Interviews de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, à l'hebdomadaire "7 jours d'Europe" le 30 septembre 1996, dans "Libération" le 6 octobre et "Le Figaro" le 7, sur le conseil européen de Dublin, les travaux de la conférence intergouvernementale et la défense des services publics.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Conseil européen informel sur la conférence intergouvernementale (CIG) à Dublin le 5 octobre 1996

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro - Le Parisien - Presse étrangère

Texte intégral

Entretien avec l’hebdomadaire « 7 Jours Europe » (Paris, 30 septembre 1996)

7 Jours Europe : Qu’attendez-vous du Conseil européen informel sur la Conférence intergouvernementale (CIG) qui se réunira à Dublin, le 5 octobre ?

Michel Barnier : Le groupe des représentants des ministres des Affaires étrangères chargés de négocier la CIG, dont je fais partie, poursuit le travail de « déblayage » de tous les grands sujets de la conférence. Certaines questions, c’est vrai, avancent plus vite que d’autres. À « Dublin I », le 5 octobre, les chefs d’État et de gouvernement devraient avoir une discussion approfondie sur les enjeux de la Conférence intergouvernementale, ainsi qu’un débat sur les principales options encore ouvertes. J’espère que ce sera l’occasion d’une impulsion politique forte, dont la négociation a aujourd’hui besoin.

7 Jours Europe : Le calendrier d’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale peut-il être remis en question si la Conférence intergouvernementale n’aboutit pas dans les délais prévus ?

Michel Barnier : Pour la France, ces négociations de la CIG forment un tout : comme l’a rappelé le président de la République à Varsovie, pour s’élargir, l’Union doit d’abord s’approfondir. L’approfondissement, cela signifie d’abord une politique extérieure et de sécurité commune (PESC) digne de ce nom, une véritable politique en matière de sécurité intérieure et une Europe plus proche des citoyens.

Cela signifie aussi que les institutions de l’Europe doivent être plus démocratiques et efficaces. De toute façon, il est dans l’intérêt même des dix pays candidats d’Europe centrale et orientale de rejoindre une véritable union politique avec des institutions efficaces et non pas un simple supermarché.

7 Jours Europe : Le recours à la majorité qualifiée au sein du conseil des ministres européens peut-il véritablement permettre de relancer la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union, actuellement peu efficace ?

Michel Barnier : Il ne suffit pas d’utiliser la majorité qualifiée pour créer, ex nihilo, une politique étrangère commune. La priorité sera plutôt de s’accorder sur trois ou quatre actions communes essentielles au niveau du Conseil européen, par exemple, la gestion politique de l’élargissement. En ce qui concerne la mise en œuvre de ces actions communes par les ministres des Affaires étrangères, nous pensons effectivement, comme le gouvernement allemand, qu’il faut rechercher les moyens d’assouplir la règle de l’unanimité au conseil.

7 Jours Europe : La France propose de nommer un « M. PESC » qui incarnerait cette politique étrangère. Vos partenaires sont-ils toujours réticents à cette idée ?

Michel Barnier : Je note, avec satisfaction, que cette idée fait son chemin dans l’esprit de nos partenaires. Ce n’est pas un hasard : cette proposition paraît, à l’heure actuelle, la seule réalisable pour aller de l’avant sur quelques actions communes concrètes et essentielles en matière de politique étrangère et de sécurité commune. En effet, même si le Conseil européen arrive à se mettre d’accord sur une ligne politique pour quelques actions stratégiques, il manque aujourd’hui à l’Union une personnalité ayant la confiance du Conseil européen pour coordonner la mise en œuvre de ces initiatives. Ceci exigera un travail quotidien avec le conseil et la commission. Nos propositions vont donc dans le sens d’une plus grande cohérence et d’une plus grande ambition pour la PESC. Et elles ne remettent pas en cause l’équilibre fondamental des institutions.

7 Jours Europe : Les Quinze réclament davantage de moyens pour défendre leurs citoyens contre des fléaux comme le terrorisme et la drogue. Êtes-vous d’accord pour étendre à ces dossiers le vote à la majorité qualifiée ?

Michel Barnier : L’enjeu principal n’est pas la majorité qualifiée en tant que telle. Le vote à la majorité n’est qu’un moyen à utiliser s’il permet davantage d’efficacité. L’enjeu principal, c’est que l’Europe apporte aux citoyens à la fois plus de sécurité et plus de liberté de circulation. Ces deux domaines sont inséparables et doivent progresser parallèlement. Nous sommes ouverts à toute amélioration institutionnelle qui nous permettrait d’aller dans cette direction.

7 Jours Europe : Avec la crise de la « vache folle », le débat sur la CIG est passé au second plan. Le Royaume-Uni, isolé, ne risque-t-il pas de bloquer toute progression sur la CIG en guise de représailles ?

