Interview de M. François Léotard, ministre de la culture et de la communication dans "Le Monde" du 15 septembre 1987, sur la politique de l'audiovisuel et le paysage audiovisuel français.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - « Quelle rentrée ! Polémiques, coup bas, guerre des sondages… La télévision semble prise de folie et vit à l'heure américaine. Mais où est donc passé le mieux-disant culturel ?

— Ah ! Cette formule… Elle n'avait qu'un but : définir les critères de la compétition pour TF1. Il s'agissait d'en préciser l'esprit et faire en sorte qu'elle se situe sur un autre plan que celui de l'argent. Et cela a été le cas puisque les membres de la CNCL en ont fait leur critère de sélection. Cette formule n'avait pas d'autre sens. Elle est aujourd'hui utilisée à tort et à travers de façon souvent malveillante et sans aucune utilité pour le débat.

Q - — Tout de même ! Quand vous entendez M. Bouygues déclarer sur sa chaîne qu'il ne souhaite faire ni du « culturel » ni des « émissions éducatives », n'avez-vous pas le sentiment qu'il y a duperie ?

— Il est encore trop tôt pour juger. C'est à la CNCL qu'il appartient de veiller au respect des engagements pris par le repreneur. Elle dispose pour cela des moyens nécessaires. Et nous lui donnerons tout notre appui.

Ne vous laissez pas impressionner par le tohu-bohu et regardez les faits. Etienne Mougeotte, directeur de l'antenne de TF1, vient d'annoncer que TF1 privatisée a engagé, ces derniers mois, plus de production de fiction française que TF1, chaîne publique, ne l'avait fait en deux ans. Et je fais le pari que ces images seront de qualité. Car, contrairement à ce que l'on croit, c'est la qualité qui génère de fortes audiences.

Il est normal que cette première rentrée de l'audiovisuel privé provoque quelques secousses. Quand on ouvre grandes les fenêtres, il se produit nécessairement des courants d'air. La surprise de l'opinion s'explique par la protection excessive dont a bénéficié le secteur public durant des décennies. Une protection qui désarmait la concurrence et qui est aussi à l'origine de la pénurie de programmes français. Longtemps étouffés par le quasi-monopole de la SFP, la production privée a aujourd'hui besoin d'un coup de fouet. Il faut la préparer à prendre la relève. C'est bien entendu le rôle du ministre de la culture et de la communication de fortifier l'industrie des images. Mais ne nous leurrons pas : c'est la loi du marché qui prévaudra bientôt dans le secteur de l'audiovisuel comme un principe de droit commun.

Q - Iriez-vous jusqu'à supprimer les cahiers des charges des chaînes privées ?

— Ne brusquons pas les choses. Nous vivons une période de transition et il ne faut pas brutaliser ce secteur qui vit déjà une réforme très profonde. La vraie adaptation aujourd'hui c'est celle de l'Europe. Celle-là, je l'ai engagée avec vigueur avec nos partenaires, à travers l'ouverture du capital de la Sept et la mise en place d'un compte de soutien européen.

Mais attention, il n'y a plus de sanctuaire et il n'existe pas de phrase plus inexacte que celle de mon prédécesseur, Georges Fillioud, qui affirmait « légiférer pour cent ans ! ». Acceptons donc la souplesse et les évolutions qui seront de toute façon imposées par les faits. Que se passerait-il si nous imposions aux sociétés françaises des contraintes auxquelles échapperaient leurs concurrentes étrangères ? Nous risquerions à la foi de les pénaliser injustement, et de voir les satellites anéantir cet arsenal juridique.

Q - Quel bilan faites-vous aujourd'hui de la privatisation de TF1 ? Vous attendiez-vous à tant d'obstacles ?

— Peut-être pas. Il y a eu tant d'excès de langage : rappelez-vous ce climat d'apocalypse, cette formidable obstruction des sénateurs socialistes et les campagnes de certains médias. « Privatiser TF1, c'est comme privatiser Versailles ! », a même osé dire Jack Lang. L'incompréhension était totale.

Pourtant, malgré ces obstacles essentiellement psychologiques, je reste convaincu que cette réforme était nécessaire et urgente, et je la referais volontiers. Qu'importe si cela m'a valu des critiques et l'incompréhension du public qui s'est senti dérouté.

Je n'ai jamais recherché de bénéfice politique immédiat. Je préfère gagner sur le long terme, et je suis convaincu que le jugement de l'opinion évoluera, comme il a déjà commencé à le faire. Le pourcentage des Français hostiles à la privatisation ne cesse de diminuer. Le nombre d'actionnaires de TF1 (quatre cent quinze mille, soit vingt fois plus de n'importe quelle autre chaîne au monde) est un indicateur qui vaut bien des sondages.

