Texte intégral
Le Figaro - 13 septembre 1996
Le Figaro : L’affaire de la vache folle peut-elle remettre en cause le système productiviste qui prévaut dans l’agriculture depuis des années 60 ?
Luc Guyau : Au productivisme, je préfère la notion d’amélioration de la productivité. Cette tendance s’est manifestée dans l’ensemble des secteurs productifs et ne pouvait donc épargner le monde agricole. Depuis trente ans, nous avons répondu à la demande de consommateurs soucieux de bénéficier à la fois de produits améliorés et bon marché. Il est impossible de revenir en arrière. A l’évidence, le message de la modernité n’est pas perçu partout de la même façon lorsqu’il s’agit de la nourriture. Mais, je l’affirme haut et fort, les produits alimentaires n’ont jamais été aussi sains. En revanche, les consommateurs sont en droit de savoir comment sont nourris les animaux. Cette nouvelle exigence contraindra les producteurs à faire preuve de plus de vigilance et de réflexion.
Le Figaro : Alors que les consommateurs exigent une réponse à leur inquiétude, le Comité vétérinaire européen ne s’est toujours pas prononcé publiquement, dans cette affaire, sur les risques encourus par l’homme ?
Luc Guyau : Je comprends l’hésitation des scientifiques, qu’à aucun moment, n’ont affirmé que la viande – le muscle- pouvait transmettre l’ESB. Seuls les abats ont été mis en cause. Il faut que le consommateur sache qu’il n’y a aucun risque. C’est pourquoi nous lançons à partir du 20 septembre une opération « 30 000 fermes ouvertes » pour permettre aux consommateurs de voir comment les animaux sont produits.
Le Figaro : Deux tendances semblent se dessiner : le retour aux approvisionnements locaux et le développement d’une économie plus contractuelle. N’est-ce pas ce que les agriculteurs revendiquent depuis longtemps ?
Luc Guyau : Il est évident que nous sommes entièrement d’accord avec le développement d’initiatives contractuelles tout comme sur une meilleure identification des produits – gage de confiance et de qualité – mais il ne s’agit pas pour autant de verser dans l’angélisme et imaginer que l’on peut tout produire de manière naturelle et au même prix.
N’oublions pas que c’est cette course à la productivité, souvent dénoncée, qui a permis de réduire considérablement le budget alimentaire des ménages. Revenir à une généralisation des méthodes de production traditionnelles se traduirait par un surcoût insupportable pour le consommateur. Ce qui n’exclut pas de favoriser la vente directe, plus conviviale, des liens plus contractuels entre la grande distribution et les groupements de producteurs et une identification portant sur l’ensemble des produits.
En tant que consommateur, je dois pouvoir, en deux ou trois étapes, connaître l’origine de la viande ou des fruits que je mange. Pour en revenir à la viande, toutefois, force est de reconnaître qu’aux côtés de l’Irlande et de la Belgique, la France reste l’un des pays les plus avancés en matière d’identification puisque cela touche maintenant l’ensemble de notre cheptel.
Le Figaro : Comment voyez-vous le rééquilibrage en cours des aides communautaires en faveur des agriculteurs ?
Luc Guyau : J’ai toujours été favorable à la nécessité de remodeler ces aides.
Le problème se pose avant tout en termes d’équilibre entre l’économie et les territoires. Or il est clair que le soutien apporté aux productions végétales est sans commune mesure avec celui consenti aux productions animales ou, plus encore, au secteur des fruits et légumes. Un certain rééquilibrage s’impose ne serait-ce que pour mieux étaler les activités sur l’ensemble du territoire.
Nous avions déjà obtenu, en 1992, un transfert plus équitable des crédits versés aux zones les plus riches vers d’autres, moins favorisées. Nous avions également obtenu l’attribution d’une prime à l’herbe qui n’a d’ailleurs pas été suffisamment revalorisée. Aujourd’hui, nous demandons une enveloppe supplémentaire pour soutenir la filière fruits et légumes totalement sinistrée.
