilise pas un peuple avec le froid des mots et le choc des impôts ! On mobilise avec un dessein pour l’Europe et pour la France. On mobilise avec un objectif pour chacun, que j’ai eu l’occasion d’évoquer : un emploi, un logement, un avenir. On mobilise en montrant par des réformes concrètes que le social n’est pas le solde de l’économie, mais que la réduction des inégalités peut nourrir le développement. On mobilise non par l’arrogance mais en discutant, en écoutant, en décidant, en entraînant.

Partout monte la demande d’un changement de politique. Je ne ferai l’injure à aucun des parlementaires de la majorité actuelle de considérer qu’il va voter la confiance à ce gouvernement tout en croyant à une politique différente de la sienne. C’est d’ailleurs – et je terminerai par là – l’un des seuls mérites de cet engagement de responsabilité. Certes – et malheureusement – ce débat ne changera rien à votre politique, mais il confirmera qu’à droite il n’existe pas d’alternative sur le fond. Nous savons que la France a besoin d’un changement de politique. Tout le monde saura désormais que pour changer de politique, il faut changer de majorité.