Michel Barnier : Je ne crois pas du tout que le débat sur la Conférence intergouvernementale soit passé au second plan, surtout à la veille de « Dublin I ». Tout le monde connaît la volonté du président de la République et du chancelier Kohl de mener à bien cette CIG dans les délais, avec un résultat ambitieux. Nous connaissons les faibles marges actuelles de flexibilité du gouvernement britannique. Malgré cela, nous continuons de travailler ensemble et d’approfondir certains sujets. Et ceci n’empêche pas la CIG toute entière de poursuivre la négociation.

 

Libération - 6 octobre 1996

Libération : Partagez-vous le sentiment que ces grands travaux de réforme de l’architecture européenne vont accoucher d’une souris ?

Michel Barnier : Jacques Chirac l’a dit il y a quelques jours en Pologne : l’approfondissement de l’UE est un préalable nécessaire à son élargissement. La France ne se contentera pas du plus petit dénominateur commun, à la fin de la Conférence intergouvernementale (CIG) en juin 1997, à Amsterdam.

Libération : La France et l’Allemagne ayant mis de côté le débat idéologique sur le fédéralisme, n’est-on pas voué à une réforme minimaliste ?

Michel Barnier : Nous avons renoncé à cette querelle théologique, car, pour nous, la construction européenne ne ressemble à nulle autre dans le monde et doit garder son originalité. Sans doute, y aura-t-il au XXIe siècle, d’autres adaptations institutionnelles, mais jamais plus dans l’histoire de l’UE, on ne retrouvera une telle occasion que cet élargissement. C’est le moment ou jamais de décider des changements institutionnels qui seront valables pour très longtemps. Voilà l’ambition collective que doivent réaffirmer les chefs d’État lors de ce sommet à Dublin et du prochain, en décembre, qui sera plus décisionnel.

Libération : À quel niveau la France place-t-elle son ambition ?

Michel Barnier : Il s’agit de donner une dimension politique à l’Union européenne, au-delà de sa dimension économique et financière. L’Europe doit être autre chose qu’un supermarché. Construisons progressivement une puissance politique européenne qui ne se résume pas au marché unique et à la monnaie unique. C’est aussi une diplomatie et une défense communes, des actions en faveur de la liberté et de la sécurité des citoyens, une vocation sociale et humaniste en matière d’environnement ou d’emploi.

Libération : À quelle aune mesurera-t-on le succès de la CIG ?

Michel Barnier : C’est sur le plan de la mécanique institutionnelle qu’on mesurera finalement le niveau de l’ambition. Veut-on une commission pléthorique de trente-cinq ou quarante membres ou une équipe restreinte, plus collégiale et plus indépendante, d’une dizaine de membres ? Sera-t-on capable de trouver une pondération des voix plus juste pour les États les plus peuplés, sans écraser les petits pays ? Pourra-t-on en conséquence, procéder à une extension assez générale du vote à la majorité qualifiée ? Enfin, se résignera-t-on à ce que l’Europe des vingt-sept avance au pas du pays le moins pressé ? D’où l’idée de la « coopération renforcée » qui permettrait à l’Union d’être tirée par une avant-garde.

Libération : Quel est le point le plus difficile ?

Michel Barnier : C’est probablement la réduction du nombre de commissaires qui suscite la crainte des pays les moins peuplés. Ce qui est important, c’est que chaque État membre ait un droit égal à avoir un commissaire, à un moment ou à un autre. Mais la « coopération renforcée » suscite aussi quelques inquiétudes, notamment en Espagne.

Libération : On dit que les Allemands se contenteront du résultat minimal nécessaire à l’adhésion rapide d’un premier train de pays – Pologne, Hongrie et République tchèque –, quitte à régler plus tard les problèmes de fond…

Michel Barnier : Devant la difficulté de cette CIG, il y a toujours eu la tentation chez certains responsables allemands, comme en France et en Grande-Bretagne, mais dans chaque pays pour des raisons différentes, de ce dire « passons par-dessus, élargissons, et on verra bien ». Mais, ce n’est pas l’idée du chancelier Kohl, ni celle de Jacques Chirac. Cette idée est très dangereuse, sauf pour ceux qui rêvent de transformer définitivement l’UE en simple zone commerciale. L’élargissement ne doit pas être un marché de dupes. Vaclav Havel me l’a dit : « Ce qui nous intéresse, ce n’est pas d’abord de vous vendre nos machines-outils et de vous acheter vos tomates, mais de faire de la politique avec vous. »

Libération : Vous êtes donc obligés d’attendre les élections britanniques du printemps 1997…

Michel Barnier : C’est pour cela que le terme raisonnable de cette CIG a été fixé à juin 1997. Tony Blair, qui espère remporter ces élections, ne devrait pas avoir besoin de plusieurs mois pour choisir d’être avec nous dans une Union qui progresse ou de provoquer une crise retardant du même coup l’élargissement. Et si les conservateurs gagnent, ils seront eux aussi devant le même choix. Mais ma conviction est que les Britanniques feront le choix européen.