Malheureusement, sous couvert d’une solidarité d’ailleurs bien admise par tous, la Commission de Bruxelles souhaite réduire le budget global. Nous ne pouvons d’autant moins l’accepter que les engagements de Bruxelles portent jusqu’en 1999. De toute façon, les rééquilibrages ne se font jamais en réduisant un budget.
Le Figaro : L’élaboration de la loi d’orientation semble marquer le pas. Certains estiment que les organisations professionnelles restent très intransigeantes à propos de la réforme des structures ou la répartition des droits à produire. Quelle est la position ?
Luc Guyau : Un texte de cette importance doit engager les pouvoirs publics sur la mission qu’il convient de confier à l’agriculture. Idéalement, il faudrait deux lois : la première clamerait haut et fort les orientations fondamentales que la communauté nationale entend réserver au secteur agricole que ce soit en matière de démographie, d’équilibre du territoire et de priorités économiques – n’oublions pas que l’agriculture dégage 50 milliards de francs d’excédents – mais aussi en ce qui concerne les emplois, peut-être moins nombreux mais mieux répartis. Sans oublier un point capital : le développement agricole, français au niveau international.
Il faut en effet être conscient que sans volonté politique affirmée, l’agriculture européenne risque d’être balayée par celle des Etats-Unis où ce secteur est considéré comme stratégique tant pour des raisons économiques que politiques. Dans notre esprit, la loi d’orientation française devrait donc inspirer la politique européenne.
L’autre volet concerne la situation spécifique des agriculteurs. L’amélioration de leur situation financière et de leur environnement de travail passe par une meilleure définition du statut des personnes avant toute réforme de structures. Hélas ! Notre pays traite avec davantage d’égards les individus qui fonctionnent à partir d’un cadre sociétaire que ceux qui prennent des responsabilités personnelles.
Après avoir apporté un cadre juridique à plusieurs aspects de l’activité agricole, la loi d’orientation de 1962 a fait place au cours de la décennie 80 à un certain laisser-aller. Il convient donc de réaménager certaines règles.
Ainsi, si nous ne sommes pas hostiles à ce qu’un propriétaire de 200 hectares puisse s’agrandi, encore faut ’il qu’un jeune agriculteur, parallèlement, ne soit pas lésé. Voici un exemple des priorités que nous entendons mettre en avant.
Un autre aspect concerne la valorisation des denrées. On ne peut plus dire aux agriculteurs, comme en 1962, de produire sans se soucier des débouchés. Il est indispensable d’associer davantage les producteurs à l’organisation économique. Ils devraient pouvoir négocier d’égal à égal avec les transformateurs ou la grande distribution. Peut-être conviendrait-il, dans ce cadre, de renforcer le rôle des coopératives en faisant évoluer leur statut. Mais ce n’est là, évidemment, que l’une des pistes pour renforcer la dynamique agricole.
RTL - vendredi 13 septembre 1996
M. Cotta : Les agriculteurs d’une vingtaine de départements, à l’appel de votre syndicat, manifestent aujourd’hui à Clermont-Ferrand. En toile de fond, la crise bovine. Contre quoi manifestez-vous au juste ? Contre les consommateurs qui boudent la viande ? Contre Bruxelles ? Contre la Commission qui, systématiquement, paye des indemnités ?
Luc Guyau : Nous ne manifestons pas contre mais pour. Nous manifestons pour que la France et l’Europe viennent au secours de ces éleveurs et plus particulièrement ceux du Massif central et plus particulièrement les producteurs de ce que l’on appelle les « broutards », ces jeunes veaux qui vont aller à l’engraissement. L’année dernière, ils étaient vendus à peu près 5 000 francs pièce et aujourd’hui, guère plus de 3 000 francs. On demande des mesures de rétablissement du marché et surtout, un soutien pour permettre à ces agriculteurs de continuer à vivre dans leur exploitation.
M. Cotta : Tout cela passe par le consommateur. Alors justement, comment le rassurer ? Vous lancez l’opération « 30 000 fermes ouvertes ». Quel est votre but ? Est-ce que vous voulez rassurer le consommateur en lui montrant ce que mangent vraiment les animaux ?
