Article de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, dans "Le Figaro" du 19 octobre 1996, en réponse à l'avis de l'Académie des sciences morales et politiques publié dans "Le Figaro" du 18 octobre, sur l'avant-projet de loi contre le racisme, notamment la garantie de la liberté de la presse, intitulé "Pas d'atteinte à la liberté de la presse".

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Média : Le Figaro

Texte intégral

L'avis donné par l'Académie des sciences morales et politique (1) comporte cinq objections au projet de texte du gouvernement renforçant la répression du racisme.

1) Non le projet ne menace pas la liberté d'opinion, de recherche et d'expression.

La liberté d'opinion fait partie des valeurs constitutionnellement protégées par l'article 10 de la déclaration des Droits de l'homme et ne trouve de limite que lorsque la manifestation de ces opinions « trouble l'ordre public établi par la loi ».

Tel est précisément le cas des propos ou des écrits racistes qui portent directement atteinte à l'égale dignité de tous les hommes.

Notre législation, introduite en 1972 dans la loi de 1881 sur la presse et réprimant les injures, la diffamation et la provocation à la haine ou à la discrimination raciale, a montré ses limites et doit donc être améliorée afin de mieux lutter contre le racisme, dans le strict respect de la liberté d'opinion et de la liberté de la presse.

Le texte proposé par le gouvernement reprend, dans le code pénal, les dispositions de ces trois infractions, sous la forme d'une infraction unique, fusionnant l'injure et la diffamation raciale, et d'une circonstance aggravante, constituée par la provocation à la haine ou à la discrimination.

Ainsi, par rapport à la législation actuelle, le texte proposé ne modifie que très légèrement la portée de l'interdiction législative en vigueur depuis 1972, dans la mesure où il étend simplement la sphère publique des propos incriminables et n'exige plus, notamment, que la race, l'ethnie, la nation ou la religion soit obligatoirement déterminée.

En tout état de cause, il ne modifie pas les conditions dans lesquelles la recherche historique, scientifique ou philosophique doit s'accomplir.

2) Non, le projet n'est pas fondé sur des notions et subjectives.

Les notions contenues dans le projet ne sont pas nouvelles : elles figurent actuellement dans les articles 24, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 et elles ont fait l'objet d'une définition précise par la jurisprudence.

La seule notion ajoutée par le nouveau texte, et qu'il appartiendra donc au juge de préciser, est celle de « dignité », notion qui est au coeur de la lutte contre le racisme.

3) Non, le projet ne porte pas atteinte à la liberté de la presse.

L'innovation essentielle du projet ne tient pas à la frontière de l'interdit posé, qui est peu modifiée, mais à la procédure de poursuite et de condamnation de la nouvelle infraction.

Les poursuites seront en effet rendues plus faciles, du fait du retrait des infractions anciennes de la loi sur la presse et de l'introduction de la nouvelle infraction dans le code pénal.

Ce choix répond au constat des praticiens qui relèvent une inefficacité de fait de notre actuelle législation, en raison des obstacles procéduraux propres à la loi de 1881 (prescription de trois mois, impossibilité de requalifier les faits en cours de procédure, impossibilité de saisir des tracts,…).

« De bonne foi »

Pour autant, ce choix ne porte en rien atteinte à la liberté de la presse. Il n'interdira évidemment pas à un journaliste de relater des propos racistes tenus par un homme public pour en informer ses lecteurs. Le droit à l'information est pleinement garanti et, comme c'est aujourd'hui le cas, un journaliste de bonne foi ne commettra pas le délit de diffusion de message raciste.

Cela résulte directement des principes généraux de notre droit, selon lesquels un délit suppose chez son auteur l'intention de le commettre. Si un journaliste n'a pas l'intention de porter atteinte à la dignité d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur race ou de leur religion, il ne commet donc aucun délit.

D'une certaine façon, et, bien au contraire, les textes actuels sont, à l'égard des journalistes, plus sévères, dans la mesure où la loi sur la presse présume qu'ils sont de mauvaise foi, à charge pour eux de démontrer leur bonne foi, ce qui ne sera plus le cas dans la nouvelle procédure qui inverse la charge de la preuve.

Par ailleurs, des garanties sont expressément prévues dans le projet de loi pour éviter tout risque d'atteinte à la liberté de la presse : ainsi, un directeur de publication ne pourra être condamné à la privation des droits civiques, qui ne sera donc en pratique encourue que par l'auteur direct des propos ou des écrits racistes ; de même, les exemplaires d'un journal ne pourront être confisqués (la confiscation pouvant en revanche être prononcée en ce qui concerne les tracts racistes…).

4) Non, le projet n'exalte pas la notion de communauté.

L'objet du projet de loi est exactement à l'opposé de cette critique.

En effet, laisser se développer l'expression de propos racistes, comme la loi actuelle le permet, non du fait de sa portée, mais du fait de son maniement procédural trop lourd, conduit au renforcement de l'appartenance communautaire de la part des personnes victimes de ces propos face auxquels la nation, représentée par la justice, ne peut réagir.

5) Non, le projet ne risque pas de renforcer les tentations extrémistes.

Cet argument nécessite en premier lieu une observation d'ordre général, puisqu'il laisse entendre que le renforcement des interdits serait, en sol, porteur d'un effet pervers aboutissant à renforcer ce que l'on veut interdire.

Un tel postulat conduirait au bout du compte à réexaminer l'ensemble de notre dispositif pénal, dans la perspective d'abroger ou d'affaiblir toutes les mesures édictant des interdits et, par exemple, à ne pas réprimer davantage la pédophilie afin de ne pas « valoriser » cette pratique.

En outre, l'interdit légal concernant les propos racistes présente une particularité par rapport à d'autres interdits.

En effet, d'aucuns font valoir qu'il ne recouvrirait pas un sentiment communément admis d'un interdit « naturel et légitime », mais constituerait un interdit « artificiel », entretenu et renforcé par l'action des associations professionnelles de lutte contre le racisme.

Dans ce contexte, il apparaît déterminant que l'Etat marque plus fermement les frontières de ce qui est acceptable et de ce qui ne l'est pas, compte tenu des effets destructurants que la propagation de propos racistes peuvent entraîner dans un pays dont une partie de la population est immigrée ou issue de l'immigration, et qui est confrontée, par ailleurs, au chômage.

Il convient en effet d'observer que les déclarations ou propos à caractère raciste se sont récemment multipliés et sophistiqués, perdant le caractère « accidentel » qu'ils pouvaient revêtir dans la période de l'après-guerre.

Or, cette évolution, qui tend à rendre attractives des théories ayant en particulier servies de justifications aux exterminations de la Seconde Guerre mondiale, est significative de l'incapacité de la société à régler seule, sans intervention de l'Etat, un phénomène qui la met en danger. Il est donc tout simplement de notre devoir de la protéger.


(1) Lire nos éditions du 17 et du 18 octobre 1996