Libération : La France tient-elle toujours autant à ce Monsieur PESC, qui serait le visage et la voix de l’Europe sur la scène diplomatique mondiale ?

Michel Barnier : L’Europe en a besoin pour sa crédibilité et sa lisibilité. Serons-nous capables d’avoir une personnalité comme M. Holbrooke qui dispose de toute la confiance du président américain, quand il vient nous dire ce qu’il faut faire chez nous en Europe ? Le point effectivement difficile, c’est que nous voudrions que cette personnalité désignée avec l’accord des chefs d’État et de gouvernement et investie de leur confiance. Mais ce sera, bien sûr, à ceux-ci, et à personne d’autre, surtout pas à la commission, de déterminer les trois ou quatre grandes actions communes à mener, comme la gestion politique de l’élargissement, les relations avec la Russie, les Balkans ou le Proche-Orient.

 

Le Figaro - 7 octobre 1996

Le Figaro : Pour la première fois, la France vient de proposer une modification du traité de l’Union européenne en faveur des services publics. En quoi consiste précisément la proposition française ?

Michel Barnier : Dans le cadre.de la Conférence intergouvernementale (CIG) sur la réforme des institutions européennes, j’ai, en effet, déposé, à la demande du Premier ministre, le 17 septembre dernier, une proposition française sur les services publics. Je crois que la construction de l’Europe doit permettre de mieux répondre aux aspirations et aux préoccupations des citoyens. C’est le sens du mémorandum que le président de la République a présenté à ses partenaires lors du Conseil européen de Turin au printemps dernier. Le texte proposé affirme notamment que « la communauté et les États membres, dans le cadre de leurs compétences respectives, reconnaissent et garantissent le droit de chacun à disposer de services d’intérêt économique général en Europe (…). À cet effet, la communauté tient compte, à l’égard des organismes ou entreprises chargées d’assurer des missions d’intérêt économique général, des conditions dans lesquelles ils interviennent et des contraintes auxquelles ils sont soumis ». Une fois inséré dans le traité, ce texte permettra de sécuriser le bon accomplissement des missions de services publics pour tous les citoyens, tout comme leur modernisation.

Le Figaro : La commission a aussi fait une proposition sur les services publics. Assiste-t-on à un retournement sur cette question ?

Michel Barnier : Trop souvent, l’Union européenne a donné aux citoyens l’impression d’un désintérêt, voire d’une hostilité vis-à-vis des services publics. Une telle impression ne peut qu’accroître le fossé entre l’Union et les citoyens. Elle doit être corrigée à l’occasion de la CIG. Les commissaires européens ont fait, récemment, l’analyse de l’importance de la place des services publics dans les valeurs communes sur lesquelles sont bâties les sociétés européennes. Nous avons accueilli, avec beaucoup de satisfaction et d’intérêt, la démarche de la commission. J’ai également observé dans ce domaine des initiatives intéressantes de la Belgique.

Je constate que nos idées commencent à percer. Là encore, il ne s’agit pas d’une démarche ou d’une idée française à usage exclusif. Nous sommes convaincus que l’idée de préserver les services publics sera utile à toute l’Union.

Le Figaro : Mais vous allez plus loin que la commission. Vous proposez de préciser le contenu de l’article 90 du traité.

Michel Barnier : Nous souhaitons que cette proposition sur les services publics puisse être très clairement insérée dans le traité. La proposition française est que ce texte doit pouvoir compléter, préciser l’article 90 du traité. C’est, en effet, au travers de cet article qu’est reconnue l’existence juridique des services publics vis-à-vis des règles de concurrence.

Les services publics, ou les services d’intérêt économique général dans le jargon communautaire, constituent un élément essentiel de la cohésion sociale et territoriale en Europe. Égalité de traitement et accès de tous les citoyens aux services essentiels, qualité et continuité du service rendu, aménagement harmonieux du pays sans laisser à l’écart des territoires, préservation des intérêts à long terme : toutes ces dimensions doivent être prises en compte dans des domaines aussi divers que les transports, l’énergie, l’eau, les télécommunications ou la poste.

Pour autant, les services publics ne peuvent rester figés et doivent participer au mouvement général de modernisation de notre société. Il importe aussi que soit renforcée la garantie donnée aux citoyens de pouvoir toujours disposer de services de base indispensables, même lorsqu’ils sont éloignés, isolés ou faibles.