Luc Guyau : Nous voulons, d’une part, rassurer le consommateur mais lui montrer aussi dans nos exploitations comment nous élevons nos animaux. Ils ont le droit de savoir. Ils sont exigeants et nous devons leur faire voir comment sont nourris nos animaux. Alors, « 30 000 fermes ouvertes » parce que nous voulons le faire en proximité. Ce n’est pas forcément et uniquement les Parisiens mais ce sont tous les gens de notre territoire qui doivent comprendre l’évolution que connaît l’agriculture et leur montrer que les animaux sont nourris majoritairement avec des produits végétaux.
M. Cotta : Le Comité vétérinaire européen ne s’est toujours pas prononcé publiquement dans l’affaire de la « vache folle » sur les risques courus par l’homme, mais n’est-ce pas cette absence de réponse qui, finalement, crée l’angoisse des consommateurs ?
Luc Guyau : Je crois qu’il faut être très clair sur cette épidémie que nous connaissons. Les difficultés sont derrière nous, je l’espère. Aujourd’hui, avec les mesures qui ont été prises, en particulier en France, sur l’abattage systématique des troupeaux où il y avait un cas de « vache folle » mais aussi la traçabilité du produit c’est-à-dire que le consommateur puisse, en une ou deux étapes, remonter jusqu’au producteur, et avec les efforts qui ont été faits sur l’alimentation des animaux, je crois que le consommateur doit être rassuré. Mais c’est très exigeant et il faudra continuer en permanence.
M. Cotta : Comment jugez-vous, de ce point de vue, le comportement du gouvernement anglais qui, en s’appuyant sur des découvertes scientifiques récentes, comptait renoncer à son plan d’abattage ?
Luc Guyau : Je trouve que le gouvernement anglais a eu une attitude, depuis cinq ou six ans, qui est quand même en sinusoïde c’est-à-dire qu’un coup, on met le froid et un coup, on met le chaud. Ils sont responsables avant tout de la difficulté que connaissent tous les éleveurs et toute la filière de viande bovine en Europe et aujourd’hui, on voudrait nous donner des leçons ! Je crois qu’au niveau européen, il faut que les scientifiques prennent un peu de hauteur. Je comprends qu’ils ne puissent pas prendre de position rapide mais c’est vrai que si on avait une position plus claire, on rassurerait aussi le consommateur.
M. Cotta : Plus claire aussi en France parce que l’on a appris récemment que le volume des farines animales importées en France était beaucoup plus important que ce que l’on nous avait dit ! A quoi a servi cette farine ?
Luc Guyau : Je crois que là-dessus, il faut faire attention aux chiffres. J’ai vu que tout le monde n’était pas d’accord sur les chiffres mais il y a, sans doute, eu un peu de farine qui a été importé de façon frauduleuse. Je l’ai dit clairement au mois de juin : s’il y a eu des fraudes, elles doivent être sanctionnées, poursuivies, il faut là-dessus être intraitable. La santé du consommateur n’a pas de prix, notre avenir non plus d’ailleurs.
M. Cotta : De ce point de vue, vous êtes d’accord avec la circulaire de la Chancellerie du 30 juillet, qui est très répressive ?
Luc Guyau : Tout à fait. Je crois qu’on ne peut pas dire que l’on veut être rigoureux sans mettre de sanctions. Si l’on veut être rigoureux, redonner confiance aux consommateurs, redonner confiance aussi aux éleveurs qui sont dans une détresse absolue, alors il faut qu’ils soient sanctionnés, quels qu’ils soient ! De la profession agricole, de la transformation, des douanes ou des pouvoirs publics.
M. Cotta : Les sanctions prévues vous paraissent suffisantes ?
Luc Guyau : Je ne peux pas juger, mais l’essentiel est qu’on commence par des sanctions pour permettre au moins de faire un peu plus de transparence lorsqu’il y a des difficultés.
M. Cotta : La reprise de la consommation du bœuf reste timide mais elle existe. Pensez-vous que la crise de la « vache folle » ait un effet durable sur la consommation ?