Q - Les groupes étrangers n'en ont pas moins franchi les frontières. Maxwell est arrivé, Berlusconi n'est pas parti…

— Je les préfère intégrés, avant 1992, dans un cadre organisé et contraignant plutôt qu'infiltrés dans un système anarchique et sans limites. Ce qui compte, ce sont les entreprises françaises, et je me fixe pour devoir d'aider Hachette, Hersant ou Bouygues, ou d'autres, à s'épanouir sur la scène européenne.

Q - Peut-on évoquer ces grands groupes sans aborder les dangers de la concentration ?

— Il faut aller au-delà des apparences, car souvent la concentration n'exclut pas le pluralisme. Prenez le cas du groupe Hersant, qui possède Nord-Matin et Nord-Eclair, ou celui de l'ex-groupe Defferre, avec le Méridional et le Provençal : dans chacun des cas, un même groupe permet à deux titres de sensibilité opposée de se concurrencer. Seules une centration excessive devient un obstacle au pluralisme.

C'est une question d'équilibre. Et je défends le principe d'un dispositif anti-concentration qui ne dépende pas des pouvoirs publics ni du moment politique, mais des juges.

Q - Vous avez cité Hersant, Bouygues, Hachette. Cette dernière n'a pourtant guère été gâtée dans la distribution des chaînes…

— Je crois qu'elle a une stratégie qui devrait lui permettre de réapparaître rapidement sur la scène. Passe-t-elle par les satellites, la presse écrite, le développement européen… ? Cela dépendra de ses initiatives.

Q - Justement, des dossiers comme RMC-TMC et le satellite paraissent bien enlisés. Et l'on accuse essentiellement les divergences politiques entre votre ministère et l'Hôtel Matignon.

— Peut-être y a t-il, pour certains, un peu de cela. Mais, pour ma part, je me suis toujours refusé à ce que des préoccupations politiques interfèrent sur des considérations purement économiques.

Dans le cas de RMC-TMC, beaucoup ont sous-estimé la complexité du dossier et la spécificité du droit monégasque. Nous recherchons activement la meilleure solution audiovisuelle, et j'espère aboutir rapidement.

Quant à ma conviction sur le satellite, elle n'a pas varié. J'étais et demeure partisan, pour TDF 2, d'un recours à des financements privés. Leur défaillance prouverait que les hypothèses retenues par les pouvoirs publics étaient incompatibles avec les lois du marché.

Q - Les échanges politiques sont souvent l'occasion de changements de cap… Croyez-vous la privatisation de TF1 irréversible ?

— J'ai entendu sur ce sujet des déclarations consternantes. Certains dirigeants socialistes allant même jusqu'à vouloir dénationaliser la chaîne ! Cela ne se fera pas : la communication est désormais considérée comme l'affaire de l'entreprise.

Q - Souhaitez-vous toujours la privatisation d'une deuxième chaîne ?

— Nous y avons renoncé par réalisme. L'opinion n'y était pas véritablement préparée. On ne peut pas être libéral pour deux ! Mais peut-être faudra-t-il, après l'échéance de la présidentielle, parmi d'autres hypothèses, construire un pôle public qui devra être à la fois concentré et réorganisé autour de ses missions. Cela pourrait se faire en prenant en compte, outre FR3 et A2, les perspectives très encourageantes, et dont on ne parle pas assez, de la Sept.

Q - Vous recréez l'ORTF ?

— Non, pas du tout ! Face à un secteur audiovisuel privé puissant et dynamique, il faudra maintenir — au moins un certain temps — une part significative de publicité dans le financement de l'audiovisuel public.

Q - Vous ne proclamez donc plus : à chaînes publiques, fonds publics ?

— Je n'ai jamais dit cela ni utilisé cette formule, qui me paraît aussi fausse pour la télévision que pour l'école. Tous nos partenaires européens ont recours au double financement par la redevance et par la publicité. La part de cette dernière ne représente d'ailleurs que 8 % de l'ensemble de la publicité dans les grands médias.

Q - L'extension du réseau de la 5 est un grand sujet de polémique. Croyez-vous que la « vocation nationale » mentionnée dans son autorisation lui donne priorité sur toutes les fréquences ?

— Non. Sans doute la 5 a-t-elle besoin de faire état d'une diffusion nationale — c'est la logique de la concurrence commerciale, — mais le processus d'extension sera plus long que ce qu'annoncent certains responsables. Regardez le temps qu'il a fallu pour que la Une et A2 couvrent l'ensemble du territoire. Vingt ??????

Q - L'importance des investissements consentis par le groupe Hersant explique sa hâte et l'importance des pressions.

