Interview de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "la Tribune" le 6 mai 1998, sur le bilan de l'industrie cinématographique française.

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Média : La Tribune

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Nous ne pouvons pas encore chanter victoire. En ce qui concerne l'AMI, il ne s'agit que d'une suspension des négociations. On peut penser qu'elles reprendront dans le cadre de l'OMC. Quant à Léon Brittan, le gouvernement français s'est opposé très fermement à son projet de traité. Et le projet a été écarté.

Cela dit, ces deux débats auront permis à la France de mieux se faire comprendre par ses partenaires européens, d'expliquer qu'il ne s'agit pas d'une position protectionniste, mais du respect du pluralisme du cinéma en particulier, de notre patrimoine linguistique et culturel en général. Je rappelle que le cinéma est un secteur économique fondamental qui a un effet d'entraînement sur toute l'industrie audiovisuelle.

Ces deux moments de tension nous auront rendus plus vigilants pour les négociations à venir. Ce qui importe avant tout, c'est de préserver les conditions d'une concurrence plus vertueuse avec le cinéma américain, aujourd'hui dominant.

La France ne se cantonne-t-elle pas dans un comportement défensif ?

On ne se défend bien que quand on est offensif. Si le cinéma fran­çais a de bons résultats avec 35 % de parts de marché sur son propre territoire, nous le devons non pas à un système de subventions, mais à une politique d'encadrement qui a permis de rééquilibrer le rapport de force avec le cinéma américain.

Ce système qui concerne chaque maillon de la chaîne a fait ses preuves. Mais il doit être régulièrement adapté. Je souhaite rééquili­brer les priorités pour le rendre plus efficace. Il faut profiter des périodes fastes pour procéder aux ajustements, notamment en limitant les effets négatifs de la concentration, tout en respectant ce qui marche. Le cinéma est la première pratique culturelle des Français : 57 % d'entre eux ont vu au moins un film en salle l'année dernière, tandis que 17 % sont allés au théâtre et 7 % ont acheté une place pour un match de foot…

Quels sont les atouts du cinéma français pour affronter la mondialisation ?

En termes de production, d'entrées en salles et d'exploitation, le cinéma français est le deuxième au monde. Avec près de 150 millions d’entrées et 4,6 milliards pour l’ensemble des investissements français et étrangers en 1997, c'est une activité déterminante tant sur le plan économique que culturel. Sa force tient à la vitalité de la création (158 films produits en 1997, contre 131 en 1996) et au réseau de salies très performant, en pleine expansion avec l’apparition des multiplexes.

Dans quelles directions compte agir le gouvernement pour conserver et développer ces acquis ?

Je définirais des grands axes : le premier, c’est d’inscrire la production cinématographique dans un paysage audiovisuel en pleine mutation avec l’arrivée du numérique dans les années à venir, ce qui est en jeu, c’est la place du cinéma sur les nouveaux supports : les bouquets satellitaires, demain le paiement à la séance, la vidéo à la demande… Autant de révolutions qui mandent auront un impact très fort sur l'économie du secteur. Le second, c'est de préserver la diversité de la création : aujourd'hui, les conditions de cette diversité sont réunies. Il suffit de regarder les résultats des derniers mois : le cinéma français à aussi bien produit les Visiteurs 2 que Marius et Jeannette, Western, la Vie de Jésus… Mais risque de concentration pèse fortement sur ce secteur et je veille à ce qu'il ne se concrétise pas. Car ce serait au détriment de la création et de l'offre au public.

L'apparition des multiplexes a bouleversé l'offre et déstabilisé l'exploitation dans les centres villes. De plus, la loi fixant le seuil à 1.500 places est contournée. Que comptez-vous faire pour rééquilibrer le secteur ?

Il y a effectivement une trop grande disparité entre les grands complexes et petits, avec tous les risques que cette disparité comporte en matière de concurrence. Je vais m'y attaquer par plusieurs biais. D'abord en prenant en compte la programmation et en remettant à plat les aides au secteur qui représentent au total 140 millions de francs. Ensuite, en enjoignant, par un guide de conduite actuellement sous presse, aux élus locaux décisionnaires de veiller aux équilibres urbains et à l'impact d'un multiplexe sur les équipements culturels d'une même agglomération (ce fut le cas à l'Aqua boulevard où Gaumont a pris des engagements dans ce sens). Enfin, j'ai proposé un abaissement des seuils à partir desquels les créations de multiplexes ou les extensions de salles passent devant UDP commission départementale d'équipement cinématographique. Cela permettra de mieux maîtriser des implantations qui sont, quel­quefois, un peu sauvages ... Le texte devrait prochainement être adopté par le Parlement.

Sur 4 milliards de francs d'investissement dans le cinéma en 1997, plus d'un quart provient des chaînes télé. Les professionnels ont signé un accord fixant des seuils pour les productions indépendantes et pour les productions in­ternes. Ne faut-il pas institutionnaliser ces règles par décret ?

Les chaînes remplissent leurs obligations d'investissement dans le cinéma. Elles jouent un rôle essentiel dans le financement des films. Il faut les conforter dans ce rôle. La question aujourd'hui est le rôle structurel que les télévisions peuvent avoir sur le tissu industriel de la production : un accord a été signé l'année dernière entre les diffuseurs et les producteurs en faveur de la production indépendante (selon les chaînes, elles consacreront 75 % ou 85 % de leurs investissements à des productions indépendantes). C'est un pas en ayant très positif dont je me félicite. Des décrets d’application sont en voie d’institutionnaliser ces règles.

En cours depuis près de deux ans, la réforme de l'agrément n'a toujours pas vu jour.

Je viens de terminer la réforme de l'agrément dom les conclusions sont actuellement soumises à l'accord de Bruxelles. Ce qui me semble essentiel, c'est de nous donner les moyens d'attirer les investissements et les tournages sur le territoire national. Je propose, afin d'éviter les délocalisations pénalisantes pour les métiers du cinéma ; de favoriser les entreprises qui produisent des films réalisés en France avec des réalisateurs et des financements français. Cette réforme a également pour objet de revitaliser la politique de la France en matière de coproductions européennes, actuellement en panne.

Entre les chaînes télé et les grands groupes qui contrôlent toute la filière, le cinéma français est en phase d'intense concentration ...

Ce problème est à traiter dans le cadre plus général de la loi sur l’audiovisuel. Nous voulons mettre l'accent sur la production indépendante irremplaçable pour l'émergence de nouveaux talents. Sans elle, nous n'aurions pas eu, par exemple, Marius et Jeannette. Le problème c'est que la notion d'indépendance reste floue. Jusqu'à quel point une entreprise est-elle adossée à un groupe ? C'est difficile à cerner mais indispensable à cerner.