Luc Guyau : Malheureusement, je crois qu’il nous faudra beaucoup de temps pour reprendre les rythmes de consommation que nous connaissions par le passé. Mais les signes que nous connaissons aujourd’hui avec l’identification des produits, les relations avec les consommateurs, la promotion des différents produits peuvent permettre d’espérer quand même un relèvement de la consommation supplémentaire. Et j’en appelle encore une fois au consommateur à être exigeant, certes, mais aussi à comprendre tous les efforts qui ont été faits et d’être rassurés.
M. Cotta : Quelles conclusions tirez-vous de cette affaire sur le système de production de l’agriculture ? Pensez-vous que ce système productiviste peut être remis en cause durablement ?
Luc Guyau : Je crois qu’en quelques secondes, on ne peut pas reprendre tout le dossier mais il ne faut pas oublier que les agriculteurs ont répondu à l’appel des consommateurs dans les années 60 et après. D’une part, pour avoir des produits en quantité satisfaisante, en qualité satisfaisante, et elle a été d’ailleurs améliorée, mais aussi en prix. Alors aujourd’hui, il faut sans doute adapter nos façons de produire mais sans doute pas remettre en cause totalement le système de mise en production. Le consommateur, s’il voulait vraiment le remettre en cause, devrait accepter de multiplier par deux ou par trois le prix de ses produits.
M. Cotta : Vous ne croyez que cela soit possible de revenir à des méthodes traditionnelles ?
Luc Guyau : Si, car nous avons aujourd’hui des élevages où les animaux sont élevés ou quasiment à l’herbe ou plus en liberté. Il faut pouvoir le développer et aider ces productions-là. Mais on ne pourra pas tout remettre dans cette situation-là, au risque d’avoir des prix que le consommateur bouderait à ce moment-là. Je crois qu’il faut trouver cet équilibre exigeant dans la modernité et permettre de répondre aux demandes du consommateur lorsqu’il veut une identification d’un produit de telle ou telle région, de telle ou telle race ou de telle ou telle façon.
M. Cotta : Même chose pour l’élevage biologique. Au début, ça a fait sourire, comme étant l’apanage de quelques farfelus. Peut-on y parvenir à une grande échelle ?
Luc Guyau : J’ai fait partie de ces farfelus, il y a quelques années, qui pensaient que la biologie c’était un peu du cinéma. Aujourd’hui, nous avons en face de nous des agriculteurs biologiques, qui font un travail remarquable et sérieux, avec un cahier des charges bien précis, unique, car au départ il y en avait une multitude et on ne savait pas à qui on s’adressait. Je crois que c’est une des possibilités d’identification des produits, de qualité des produits, qui peut se développer.
M. Cotta : Vous êtes formel : l’identification des produits est meilleure en France qu’ailleurs. Comment le prouvez-vous ?
Luc Guyau : Tout à fait. Nous sommes un des rares pays, au niveau européen, où tous les animaux sont identifiés par une boucle à l’oreille, avec une carte d’identité infalsifiable. Il y avait un système qui était moins sûr il y a quelques années, mais nous sommes rentrés dans un système, un peu comme les cartes d’identité des humains, où, normalement, la carte suit l’animal tout au long de sa carrière et à l’abattoir. Ce qui identifie la carcasse par rapport à l’animal. Et on peut remonter alors dans tous les élevages.
M. Cotta : La Commission européenne, à laquelle vous vous adressez, peut-elle tout soutenir à la fois : les broutards, les laitiers, les céréaliers qui se portent pas mal, la viande bovine ?
Luc Guyau : Pour la viande bovine, c’est clair. La responsabilité, la nôtre, n’a pas été engagée. Il y a une responsabilité collective, en particulier anglaise. Aujourd’hui, il est indispensable que les éleveurs, quels qu’ils soient, soient retenus durant toute cette crise. Je le rappelle : s’il y a soutien des éleveurs, ce n’est pas qu’un soutien à des producteurs, c’est aussi un soutien à toute l’économie, à tout l’aménagement du territoire. Il faut savoir si on doit payer aujourd’hui ou payer beaucoup plus demain.