— Vous savez, je ne suis guère sensible aux pressions. C'est le « toujours plus » de François de Closets : un peu de patience ! En dix-huit mois, la couverture a triplé. La montée en puissance se fera normalement. Je fais le pari que la 5 saura trouver sa place dans le paysage audiovisuel.

Q - M. Bouygues a payé très cher le réseau national de TF1. N'y a-t-il pas quelque injustice à voir la 5 - attribuée gratuitement - grignoter rapidement du terrain ?

— On pourrait parler d'injustice si les candidats à la Une n'avaient pas été informés de la situation. M. Francis Bouygues savait pertinemment l'importance de la partie immatérielle qu'il achetait : un nom, une clientèle, une audience, une image de marque. Et bien sûr, le privilège - intact - d'une diffusion nationale.

Q - Votre cabinet n'avait pas caché de préférence pour un sixième réseau musical…

— Mon cabinet, c'est moi. Il est vrai que nous étions nombreux à juger souhaitable une chaîne musicale.

D'abord, pour les artistes. La chanson française a un besoin vital de support. La chaîne anglaise récemment lancée — MTV — constituerait un réel danger, si elle restait en situation de monopole. Ensuite, pour les jeunes. Même si M6 répond en partie à leurs aspirations, j'ai eu à coeur d'attirer l'attention du président de la CNCL sur le dossier de chaîne musicale que plusieurs opérateurs souhaitent relancer.

Q - Les tentatives de relancer une nouvelle chaîne musicale, six mois seulement après le sabordage de TV6, ne prouvent-elle pas qu'une erreur a été commise ?

— C'est une décision qui appartient à la CNCL. Je ne suis pas le censeur.

Q - Pourquoi, au fond, tous ces chambardements ? Pour remplacer des actionnaires de gauche par des actionnaires de droite ?

— Cette notion de gauche et de droite n'a pas de sens, dans une entreprise. La logique des investissements n'a pas de coloration politique.

Q - N'observe-t-on pourtant dans les conseils d'administration de la Cinq ou de Havas, une surreprésentation du… RPR ?

— Oh ! Vous croyez ?… Il est vrai qu'il subsiste dans la classe politique, à gauche comme à droite, de vieux réflexes qui font considérer la télévision comme un outil, alors qu'il s'agit d'une liberté. Mis à part les libéraux sincères — bien peu nombreux, — les torts sont largement partagés. Rappelez-vous M. Fillioud demandant aux journalistes de « comprendre ou partir » !

De tels comportements sont heureusement appelés à disparaître. Il faut que la CNCL acquière une autorité semblable à celle de ses homologues américain et canadien. C'est en train de se faire. Regardez avec quelle sérénité elle a permis une redistribution des fréquences sur la bande FM.

Q - Avez-vous le sentiment d'être sur la même longueur d'onde que M. Chirac ?

— Avec lui, oui. Mais pas avec tout le monde. Les récentes déclarations de M. Malaud dans Le Monde (1) me semblent tout à fait extravagantes et d'un autre temps ! Entre une certaine gauche conservatrice hostile à une loi de modernisation et une certaine droite autoritaire frustrée d'une chasse aux sorcières, la voie était étroite.

Q - Le journaliste de l'audiovisuel vous semblent-ils plus libres ?

— Permettez-moi de m'abriter derrière les propos de Mme Michèle Cotta : « La privatisation ici, c'est non seulement plus de liberté mais surtout une nouvelle liberté (…). Nous sommes enfin déconnectés du pouvoir politique » (2).

Q - Et le secteur public ?

— Il est traditionnellement exposé davantage aux tentations des politiques. Je fais tout pour l'en protéger.

Q - Vous avez rebattu les cartes audiovisuelles, mais c'est la gauche qui a mis fin au monopole. Ne regrettez-vous pas la frivolité de vos amis politiques, notamment sous la présidence de M. Giscard d'Estaing ?

— J'avais organisé, fin 1980, à Fréjus, une journée internationale de la communication. Et je me souviens avoir reçu un coup de fil de mes « amis politiques » me disant : « Ne touchez pas au monopole ! » C'était une erreur : les libéraux auraient dû procéder eux-mêmes à la libération des ondes. D'ailleurs, des militants du Parti républicain avaient créé une radio libre à Montpellier : Radio Fil Bleu… Et c'était alors faire preuve de beaucoup d'audace.

Q - En mars 1986, vous souhaitez le portefeuille de la défense. Est-ce toujours votre objectif ?

— Il y a eu, sur ce sujet, une utilisation abusive de la passion que j'ai toujours eu pour ces problèmes de défense. Car s'il m'était donné de choisir en 1988, mon souhait serait de rester à la fonction que j'occupe aujourd'hui.


(1) Le Monde du 28 août 1987 (« Privatiser était une absurdité »).
(2) Le Matin du 18 août 1987.